« On se bat contre un monstre énorme » : les doubleurs et les narrateurs de livres audio se mobilisent dans le monde face à la menace de l’intelligence artificielle (IA) capable de créer des voix numériques à l’identique des voix humaines.
Une vingtaine de syndicats et d’organisations syndicales d’Europe, des États-Unis et d’Amérique latine ont créé l’United voices organisation (UVO), qui milite sous le slogan « ne volez pas nos voix » pour une législation harmonisant l’IA et la création humaine. L’utilisation « indiscriminée et non réglementée » de l’IA risque d’éteindre un « patrimoine artistique de créativité (…) que les machines ne peuvent pas générer », met en garde l’UVO.
Les doubleurs avaient vu sans trop de crainte apparaître la concurrence de Text To Speech (TTS), une technologie qui permet de transformer un texte écrit en discours émis par une voix humaine à la diction d’un robot (méthode employée par les assistants vocaux virtuels tels qu’Alexa ou Siri). Mais l’IA a ajouté l’« apprentissage automatique » qui permet aux logiciels de comparer un échantillon de voix à des millions d’autres.
IA et droits d’auteur
Des plateformes d’IA telles revoicer.com offrent une vaste gamme de services audios pour un tarif mensuel de 27 dollars, soit une fraction de ce que facturent les professionnels. Son site web affirme que le service « n’est pas destiné à remplacer les voix humaines » mais qu’il offre une alternative rentable. « Ca s’alimente de voix que nous créons depuis des années », explique Dessiree Hernandez, présidente de l’Association mexicaine des orateurs commerciaux. « Nous parlons du droit humain à utiliser la voix et l’interprétation sans consentement », ajoute-t-elle.
Ces entreprises technologiques continuent d’engager des interprètes, mais ceux-ci se doutent bien qu’ils alimentent d’immenses archives vocales. Ces artistes de la voix plaident pour que des lois empêchent leur utilisation, sans leur aval, et l’imposition des « quotas de travail humain », explique le doubleur colombien Daniel Söler de la Prada qui a représenté l’OVU auprès des Nations unies et de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle.
Au Mexique, haut lieu du doublage en Amérique latine, un projet de loi visant à réglementer cette technologie a également été déposé. En Argentine, une loi limite déjà le doublage aux seules personnes dûment reconnues comme telles. Et une machine ne l’est pas, observe Fernando Costa, en lutte avec le syndicat des artistes de doublage contre le slogan de ces entreprises de voix numériques : « Ne faites plus avec des doubleurs, économisez ».
Une boîte de Pandore
Mais l’IA ouvre des possibilités infinies. À l’avenir, par exemple, la voix réelle de l’acteur Will Smith pourrait être interprétée dans plusieurs langues, avec la parfaite intonation qu’userait un doubleur professionnel, explique le narrateur et doubleur mexicain Mario Filio. « On se bat contre un monstre énorme », dit celui qui a prêté sa voix en espagnol à Will Smith et à des personnages tels que Obi-Wan Kenobi (Star Wars), Winnie l’Ourson ou Piggy la cochonne.
Si le public y gagne et que les emplois sont préservés, des accords sont possibles « à condition que nous soyons payés équitablement », indique-t-il, soulignant « le manque de protection » d’une profession de travailleurs indépendants.
L’AFP a contacté six de ces entreprises de services vocaux numériques mais aucune n’a souhaité répondre aux questions. L’AFP a cependant relevé une clause contractuelle stipulant que la cession des droits inclut « des moyens et des méthodes qui n’existent pas ou ne sont pas connus (…) et qui pourraient apparaître dans le futur ». Clause de contrat que les artistes-interprètes considèrent comme « abusive ».
S’adapter ou disparaître
Maclovia Gonzalez, une voix off mexicaine pour des marques de renom, négocie actuellement avec une société d’IA qu’elle n’a pas souhaité nommer. Avant de s’engager elle dit poser beaucoup de questions mais n’obtenir que des réponses partielles, à l’exception d’une promesse de royalties. Depuis ses premiers contact voici cinq mois, d’autres doubleurs ont été engagés. « Je veux faire partie de cette révolution, mais pas à n’importe quel prix », assène-t-elle.
La sonnette d’alarme a également été tirée chez l’entreprise de doublage Art Dubbing, après des demandes de devis clients pour des voix issues de l’IA. Son responsable, le Mexicain Anuar Lopez de la Peña, se refuse de sacrifier le talent humain mais reconnait être désormais confronté à un dilemme : « Je m’adapte ou je disparais ».
Mario Filio a cessé de donner sa voix à de nombreux clients, refusant de « céder à tout ». « Il est temps de soutenir mes collègues », déclare-t-il, convaincu que l’IA « ne pourra pas » remplacer l’humain parce qu’elle est tout simplement « sans âme ».
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