« Notre position est très solide », a dit le lieutenant-général Fayyad al-Ruwaili. « Nous frappons des cibles militaires dans le camp [ennemi], leurs infrastructures, leurs lignes de communication… Ils finiront par perdre. »
L’assurance avec laquelle le sous-chef d’État-Major des forces armées saoudiennes a présenté la position de son pays sonnait faux, compte tenu notamment de la tempête qui couve depuis le début de l’intervention militaire saoudienne au Yémen il y a 17 mois.
La journaliste d’IRIN, qui a bénéficié d’un accès exceptionnel au ministère de la Défense saoudien et aux cellules spécialisées qui prennent les décisions de ciblage, a noté un décalage important entre les calculs froids des généraux à Riyad et les civils innocents, hommes, femmes, enfants, morts au Yémen. Lors de cette visite guidée, les responsables militaires saoudiens ont affirmé qu’ils choisissaient leurs cibles avec précision, qu’ils respectaient les règles de la guerre et qu’ils préparaient systématiquement leurs opérations pour éviter les victimes civiles.
M. al-Ruwaili a expliqué qu’il ne fallait pas faire confiance aux chiffres des Nations Unies sur le nombre de victimes civiles. « Nous ne disons pas qu’il n’y a [pas de victimes civiles]. Tout assaut militaire lancé contre une guérilla provoque des dommages ou des effets collatéraux. » Mais il y a fort peu de victimes, a dit M. al-Ruwaili. « Nous choisissons nos cibles très soigneusement. Nous examinons minutieusement la liste des cibles… et nous avons une liste des non-cibles – il y en a des milliers – et nous évitons tous ces sites. »
La majorité des décisions sont prises dans une salle d’opérations identifiée par un panneau indiquant, en anglais et en arabe, « Cellule de ciblage conjoint ». Malgré son nom, seules les décisions concernant les non-cibles semblent y être prises.
Des cartes topographiques sont suspendues à un mur et des hommes en uniforme sont installés devant des ordinateurs. Une carte du Yémen est projetée sur le côté d’un grand écran. Des logos colorés représentent les écoles, les hôpitaux et les positions connues des Nations Unies et des organisations non gouvernementales (ONG). Lorsque l’on zoome sur Sanaa, on peut voir les mêmes logos : un hôpital, un bâtiment du Croissant-Rouge et une université. Les coordonnées de ces sites sont fournies par les groupes eux-mêmes.
La journaliste d’IRIN a pu voir un document émanant d’OCHA, l’agence de coordination de l’aide d’urgence des Nations Unies. Ce document détaillait avec précision l’organisation d’un convoi d’aide : durée du transport, coordonnées précises et photographies des véhicules.
Un soldat a expliqué comment il s’en servait. Si une cible statique se trouve à moins de 500 mètres d’une zone d’« objectifs exclus » ou d’une zone peuplée, les avions ne la frappent pas ou ils utilisent une arme moins puissante. Cette cellule de « ciblage » est censée être en contact permanent avec les pilotes qui réalisent les frappes.
Le lieutenant-colonel Turki al-Maliki de l’armée de l’air est sorti du bureau d’à côté pour répondre à d’autres questions sur les difficultés de la guerre asymétrique. En plaisantant, il a dit qu’il était « le gars le plus haï de toute l’armée de l’air », car c’est celui qui annule certaines frappes. M. al-Maliki a dit que l’Arabie saoudite faisait de son mieux pour limiter les dommages collatéraux et « améliorait le processus » en permanence. « Est-ce que [notre] stratégie relative aux dommages collatéraux garantit une exécution sûre [de la guerre] pour les populations ? Bien sûr », a-t-il dit avec assurance.
Enquêtes en interne ?
Quand ils font des erreurs, ils en assument l’entière responsabilité, affirment les Saoudiens.
« Nous sommes humains et nous commettons des erreurs », a dit M. al-Ruwaili. Dans de tels cas, « nous avons une équipe d’enquête indépendante qui [s’occupe] de l’affaire, et si nous commettons une erreur, nous… le reconnaissons. »
Les enquêtes sont conduites par l’équipe d’évaluation conjointe des incidents (Joint Incident Assessment Team, JIAT). Au début du mois d’août, la JIAT, un groupe composé d’experts désignés de la région du Golfe, a publié un compte-rendu des huit enquêtes réalisées sur la base d’allégations selon lesquelles des attaques contraires au droit international avaient été perpétrées. Dans un cas – en juillet 2015, des frappes aériennes contre des immeubles résidentiels situés à proximité d’une centrale thermique auraient tué 65 civils, dont 10 enfants, selon Human Rights Watch – l’équipe a conclu que les frappes avaient été lancées sur la base de renseignements erronés et elle s’est engagée à verser des indemnités aux familles des victimes. Dans un autre cas – une frappe contre un hôpital de MSF à Saada – les enquêteurs ont conclu que les rebelles houthistes avaient utilisé le bâtiment, mais ils ont noté que l’armée aurait dû prévenir l’organisation médicale avant la frappe.
Dans les autres dossiers, dont l’un concernait le bombardement d’un marché qui aurait fait 97 morts selon Human Rights Watch, 107 selon les Nations Unies et aucune selon la JIAT, la coalition a été mise hors de cause par les enquêteurs. M. al-Ruwaili a dit que la JIAT enquête actuellement sur sept autres dossiers.
Mais les enquêtes internes ne suffisent pas, selon Human Rights Watch et d’autres détracteurs qui estiment que les Saoudiens devraient fournir des informations sur les membres du panel et des rapports complets pour chaque incident. Les Nations Unies ont également appelé à la réalisation d’enquêtes indépendantes. M. al-Ruwaili a affirmé que cela n’était pas nécessaire.
L’équipe est dirigée par un général deux étoiles retraité de l’armée de l’air « qui ne travaille plus pour le gouvernement », a-t-il dit. « Il est indépendant. »
Retour sur le terrain
Le jour où la journaliste d’IRIN a visité le quartier général de guerre à Riyad – elle a pu entrer et se mettre à l’abri de la chaleur du désert après avoir répondu à des questions et après quelques coups de téléphone passés par un policier militaire coiffé d’un béret rouge – les Nations Unies ont revu le bilan des victimes à la hausse, parlant de 10 000 victimes au Yémen. Pendant plusieurs mois, les chiffres officiels ont fait état d’environ 6000 victimes. Il devenait difficile d’y croire, vu l’ampleur des combats.
Jusqu’en juin 2016, 82 % des personnes tuées ou blessées par les frappes aériennes de la coalition étaient des civils yéménites, selon Action on Armed Violence, une organisation qui recense les violences armées dans le monde et enquête sur le commerce des armes.
Alors que le nombre de victimes s’alourdit, le commerce des armes – et ceux qui traitent avec l’Arabie saoudite – est de plus en plus surveillé.
Ce ne sont pas seulement les frappes aériennes qui causent des souffrances. La guerre au Yémen, un pays déjà touché par une crise humanitaire avant le début du conflit, a donné lieu à une véritable catastrophe. Plus de la moitié de ses 26 millions d’habitants vit dans l’insécurité alimentaire ; 2,8 millions de personnes (soit plus de 10 % de la population totale) ont été déplacées, et le secteur vital de la santé est quasi inexistant.
Des groupes de surveillance ont accusé la coalition menée par l’Arabie saoudite de tuer des civils et de prendre pour cible des infrastructures civiles. Un rapport établi au début du mois d’août par le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme a fait état de frappes contre des cortèges de mariage, des maisons, des marchés et des infrastructures civiles. Il dresse également une liste des violences commises par les Houthis et d’autres parties au conflit, qui n’oppose plus seulement deux camps. En d’autres mots, il est devenu plus difficile d’ignorer la situation au Yémen.
Récemment, la décision des Nations Unies de retirer l’Arabie saoudite de la liste des pays portant atteinte aux droits des enfants, prise en réponse à la menace saoudienne d’un retrait du financement de programmes humanitaires vitaux, a suscité une vive indignation.
Une alliance se défait
Derrière les hauts murs blanchis par le soleil du ministère de la Défense à Riyad, où l’État-major organise la campagne aérienne au Yémen, tout semblait calme. Tout le monde était sur la même longueur d’onde et, selon les responsables, la machine était bien huilée.
Mais les évènements sur le terrain laissaient entrevoir une situation très différente. Un petit garçon de trois ans venait de mourir sous une bombe lancée par les Houthis sur la ville de Najran, à la frontière saoudienne ; un attentat-suicide revendiqué par le prétendu État islamique faisait un « carnage » à Aden, une ville du sud du Yémen ; et l’organisation médicale Médecins Sans Frontières annonçait son retrait du nord du Yémen après le bombardement d’un autre de ses bâtiments.
M. al-Ruwaili, l’ancien chef de l’armée de l’air royale saoudienne, n’était visiblement pas bouleversé. Entouré de collègues en uniformes, M. al-Ruwaili, qui portait des lunettes et arborait une barbe soigneusement taillée, a évoqué la première grande guerre du royaume en des termes froids.
Malgré les critiques croissantes concernant les ventes d’armes par le Royaume-Uni (elles ne causaient alors pas autant d’émoi qu’aujourd’hui), il s’est dit confiant du soutien des alliés de l’Arabie saoudite. « Nous apprécions le soutien et l’aide apportés par la communauté internationale, et les Américains et les Britanniques figurent en haut de la liste de nos amis. »
« Ils comprennent les raisons de l’opération… ils apprécient la situation [et ce que] nous faisons. » Au début de la guerre, cela semblait être le cas. Soutenue par une coalition de 10 États, composée notamment de tous les pays du Golfe, l’Arabie saoudite a lancé ses premières frappes aériennes sur le Yémen à la fin du mois de mars 2015, après l’assignation à résidence d’Abd Rabbu Mansour Hadi (président reconnu par la communauté internationale) par les rebelles houthistes dans la capitale Sanaa (M. Hadi a fini par prendre la fuite et trouver refuge en Arabie saoudite).
Quand l’Arabie saoudite et ses alliés ont annoncé le lancement d’une intervention au nom du « gouvernement légitime du Yémen », un terme qu’ils continuent d’utiliser, les États-Unis et la Grande-Bretagne, ainsi que la majorité de la communauté internationale (à l’exception de l’Iran), lui ont exprimé leur appui. Le royaume sunnite dépeint aussi les Houthis chiites comme de dangereux alliés de l’Iran et comme une menace à leur frontière commune – M. al-Ruwaili a évoqué la menace d’un « nouveau Hezbollah ».
Au premier jour des frappes aériennes, un porte-parole du Conseil de sécurité des Nations Unies a dit que l’opération visait « à protéger la frontière saoudienne et à défendre le gouvernement légitime du Yémen ». Les États-Unis se sont engagés à fournir un soutien logistique et une aide en matière de renseignements. La Grande-Bretagne leur a emboîté le pas et la France a également proposé son aide.
Washington et Londres n’ont pas changé de politique, mais les deux gouvernements font face à la pression croissante de leur population, et certains signes montrent que les alliances politiques et militaires commencent à se défaire au fur et à mesure que le bilan des victimes civiles s’alourdit.
La guerre de propagande
Mais si le malaise lié à la guerre est palpable dans les capitales étrangères, ce n’était pas du tout le cas au quartier général saoudien, où l’on défend l’idée que la guerre est menée pour, et non contre, le peuple yéménite. Évoquant les trois ou quatre millions de Yéménites qui vivent en Arabie saoudite et qui envoient de l’argent au pays, M. al-Ruwaili a dit : « Nous sommes là-bas pour aider la population yéménite. »
« Je pense que la majorité des Yéménites considère que notre intervention vise à leur venir en aide, à stabiliser le Yémen, à instaurer un Yémen prospère gouverné par les Yéménites – dirigé par une personne qu’ils ont choisie. »
Mais si certains Yéménites soutiennent l’action saoudienne, d’autres ne sont pas encore convaincus. Ainsi, des tracts ont été présentés à la journaliste d’IRIN lors de la visite du centre des opérations. Les responsables ont expliqué que les tracts étaient diffusés pour s’assurer l’adhésion de la population locale, tout comme les tracts exhortant les civils à ne pas s’approcher de cibles militaires spécifiques.
Le matériel de propagande ou PSYOPS (opérations psychologiques) montré à la journaliste d’IRIN se présente sous la forme de bandes dessinées faciles à comprendre. Sur une planche à deux cases, la première présente un homme souriant qui porte un poignard yéménite traditionnel à la ceinture. À l’arrière-plan, on peut voir une petite fille heureuse avec un sac à dos et un petit garçon tout aussi réjoui avec un ballon. Le texte dit : « Avant le coup militaire des Houthis ». Dans la deuxième case, le même homme a une barbe de trois jours et une expression triste. Ses vêtements sont en lambeaux, il n’a plus de poignard, et les bâtiments devant lesquels les enfants passaient sont en flammes. Le texte dit : « Après le coup militaire des Houthis. »
Le message n’est pas particulièrement subtil. C’était le but.
L’un des tracts trouvés dans la « cellule de ciblage conjoint » était particulièrement frappant. En bas de la page, un bras recouvert d’une manche aux couleurs rouge, noir et blanc du drapeau yéménite se tend vers le ciel. Et en haut de la page, on voit un avant-bras recouvert d’une manche verte, la couleur du drapeau de l’Arabie saoudite. Les mains se serrent. Ce dessin montre comment l’Arabie saoudite veut que la population perçoive l’opération Tempête décisive au Yémen. Mais il semble très éloigné des réalités de la guerre dans les rues de Sanaa, Taïz et Aden.
Source : IRIN News
Le point de vue dans cet article est celui de son auteur et ne reflète pas nécessairement celui d’Epoch Times.
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