« Cette crise est essentiellement psychologique, morale et spirituelle » – Ariane Bilheran
Ariane Bilheran est diplômée de l’École normale supérieure (Ulm), psychologue clinicienne, Docteur en psychopathologie et philosophe.
Spécialiste de la psychologie du pouvoir, elle a prononcé des conférences en France et à l’étranger sur les thèmes de la paranoïa, de l’emprise, du harcèlement, de la manipulation et de l’autorité.
Au cours de sa carrière, Ariane Bilheran est également intervenue en tant que consultante et a dispensé des formations dans différentes entreprises ou institutions. Elle a aussi été amenée à produire des expertises judiciaires dans le cadre de procès portant sur des cas de harcèlement ou d’emprise devant les juridictions civiles et pénales.
Elle a également publié de nombreux ouvrages consacrés à la littérature, la poésie, la philosophie ou la psychologie.
Nous l’avons interrogée à l’occasion de la parution de son dernier livre Chroniques du totalitarisme 2021. Un ouvrage qui rassemble plusieurs textes qui traitent du phénomène totalitaire et des mécanismes sur lesquels il s’appuie pour subjuguer les masses et asseoir son emprise sur la société et les individus.
« Les époques difficiles vont créer des hommes forts, qui eux-mêmes vont concevoir des sociétés plus justes et plus faciles à vivre dans lesquelles les hommes perdent de leur vigueur et de leur vigilance. Ces sociétés dégénèrent et s’avachissent en raison de la faiblesse des hommes qui les constituent, parce qu’ils ne rencontrent plus d’épreuves qui les fortifient, et elles sombrent dans la destruction. C’est le moment de l’émergence des époques difficiles », souligne l’auteur.
« Les époques difficiles, comme celle que nous traversons aujourd’hui avec cette dérive totalitaire, sont des époques de destruction radicale. La société s’enfonce dans la guerre et dans l’autodestruction. Je crois que c’est exactement ce à quoi nous sommes en train d’assister. Lentement ou pas, mais sûrement. »
Selon Ariane Bilheran, les dérives apparues pendant la crise sanitaire sont le symptôme d’une dégénérescence plus profonde à laquelle nos sociétés sont confrontées depuis de nombreuses années.
« Cela fait longtemps que nous sommes dans la société du spectacle, pour reprendre les termes célèbres de Guy Debord. Qu’est-ce que c’est la société du spectacle ? C’est une société perverse qui ne valorise plus la discipline, qui ne valorise plus l’effort ni l’être, mais qui valorise la séduction, la consommation et l’avoir. C’est une société qui confond l’artificiel et l’authentique, qui vit de relativisme, la vérité vaut le mensonge, le bien vaut le mal ; et qui ne recherche que le plaisir immédiat. »
Pour la philosophe, l’Éducation nationale participe à cette dégénérescence de la société en étant désormais incapable d’instruire les enfants et de leur permettre d’aiguiser leur esprit critique. Une faillite de l’institution scolaire qui constitue un terreau favorable pour l’émergence d’une dérive totalitaire du pouvoir.
« Avec 20% de jeunes Français qui savent à peine lire, comme nous l’indique Carole Barjon dans son livre Mais qui sont les assassins de l’école ?, donc des illettrés que, de surcroît, les écrans débilitent, il n’y a plus de risque que le pouvoir rencontre une contestation politique digne de ce nom. »
« Nous avons une masse de plus en plus crétinisée, rivée aux écrans, qui rentre dans ce totalitarisme numérique qui lui est proposé, qui subsiste sans le langage nécessaire pour clarifier sa pensée, avec des sentiments également de plus en plus rudimentaires. Puisque nous n’avons plus les mots pour exprimer nos émotions, celles-ci deviennent très barbares. La barbarie c’est tout simplement l’absence de langage. L’issue fatale de tout cela, c’est la dérive totalitaire que nous connaissons. »
« Pour qu’il y ait une dérive totalitaire, il faut qu’il y ait une coalition des masses et du pouvoir de l’idéologie. Les masses étaient prêtes à ce totalitarisme, elles l’ont demandé et elles en redemandent. Nous sommes dans une situation extrêmement critique où nous avons des générations de plus en plus stupides, illettrées, avec un QI global qui est en train de baisser, et des équations extrêmement problématiques à résoudre au niveau de l’histoire de l’humanité. »
Pour l’auteur de Chroniques du totalitarisme 2021, les événements qui se sont déroulés en France dans le cadre de la crise sanitaire ont également permis de lever toute ambiguïté sur le fonctionnement de notre démocratie.
« Aujourd’hui, nous appelons démocratie un système d’oligarques, voire de ploutocrates, un gouvernement des riches qui pratique la stigmatisation, l’inégalité de droits sur la masse, qui accepte que certains citoyens puissent avoir des droits que d’autres n’auraient pas. Or, la démocratie c’est l’égalité de droits entre les citoyens. Nous voyons bien qu’il y a une imposture, une fraude sur la notion. Par exemple, l’année dernière on a condamné des gens à l’ostracisme, à la mort sociale, certains soignants se retrouvent sans moyens de subsistance, dans une situation très critique pour avoir refusé de céder à un chantage. »
« Nous avons eu, et le philosophe italien Giorgio Agamben en parle très bien, une confusion majeure entre la vie et la survie, une réduction à une pure existence biologique avec cette suppression de nos droits inaliénables au prétexte de l’État d’exception. »
D’après Ariane Bilheran, les individus les plus dangereux dans le cadre des phénomènes totalitaires « ne sont pas les profils de criminels, qui ne sont pas si nombreux que cela, mais ceux qui commettent les crimes sans l’intention de les commettre, cette fameuse banalité du mal dont parlait Hannah Arendt à propos d’Eichman. »
« Ce sont des profils qui vont basculer à la faveur de l’angoisse, qui vont se dessaisir de leur individualité, qui ne sont plus en capacité de répondre d’eux-mêmes, de répondre de leurs actes. Ils suivent le mouvement et deviennent des instruments du système. Nous en avons vu plein émerger pendant la crise sanitaire, qui se sont mis à contrôler les cartes d’identité à l’entrée des restaurants, à devenir des petits flics, des contrôleurs, des petits cheffaillons et qui se sont mis à servir sans réfléchir. Ce sont les profils les plus dangereux. Sans eux, il n’y aurait pas d’efficacité de la dérive totalitaire. »
Pour Ariane Bilheran, le phénomène totalitaire « interroge tous nos liens d’attachements » et « risque de pousser de nombreuses personnes au fond de leurs retranchements », les obligeant à faire un choix en conscience.
« Le totalitarisme accule à un choix, le non-choix devenant un choix par défaut : soit accepter de se faire avaler dans la pieuvre géante, en renonçant à son intimité et à tout ce qui constitue son individualité, soit déclarer sacré l’être humain […]. »
« Je dis souvent qu’il ne sert à rien de faire toutes les réserves alimentaires du monde si nous n’avons pas une force mentale, morale, émotionnelle et spirituelle pour résister à l’adversité. Et je dis aussi souvent que la priorité va être de maintenir à flot notre santé mentale, ce qui n’est pas simple quand le collectif devient fou. »
« La première chose à régler, ce sont nos peurs. Nous avons vu que c’était, comme le souligne le psychiatre américain Mark McDonald, d’abord une pandémie de peur. La peur nous paralyse, nous empêche de nous réaliser et entraîne des divisions en nous-mêmes. Il faut s’alléger de la peur et il faut également s’alléger des émotions par lesquelles nous sommes manipulés, notamment la culpabilité. »
Et la philosophe de conclure : « Le totalitarisme pose la question suivante : qu’est-ce qu’il te reste lorsque tu as tout perdu ? Qui es-tu quand tu as tout perdu ? C’est une question essentielle. »
Retrouvez le témoignage intégral d’Ariane Bilheran dans la vidéo.