Un galop à travers les millénaires révèle comment les chevaux sont devenus des symboles de triomphe et ont permis aux artistes de mettre en valeur leurs compétences techniques.
Les représentations de chevaux remontent à l’art préhistorique. On en trouve des exemples dans des grottes du monde entier, notamment dans les abris-sous-roche de Bhimbetka en Inde centrale ; à Chauvet et à Lascaux, en France ; et à Altamira, en Espagne. Sur la centaine de grottes découvertes en Europe qui exposent des animaux peints, près d’un tiers de ces animaux sont des chevaux. Avec l’essor de la civilisation, les chevaux ont continué à être des sujets populaires dans l’art.
Les chevaux de Saint-Marc
Les chevaux de Saint-Marc sont synonymes de Venise. Pendant des siècles, ces chevaux sculptés de façon dynamique ont monté la garde sur la façade de la basilique Saint-Marc, l’édifice religieux le plus célèbre et le plus important de la ville, situé à l’extrémité est de la place du même nom. À la fin du XXe siècle, en raison de menaces des éléments, ils ont été descendus de leur perchoir sur la loggia de l’édifice, au-dessus de l’arc du portail central, et déplacés à l’intérieur de la basilique, en toute sécurité.
Pendant des siècles, les spécialistes ont débattu de l’identité du créateur des chevaux et même de la civilisation dont ils sont issus. Plusieurs grands sculpteurs de l’époque grecque classique ont été cités parmi les attributions possibles, l’artiste Lysippe et la ville d’origine de Corinthe étant les plus favorisés. Au XVIIIe siècle, des érudits ont avancé la théorie selon laquelle les sculptures ne provenaient pas de la Grèce antique, mais plutôt de l’Empire romain.
Les avis divergent encore, de sorte qu’une large fourchette, entre le Ve siècle av. J.-C. et le IVe siècle apr. J.-C., est donnée comme date. Cependant, des facteurs tels que l’utilisation de mercure dans le moulage, les caractéristiques de la tête des chevaux et les composants spécifiques de leurs formes métalliques suggèrent une datation romaine, plus précisément à l’époque de l’empereur Septime Sévère (145-211 apr. J.-C.).
Les chevaux font preuve d’un grand réalisme : yeux brillants, naseaux dilatés, veines saillantes, muscles accentués, crinières taillées avec des touffes et queues gracieuses. Ces puissantes statues ont été construites en moulant un certain nombre de segments individuels, puis en les reliant entre eux. La technique spécifique utilisée était la méthode de coulée indirecte.
Dans cette pratique, après la réalisation d’un modèle original par le sculpteur, un second modèle est réalisé en cire, appelé intermodèle, qui est ensuite coulé en métal. Les chevaux de Saint-Marc sont réalisés dans un alliage de bronze, mélange d’étain et de cuivre. Cependant, des analyses scientifiques ont révélé que la composition est presque purement du cuivre. C’est un fait inhabituel et rare, car il aurait nécessité une température beaucoup plus élevée, et difficile à atteindre, que le bronze traditionnel pour la coulée.
En 1204, après le siège de Constantinople par la quatrième croisade, les chevaux sont arrivés à Venise comme butin. Ils se trouvaient alors dans un hippodrome, un ancien type de stade où se déroulaient des courses de chevaux et de chars. Cet emplacement était tout à fait approprié puisque les chevaux étaient à l’origine sculptés comme attelés à un « quadrige », c’est-à-dire un char à quatre chevaux. Il est peu probable que leur histoire avant Constantinople soit un jour entièrement connue, ce qui ajoute à leur mystère énigmatique.
Cet attelage de quatre chevaux, le seul qui subsiste de l’Antiquité, a été fixé à l’extérieur de la basilique Saint-Marc environ 60 ans après son pillage. Fièrement dressés, ils symbolisent le triomphe des croisés et le pouvoir politique de Venise. Les chevaux ont joué un rôle important dans l’art et la culture de leur ville d’adoption et au-delà.
Beaucoup les considéraient comme l’incarnation du cheval idéal dans l’art, et ils ont influencé les statues équestres ultérieures. Au début de la Renaissance, des copies à petite échelle des chevaux originaux ont été réalisées et largement diffusées. Des artistes florentins célèbres tels que Donatello et Andrea del Verrocchio se sont inspirés de leur forme. Les chevaux apparaissent également dans le célèbre tableau de Gentile Bellini, datant de 1496, intitulé Procession sur la place Saint-Marc.
Leur mandat est interrompu par la conquête de Venise par Napoléon Bonaparte en 1797. Ils sont à nouveau pillés et, cette fois, transférés à Paris. L’historien Charles Freeman, dans son livre The Horses of St. Mark’s: A Story of Triumph in Byzantium, Paris and Venice, écrit qu’ils ont été paradés à Paris dans une « reconstitution d’une procession triomphale romaine », qui aurait traditionnellement comporté un « quadrige ».
Lorsque Napoléon a perdu le pouvoir à son tour, l’éminent sculpteur italien Antonio Canova facilita le retour de ces symboles de victoire et de puissance à Venise. Ils reprennent leur règne sur la place Saint-Marc, avec deux interruptions de sauvegarde pendant les guerres mondiales, avant la décision finale de les conserver à l’intérieur.
Les étalons de George Stubbs
Le portrait le plus célèbre d’un cheval est sans doute la toile monumentale Whistlejacket. Cette peinture du XVIIIe siècle de George Stubbs (1724-1806) est considérée comme l’une des plus importantes peintures britanniques de l’époque. Il semble que Stubbs ait été un artiste autodidacte. Classé dans la catégorie des peintres sportifs, ses sujets comprenaient des animaux domestiques, sauvages et exotiques, fréquemment placés dans des paysages peints avec vivacité. Il était capable de réaliser des œuvres à la fois à grande et à petite échelle et était obsédé par l’anatomie. Son étude minutieuse des animaux réels, en particulier des chevaux, lui a été très utile dans son travail. Ces représentations sont non seulement précises, mais aussi expressives, éloquentes et lyriques.
C’est dans les années 1760 qu’il a connu son plus grand succès. Les scènes de cette période montrent généralement des courses, des chasses et d’autres compositions animalières, et étaient commandées par d’illustres mécènes qui avaient le temps de s’adonner à de tels sports. L’intérêt de la critique pour l’œuvre de Stubbs a diminué après cette décennie, et il a fallu attendre le XXe siècle pour qu’une réévaluation majeure de son œuvre ait lieu. Il est aujourd’hui considéré comme l’un des artistes britanniques les plus novateurs des années 1700.
Le cheval « Whistlejacket » n’était pas un cheval ordinaire. Il s’agissait d’un étalon alezan arabe, célèbre au niveau national pour avoir remporté une course en 1759. À l’époque de la peinture de Stubbs, il avait été mis à la retraite dans un haras et était considéré comme un superbe spécimen de sa race. Le propriétaire de Whistlejacket, le deuxième marquis de Rockingham, a commandé un portrait commémoratif grandeur nature. Une toile aussi grande aurait été traditionnellement réservée à un portrait de groupe ou à une peinture historique. Rockingham, qui fut un temps premier ministre britannique, était l’un des hommes les plus riches du pays. Au total, il a commandé 12 tableaux à Stubbs. Un portrait précédent d’un groupe de chevaux réalisé par Stubbs, dans lequel figurait Whistlejacket, semble avoir inspiré la commande d’un seul portrait. Cette œuvre antérieure est importante pour son absence radicale d’arrière-plan, que l’on retrouve également dans Whistlejacket, et pour sa composition classique en forme de frise, qui a fortement inspiré les artistes ultérieurs de la peinture animalière.
Sur un fond d’or pâle, Whistlejacket, avec sa robe alezane cuivrée et brillante, sa queue et sa crinière auburn à blanche, se pavane sur la toile. Les détails naturalistes sont extraordinaires et donnent l’illusion d’un cheval sculpté de façon classique. La tête de Whistlejacket est petite avec des oreilles délicatement modelées, mais ces caractéristiques sont contrebalancées par un front large et de grands naseaux évasés. La texture et le mouvement de la queue de Whistlejacket sont rendus visibles par un coup de pinceau. Malgré les connaissances inégalées de Stubbs en matière d’anatomie du cheval, il prend une licence artistique avec la pose de Whistlejacket afin d’accroître le caractère dramatique de l’œuvre. Une telle posture, qui montre à la fois le genou droit et le dessous du sabot, ainsi que le front et la croupe, aurait été impossible dans la vie réelle. L’inspiration spécifique peut provenir de la sculpture.
Dans Whistlejacket, le cheval n’est pas monté, sans la moindre allusion à un cavalier, à un harnais ou à des détails superflus. La position spécifique adoptée par Whistlejacket est connue sous le nom de « levade » [une figure de dressage équestre] et est couramment utilisée en dressage, un sport dans lequel un cheval est entraîné à effectuer des mouvements spéciaux et précis sous la direction de son cavalier.
Traditionnellement, la pose de « levade » est associée à un rang supérieur, voire majestueux. Des artistes comme Rubens et Velázquez l’ont utilisée dans de grands portraits équestres héroïques où le cavalier, et non le cheval, était au centre de l’image. Dans l’interprétation de Stubbs, Whistlejacket, dressé sur ses pattes arrière, personnifie les principes du mouvement romantique sur la puissance incontrôlable, l’audace et la liberté de la nature.
L’éminente peintre animalière
De l’autre côté de la Manche, au siècle suivant, l’artiste réaliste française Rosa Bonheur (1822-1899) est le peintre animalier le plus en vue de son époque. Elle est influencée par les toiles de l’ère romantique de ses compatriotes Théodore Géricault et Eugène Delacroix, ainsi que par Stubbs.
En 1865, elle est élevée au rang de membre de la Légion d’honneur. Jouissant d’une popularité internationale de son vivant, l’évaluation de son travail a décliné au milieu du XXe siècle. Toutefois, ces dernières années, l’intérêt pour son œuvre a été ravivé ; une grande rétrospective a été présentée l’année dernière à l’occasion du 200e anniversaire de sa naissance.
Rosa Bonheur a commencé sa formation artistique dès son plus jeune âge, en étudiant auprès de son père, lui-même artiste. Dessinant d’après nature, elle était passionnément curieuse des diverses espèces et de leurs habitats. À l’instar de Stubbs, le travail de Bonheur est très réaliste en termes d’anatomie, tout en étant expressif et psychologiquement perspicace. Elle aussi est à l’aise dans les petits formats, les formats grandeur nature et les formats monumentaux.
The Horse Fair (La foire aux chevaux) est le chef-d’œuvre de Bonheur, qui s’est inspirée de la sculpture classique, notamment de la célèbre frise du Parthénon. Son tableau a fait sensation lors de son exposition au Salon de Paris de 1853. Sa popularité a été renforcée par la large diffusion de reproductions et la présentation de l’œuvre originale dans un certain nombre d’expositions en Europe continentale, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Lorsque Cornelius Vanderbilt a offert The Horse Fair au Metropolitan Museum of Art en 1887, l’œuvre était devenue l’une des plus célèbres de son époque (voir le tableau en grand ici).
La toile représente un véritable marché de chevaux parisiens sur le verdoyant boulevard de l’Hôpital. Pour préparer sa composition complexe, Rosa Bonheur est allée deux fois par semaine sur le marché pendant un an et demi pour dessiner la scène. Avec son mouvement frénétique et cinétique, cette œuvre capture magnifiquement la puissance physique des chevaux, ainsi que leur esprit. Les animaux se tordent et se cabrent de manière réaliste, avec des muscles fléchis et des crinières au vent. Il n’y a pas d’acheteurs de chevaux dans la composition de Bonheur, mais des manieurs qui manipulent les chevaux pour mettre en valeur leur force, créant ainsi une atmosphère un peu sauvage. Les chevaux blancs pommelés sont de race percheronne. Le Percheron est une race de chevaux traditionnellement utilisée pour transporter des poids, mais Bonheur leur confère une majesté comme s’ils étaient aussi prisés que le cheval de course Whistlejacket.
Les chevaux de Saint-Marc, Whistlejacket et The Horse Fair sont de merveilleuses prouesses artistiques, tant sur le plan de l’habileté que de l’esthétique, qui ont captivé les spectateurs depuis leur création. Fabriqués au fil des millénaires, chaque exemplaire incarne le symbolisme de son époque. Le mouvement, la puissance et l’individualité de ces chefs-d’œuvre témoignent de l’appréciation de longue date de l’humanité pour les chevaux.
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