ENTRETIEN – Les jours passent, les tergiversations autour de la nomination d’un Premier ministre se poursuivent, et la France, depuis le 16 juillet, demeure toujours sans gouvernement. Professeur associé à la Sorbonne et rédacteur en chef de la revue politique et parlementaire, Arnaud Benedetti analyse cette situation politique qui, par sa durée, est sans précédent sous la Vᵉ République.
Epoch Times : Un mois et demi que la France se trouve sans Premier ministre : Macron joue-t-il la montre ?
Arnaud Benedetti : Je ne crois pas que le président cherche à gagner du temps. Le véritable problème réside dans le fait qu’il est confronté à un système de contraintes qui, compte tenu des rapports de force au Parlement, rendent très difficile l’émergence d’une équation capable d’éviter immédiatement à un nouveau gouvernement le dépôt d’une motion de censure. De plus, Emmanuel Macron doit s’efforcer de trouver une solution qui permettrait à un gouvernement de diriger dans la durée et la stabilité. La réalité, c’est qu’il peine à en identifier une.
Jouer la montre n’est pas dans son intérêt. En échouant à trouver une solution gouvernementale viable, le chef de l’État va donner l’impression qu’une crise institutionnelle s’installe, dont il sera tenu pour responsable, puisqu’il est à l’origine de la dissolution de la Chambre basse. En outre, la situation extrêmement compliquée dans laquelle nous sommes plongés aujourd’hui lui est également imputable, car elle résulte du fractionnement du paysage politique qu’il a lui-même contribué à façonner au fil des années.
À vos yeux, la crise de gouvernabilité que la France traverse depuis près de deux mois découle de décennies de convergences idéologiques entre les principales formations politiques.
La cohérence de l’approche d’Emmanuel Macron réside dans sa conviction que les partis de gouvernement partagent davantage de points de convergences que de divergences. Aussi, depuis sept ans, l’essence même de son entreprise politique consiste à tenter de dépasser des clivages qu’il juge artificiels et d’agréger au sein d’un bloc central des partis qui, à ses yeux, participent du même logiciel politique.
Cependant, le chef de l’État n’est pas parvenu à les vider complètement de leur substance. Le Parti socialiste, bien que fragilisé, a conservé son identité et demeure dans l’opposition au bloc macroniste, malgré le ralliement de certaines de ses figures dès 2017. De la même manière, bien que plusieurs personnalités des Républicains aient rejoint Emmanuel Macron, la marque LR continue d’exister, tant au niveau local et territorial qu’au Sénat, où le parti dispose d’une majorité et où un de ses membres occupe la présidence.
Du fait de la complexité de la composition de la nouvelle Assemblée nationale, Emmanuel Macron espérait encore pouvoir achever son projet de création d’une grande coalition allant, pour simplifier, du Parti socialiste à LR. Cependant, ces formations politiques sont réticentes à rejoindre ce projet.
Du côté du Parti socialiste, celui-ci est aujourd’hui intriqué dans l’alliance du Nouveau Front populaire. Puisque de nombreux députés socialistes ont été élus grâce au soutien des électeurs de La France insoumise et des écologistes, une grande partie du groupe PS estime certainement ne pas disposer de mandat électoral pour pouvoir entrer en voie de coalition.
Quant à LR, les déclarations de Laurent Wauquiez dénotent une réticence similaire, bien qu’avec l’éventualité de Xavier Bertrand à Matignon, la possibilité d’un accord législatif sur certains sujets précis, tout en maintenant des lignes rouges telles que l’augmentation des impôts ou la non-revalorisation des retraites, a émergé. L’entrée officielle dans un gouvernement reste pour l’instant exclue. De toute façon, même si une alliance avec la droite LR venait à se concrétiser, cela ne suffirait pas, arithmétiquement, à garantir une majorité viable.
Nous nous trouvons ainsi dans une situation sans précédent sous la Ve République, où pour la première fois, le pays est entré dans une phase d’ingouvernabilité. Un paradoxe, puisque ce régime avait précisément été conçu pour assurer une gouvernance stable et durable.
L’hypothèse du choix, par Emmanuel Macron, de Thierry Beaudet, actuel président du Conseil économique, social et environnemental, pour le poste de Premier ministre, ouvrirait la piste à un « gouvernement technique », au motif qu’il ne serait pas constitué de personnes liées à un parti politique. De quoi s’agit-il exactement ?
Un gouvernement technique reste, par essence, un gouvernement politique, car tout gouvernement est, par nature, politique. Ce type de gouvernement, comme on a pu le voir en Italie avec Mario Monti, est généralement mis en place lorsque les forces politiques au Parlement n’arrivent pas à s’entendre, ne serait-ce que pour gérer les affaires courantes, comme la présentation d’un projet de budget.
Cependant, un gouvernement technique ne correspond pas vraiment à la culture politique française. De plus, il serait tout aussi vulnérable à une motion de censure, qui pourrait être déposée à tout moment par un ou plusieurs groupes parlementaires.
Certes, les choses évoluent. Par exemple, certains leaders du Rassemblement national se disent favorables à un gouvernement technique, à condition qu’il présente un projet de loi sur la proportionnelle. Mais cette solution reste transitoire et ne me semble pas habilitée à durer. Un gouvernement technique pourrait être interprété comme une solution temporaire, permettant de gérer les affaires courantes pendant un an, avant de renvoyer les parlementaires devant les électeurs en procédant à une nouvelle dissolution.
En outre, cette option ne correspond pas aux attentes exprimées lors du dernier scrutin législatif : les Français n’ont pas voté en juillet dernier pour se retrouver avec un gouvernement technique incapable d’incarner la rupture politique recherchée face au bloc central. Car la réalité, c’est que ce bloc central a été défait, même s’il a légèrement mieux résisté que prévu. Et un gouvernement technique adopterait probablement une politique économique proche de celle défendue par Emmanuel Macron. Aussi, il existe une limite à cet exercice politique.
Une coalition des principales formations gouvernementales incertaine, un gouvernement technique sans garantie de stabilité et en décalage par rapport aux attentes des électeurs… Quelle alternative reste-t-il pour Emmanuel Macron ?
Tout l’enjeu pour le président de la République est de s’assurer qu’il puisse former un gouvernement qui ne soit pas immédiatement renversé, car il fait face à une urgence parlementaire : l’adoption du projet de loi de finances.
Première option : il réussit à fracturer le Nouveau Front populaire en attirant à lui certains députés socialistes, à arrimer Les Républicains à une offre gouvernementale, à obtenir le soutien d’une partie du groupe Liot, un groupe pivot de 21 députés à l’Assemblée nationale, et à neutraliser le Rassemblement national et ses alliés ciottistes, ce qui impliquerait des concessions, comme l’introduction de la proportionnelle. Il s’agit de l’équation qui lui permettrait, sur le papier, de mettre en place un gouvernement capable d’éviter une motion de censure et de relancer le fonctionnement institutionnel. En théorie, cette stratégie peut fonctionner. En pratique, son articulation politique demeure très incertaine.
Une autre hypothèse, également fragile : celle d’un gouvernement technique, avec à sa tête un haut fonctionnaire chargé de former un gouvernement et de faire adopter un budget à l’Assemblée nationale. C’est d’ailleurs l’option que préconise le RN à condition que le président s’engage à déposer un projet de loi instaurant la proportionnelle, un point sur lequel il semble y avoir un consensus au sein de la plupart des forces politiques, notamment à gauche.
Une troisième option : pour remettre les institutions de la Cinquième République sur les rails, le président tire les conséquences à titre personnel. Il ne le fera pas.
Dans l’attente d’une voie de sortie, la crise de gouvernabilité risque de devenir d’autant plus délicate que, sans budget adopté, la France, dont l’état des finances publiques est dans un état critique, risque d’exposer encore davantage sa dette aux marchés financiers. Et l’instabilité politique n’est jamais bien perçue par les créanciers. La responsabilité politique du président peut être engagée.
D’ailleurs, l’opposition ne manquera pas de désigner le principal facteur de blocage : non pas tant l’Assemblée que le président de la République lui-même, appelant alors à son départ.
Certaines voix ne se privent pas de le dire d’ores et déjà, soulignant qu’il a subi deux défaites consécutives aux élections européennes et législatives en moins de trois semaines, qui lui ont fait perdre sa légitimité et rendu le pays ingouvernable.
L’introduction de la proportionnelle, si Emmanuel Macron acceptait cette demande du Rassemblement national, pourrait-elle permettre d’éviter à l’avenir un scénario similaire à celui que nous vivons actuellement ?
Il serait essentiel que la proportionnelle adoptée soit accompagnée d’une prime permettant aux forces politiques arrivées en tête de former un gouvernement, car dans l’hypothèse d’une proportionnelle intégrale, de multiples combinaisons seraient nécessaires pour assurer la gouvernance. Il faudrait donc une proportionnelle qui garantisse le fait majoritaire.
Toutefois, un autre mode de scrutin, rarement évoqué, est celui utilisé au Royaume-Uni, avec une élection à un tour. Ce système efface les besoins de coalitions, car il assure automatiquement la constitution de majorités.
Pourquoi cette piste n’est-elle pas selon vous débattue au sein de la classe politique ?
Un des principaux défis à son adoption provient sans doute de la divergence de logique entre ces deux systèmes. Le scrutin proportionnel favorise une représentation plus diverse des opinions politiques, car il donne aux partis minoritaires une opportunité accrue d’obtenir des sièges.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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