« Fais un effort ! » Ou encore : « Si tu n’essayes pas de te secouer un peu, comment veux-tu t’en sortir ? » De telles recommandations sont adressées quotidiennement aux personnes souffrant de dépression et se déclinent sous de nombreuses formes.
Ce type d’échange avec l’entourage est rapporté si souvent par les patients que les psychiatres ont fini par lui donner un petit nom. Ils l’appellent le « syndrome orangina », allusion au slogan de la marque de boisson gazeuse, « Secouez-moi – sinon la pulpe elle reste en bas ».
Ces petites phrases sont prononcées le plus souvent avec bienveillance et empathie, dans l’intention d’aider. Parfois, elles sortent sous le coup de l’exaspération, ou à cause de la peine que peut susciter en nous l’apathie d’un proche, ou d’un collègue. Pourtant, elles ne semblent que rarement porter leurs fruits. Pire, ces mêmes patients expliquent très bien combien ces conseils et injonctions peuvent s’avérer culpabilisants et finalement contre-productifs.
Les neurosciences permettent aujourd’hui de mieux comprendre pourquoi. Et doivent inciter l’entourage à chercher d’autres moyens d’aider un proche touché par une dépression.
La dépression, un état de tristesse, mais pas seulement
Il est difficile, pour un non-malade, de se représenter la dépression. Lorsque nous tentons de le faire, les images qui viennent naturellement sont celles de la tristesse. Nous puisons dans notre histoire personnelle des souvenirs douloureux et essayons – ce qui est parfois ardu – de nous remémorer notre état d’alors. Le tableau de dépression inclut en effet les angoisses, l’état de tristesse, en d’autres termes – sans doute plus proches de la réalité vécue par le malade – la souffrance psychique et la douleur morale.
Avec les idées suicidaires, cette souffrance est la partie la plus visible de la dépression et probablement la plus « compréhensible » pour l’entourage. De la même façon que nous compatissons à la vue d’une blessure physique, nous souffrons avec nos proches éprouvant une douleur morale, même lorsque nous n’en comprenons pas la cause.
Mais la dépression ne se traduit pas seulement par cet excès d’affects dits négatifs. Elle se manifeste également par une autre facette, tout aussi fréquente et tout aussi grave : le défaut d’affects positifs. Les psychiatres disposent d’un jargon varié pour en décrire les différents symptômes : l’anhédonie ou incapacité à éprouver du plaisir, l’aboulie ou abolition de la volonté, l’apragmatisme, ou incapacité à entreprendre des actions ou encore l’athymhormie, la perte de l’élan vital.
Le « coup de mou » est transitoire, pas la dépression
Lorsque nous essayons de nous figurer ces symptômes, nous pouvons nous remémorer des « coups de mou », des périodes d’abattement. Ces états ont pu résulter, chez nous, d’une infection, d’une surcharge de travail ou faire suite à une nouvelle douloureuse. Ils se sont heureusement avérés transitoires.
De fait, lorsque quelques jours de repos n’ont pas suffi à sortir de cet état, nos proches étaient là pour nous « secouer » utilement, nous pousser à agir ou nous « changer les idées ». Mais au cours de la dépression, les idées ne changent pas à la demande, sous l’effet d’une simple distraction ou sur une injonction… ni même spontanément. Le terme de rumination, l’un des symptômes de la dépression, définit justement cette incapacité à « changer d’idées », cette propension à rester fixé encore et encore sur les mêmes pensées négatives, à s’accuser des mêmes maux. Le plus souvent, le patient atteint de dépression est pleinement conscient de son état. Il en souffre, mais semble incapable de changer de perspective.
Cette seconde composante de la dépression, le défaut d’affects positifs, n’est pas forcément bien traitée par les thérapeutiques actuelles. Les antidépresseurs conventionnels (et notamment les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine) semblent chez une majorité de patients plus efficaces pour cibler la première composante, l’excès d’affects négatifs, selon la littérature scientifique.
Une maladie touchant les réseaux du cerveau impliqués dans la motivation
Les connaissances les plus récentes en neurosciences laissent penser qu’il s’agit d’une maladie de la motivation, c’est-à-dire touchant les réseaux du cerveau impliqués dans la motivation. Si ces malades atteints de dépression pouvaient vouloir, s’ils pouvaient « faire un effort », cela signifierait… qu’ils ne sont plus déprimés.
De la même manière qu’il serait absurde d’exiger d’un patient atteint de diabète qu’il demande à son pancréas de « faire un effort », ou à un autre s’étant cassé la jambe d’avoir moins mal ou de courir, il est absurde d’exiger d’un « malade de la motivation » de se montrer un peu plus volontaire.
Il existe plusieurs façons, pour un chercheur, d’aborder les mécanismes de la motivation. Ainsi, il est possible de se poser la question de ses déterminants liés à la génétique ou à l’environnement, de ses fondements neurobiologiques (à l’échelle microscopique d’une cellule et de ses récepteurs, des neurotransmetteurs), de ses bases cérébrales (visibles par les études en imagerie, à l’échelle d’une aire cérébrale donc du centimètre) ou encore de ses mécanismes cognitifs (liés au fonctionnement de la pensée).
Notre équipe de neurosciences cognitives, l’équipe Motivation Cerveau et Comportement à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM), étudie ces différents aspects chez les patients. Nous utilisons notamment l’IRM fonctionnelle ou l’électrophysiologie, tout en tenant compte des médicaments prescrits.
Dans cette approche, la motivation peut se définir comme l’ensemble des facteurs qui déterminent le comportement d’un individu ; soit en termes de direction : il choisit une action plutôt qu’une autre – par exemple de se faire lui-même à dîner, plutôt que de commander une pizza ; soit en termes d’intensité : il détermine la quantité de ressources qu’il alloue à une action, c’est-à-dire l’effort qu’il va fournir ou le temps qu’il va y consacrer.
Une confrontation entre les bénéfices et les coûts
Lorsque nous devons choisir entre plusieurs actions ou décider de faire un effort, notre décision repose sur la confrontation entre deux éléments opposés : d’un côté les bénéfices, c’est-à-dire la récompense que nous pouvons obtenir – mais aussi les pertes que nous pouvons éviter – et de l’autre côté, les coûts, notamment l’énergie dépensée ou l’effort exigé.
Dans ce contexte, la notion de récompense peut désigner un bien matériel, par exemple un objet, de la nourriture et même de l’argent ou, à l’inverse, un bien immatériel, comme le plaisir de se plonger dans un livre ou l’estime de ses proches. De même, les coûts peuvent désigner aussi bien des coûts physiques que des efforts mentaux.
Cette partition en deux catégories des déterminants de nos actions est probablement réductrice, voire simpliste. Mais elle permet de pointer l’origine d’un trouble de la motivation comme relevant de l’un de ces deux grands axes : soit une diminution de la sensibilité aux récompenses ou de la sensibilité aux pertes (à la « carotte » ou au « bâton » pour reprendre cette image classique), soit une augmentation de la sensibilité à l’effort. Ces deux mécanismes peuvent sans doute coexister chez un même patient, à des degrés plus ou moins importants.
Prenons l’exemple d’une personne qui se trouve face à la possibilité de sortir pour retrouver ses amis au restaurant. Un patient souffrant de dépression peut s’en montrer incapable soit parce que la perspective de récompense (le plaisir d’être avec ses proches) est abolie, soit parce que le coût de chacune des actions nécessaires pour rejoindre ses amis est démultiplié chez lui – autrement dit, l’effort associé au fait de prendre une décision, de s’habiller, se coiffer et parcourir la distance jusqu’au restaurant est majoré.
Chaque décision devient une montagne à escalader
De nombreux patients expriment d’ailleurs précisément leurs difficultés en ces termes : la moindre décision, la moindre action deviennent autant de montagnes à gravir. De fait, à chaque fois que nous demandons à un proche déprimé « d’essayer un peu », de faire un effort qui nous paraît minime, nous lui demandons en fait de réaliser une ascension phénoménale… alors qu’il ne sera pas forcément en état de profiter de la vue une fois parvenu au sommet, pourrions-nous ajouter pour filer la métaphore.
Au cours des dernières années, plusieurs équipes à travers le monde ont cherché à mesurer ces deux facettes de la motivation, au sein de la population générale ou chez des patients atteints d’un trouble de la motivation, comme la dépression.
L’enjeu est d’autant plus important qu’un faisceau d’arguments semble indiquer que les bases cérébrales et chimiques de chacune sont différentes. Lorsque nous calculons la valeur de la récompense ou le coût de l’effort, ce ne sont pas les mêmes régions cérébrales et probablement pas les mêmes neurotransmetteurs, ces messagers chimiques entre neurones, qui sont à l’œuvre.
Or, il n’existe à l’heure actuelle aucun moyen validé pour que les psychiatres puissent, dans leur pratique quotidienne, mesurer le poids respectif de ces deux mécanismes chez un patient. Pour l’instant, de telles évaluations sont limitées à des patients ayant adhéré à un protocole de recherche et ne valent qu’à l’échelle d’un groupe.
Pourtant, il y a fort à parier ces deux grands types de troubles de la motivation pourraient nécessiter des interventions thérapeutiques différentes – qu’il s’agisse de médicaments, de stimulation cérébrale comme la stimulation magnétique transcranienne ou l’électroconvulsivothérapie, ou de psychothérapies. Dans le futur, il sera sans doute possible de distinguer, chez un proche atteint de dépression, lequel des deux mécanismes est impliqué. En attendant, abstenons-nous, déjà, de l’accabler par un « si on veut, on peut ».
Fabien Vinckier, Psychiatre, médecin chercheur à l’université Paris Descartes, post-doctorant, Institut du Cerveau et de la Moelle épinière (ICM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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