Fin novembre 2022, le ministère des Armées s’est formellement engagé à ne pas conduire de tirs de missiles antisatellites.
Pourtant, la stratégie spatiale française de 2019 ne s’interdit pas de « durcir » les capacités d’action de la France dans l’espace.
À trois ans d’intervalle, la posture spatiale militaire française se contredit-elle ?
Une décision aussi historique que surprenante ?
Après avoir coparrainé la résolution A/C.1/77/L.62 (adoptée par la première Commission de l’Assemblée générale des Nations unies en octobre 2022), la France joint la parole aux actes et s’est engagée à ne pas procéder à des tirs de missiles antisatellites destructifs à ascension directe, c’est-à-dire tirés depuis la surface ou les airs. La France n’a jamais formellement disposé d’une telle capacité, même si elle possède l’expertise technique nécessaire pour la développer.
Le communiqué français, publié le 29 novembre 2022, utilise des éléments de langage forts. Il qualifie de tels tirs de « déstabilisateurs et irresponsables », rappelle que la France n’en a jamais effectué, et s’alarme des risques de débris spatiaux et des conséquences pour l’intégrité des satellites en activité et de l’ensemble du domaine spatial. La décision française suit celle des États-Unis adoptée le 9 avril 2022. La France avait d’ailleurs salué l’engagement américain.
La détermination du ministère des Armées est d’autant plus historique que la France est l’un des rares pays à avoir développé une « triade stratégique » comprenant missiles intercontinentaux, arme atomique et capacités aérospatiales. Son programme balistique se poursuit notamment dans le cadre du renouvellement de la dissuasion nucléaire, de la modernisation du missile balistique mer-sol M51 d’Ariane Group, et du développement du missile air-sol nucléaire de 4ᵉ génération (ASN4G) et d’un planeur hypersonique V-Max. Cet effort de modernisation, même s’il n’est pas directement lié à la question de la destruction des satellites, témoigne néanmoins de l’importance portée au développement des capacités balistiques françaises.
En parallèle, le programme Syracuse est destiné à doter les armées de satellites militaires de nouvelle génération pour leur permettre de communiquer à haut débit depuis n’importe quel relais (terrestre, aérien, marin et sous-marin). Ces satellites sont d’ailleurs équipés de moyens de surveillance de leur environnement immédiat (leur permettant de se déplacer pour éviter toute attaque). Avec les satellites CSO et CERES, ils représentent les yeux, oreilles, et porte-voix de la Défense française dans et depuis l’espace et seront suivis des programmes « Céleste » (renseignement d’origine électromagnétique) et « Iris » (capacités d’observation optique) (dont le lancement est contrarié par la guerre en Ukraine, les retards d’Ariane 6, et le Covid-19).
L’espace extra-atmosphérique figure enfin et surtout dans les chantiers consacrés comme prioritaires par Emmanuel Macron le 9 novembre 2022 en vue de la prochaine Loi de Programmation militaire 2024-2030.
Dans ce contexte, il était possible d’envisager que la France développe un jour ou l’autre un missile antisatellite (par exemple, une version lourde et très haute altitude du missile antibalistique Aster 30 ?) et procède à un « tir de démonstration » sur un ancien satellite non fonctionnel (et dans une orbite limitant l’impact des débris).
Les tirs antisatellites ont en effet ponctué l’histoire spatiale et sont de forts marqueurs de puissance militaire. La Secure World Foundation recense d’ailleurs plus de 70 tests antisatellites depuis 1959, dont plus de 20 tirs depuis 2005. Les plus importants incluent le tir chinois de janvier 2007, la réponse américaine de février 2008, le tir indien de mars 2019, et le tir russe de novembre 2021 (dont la NASA rappelle dans un point presse du 24 octobre 2022 qu’il est toujours à l’origine de manœuvres d’évitement de débris de la station spatiale internationale).
Notons d’ailleurs que la décision américaine constitue elle-même un revirement par rapport au renouveau nationaliste spatial américain d’après-guerre froide et la création de l’U.S. Space Force en 2020 sous les forts accents offensifs de Donald Trump.
Bien que la tendance d’ensemble des dernières décennies ait été à la recherche de normes de comportement dans l’espace (ce à quoi la France participe activement), cette recherche ne va pas de soi. L’histoire spatiale est en effet caractérisée par une alternance entre vision militariste et « retenue stratégique », et le « nouvel âge spatial », malgré son ouverture grandissante aux acteurs privés et aux logiques de commercialisation, reste marqué par la dimension militaire.
« Affermir » la doctrine spatiale française : vers une approche plus offensive ?
La France a connu une forte montée en puissance du spatial de défense, voire un véritable sursaut sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron et le mandat de la ministre des Armées Florence Parly.
La création du Commandement de l’Espace en septembre 2019, concomitante de l’élaboration d’une doctrine spatiale de défense, a représenté un point d’inflexion (qui sera suivi de la transformation de l’Armée de l’Air française en « Armée de l’Air et de l’Espace » en septembre 2020). Des députés avaient alors appelé à allier « défensif » et « offensif », usant d’une dichotomie qui n’en finit plus de caractériser les activités spatiales sur fond d’« astroculture ». À la croisée des chemins entre science-fiction et realpolitik, la technologie militaire (et les visions de puissance qu’elle porte) demeure indissociable de la « modernité spatiale » et façonne notre rapport à l’espace.
Il est vrai que la stratégie spatiale française présente néanmoins le souci de la mesure et du respect du droit international. Elle affirme clairement comme buts premiers l’appui aux opérations et la protection des moyens spatiaux français pour « décourager nos adversaires d’y porter atteinte » (p. 4). Elle considère donc l’espace avant tout comme un « multiplicateur de force » adossé aux autres champs (et non pas distinct d’eux) et souligne l’enjeu de la surveillance spatiale.
Comment protéger les satellites français ?
Cependant, si l’on poursuit le raisonnement, développer des capacités de protection nécessite deux éléments : une capacité d’action technique et un cadre d’emploi.
Du point de vue technique d’abord, à l’image des États-Unis, de la Russie, ou de la Chine, la France développe elle aussi les technologies à énergie dirigée afin d’aveugler ou de « brûler » des éléments critiques de satellites hostiles. En juin 2019, dans la revue Challenges, l’Office national d’Études et de Recherches aérospatiales (ONERA) explique travailler sur de futures armes laser antisatellites. Dans une note de mai 2019, le laboratoire public précise que « des essais grandeur nature de neutralisation de satellites en fin contractuelle de vie opérationnelle ont été menés ». Ces essais se distinguent difficilement des tirs antisatellites si ce n’est pour les débris générés. Les lasers font eux-mêmes partie d’un éventail de moyens spatiaux (entourés d’un certain silence aux États-Unis comme en France) comprenant également les attaques cyber et autres brouillages sur les satellites, des satellites « tueurs de satellites », ainsi que des drones spatiaux.
Du point de vue du cadre d’emploi, ensuite, la stratégie française ouvre une brèche vers une forme d’« ambiguïté stratégique » (une notion réactivée par la guerre en Ukraine), que vient paradoxalement renforcer la décision de pas conduire de tirs antisatellites. La France se réserve ainsi « le droit de prendre des mesures de rétorsion » face à « un acte inamical dans l’espace » (p. 28), de déployer des « contre-mesures » en réponse « à un fait illicite commis à son égard » (p. 29), et de « faire usage de son droit de légitime défense » en cas « d’agression armée dans l’espace » (p. 29).
Nul doute que les termes employés gardent une souplesse d’interprétation à même d’entretenir un certain flou sur la caractérisation d’une agression tout comme sur la nature de la riposte. Cette ambiguïté est une règle de base du lexique stratégique pour ainsi garantir l’efficacité de la « dissuasion spatiale » française. (Elle permet aussi de répondre à agressions menées « sous le seuil » de déclenchement d’un conflit).
En cela, la stratégie française semble s’inscrire dans une recherche de l’équilibre « psychotechnique » cher au réalisme aronien (voir Raymond Aron, Paix et Guerre, 1962, p. 669) : la détermination (et sa perception dans le champ psychologique) importe autant que la crédibilité technologique et la capacité technique à « frapper » (cette dernière a d’ailleurs pu être mise à mal dans l’histoire de la dissuasion française).
En s’interdisant les tirs antisatellites, la France renonce à une possibilité de la grammaire stratégique spatiale mais laisse d’autres possibilités d’action ouvertes, sans toutefois bien les spécifier (les modalités de réponse exactes à une agression dans l’espace ne sont pas publiques). Il reste donc à voir dans quelle mesure la doctrine spatiale française sera amenée à évoluer (et avec quel discours public). En l’état, rien n’exclut une possible forme de convergence (voire une intersection) avec la doctrine française cyber (en majeure partie secrète également), pour laquelle le Commandement de la Cyberdéfense créé en 2017 affiche une posture plus offensive, tournée vers la supériorité opérationnelle, et prévoit une montée en puissance du cyber militaire.
Thomas G. Chevalier, Chercheur Doctoral (Technologie, Relations Internationales, et Affaires Militaires), University of Kent
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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