En dépit des récents bouleversements causés par la pandémie de Covid-19, nous demeurons très chanceux en se comparant à toutes les populations humaines antérieures. Toutefois, nous n’utilisons pas ces critères pour juger de notre condition. Plutôt que cela, nous nous comparons à une sorte d’idéal, de perfection, qui n’a jamais existé et qui n’existera jamais.
Cela explique peut-être en partie la grande amertume avec laquelle nous abordons nos problèmes modernes : nous considérons la « perfection » comme devant être l’état naturel du monde et tout ce qui s’écarte de cet idéal est non seulement amplifié dans notre esprit, mais considéré comme étant le résultat de la méchanceté de quelqu’un.
« Au milieu de la vie, nous sommes dans la mort », dit le Livre de la prière commune. De nos jours, nous pourrions dire : « Au milieu du privilège, nous sommes dans le grief. » J’utilise incidemment le mot « privilège » parce qu’en réalité, nous n’avons rien fait pour mériter notre bonne fortune, elle résulte plutôt des efforts de nos devanciers.
Ce n’est une nouvelle pour personne que la misère n’est pas nécessairement proportionnelle aux caractéristiques objectives du monde qui en sont la cause. J’avoue tout de même avoir été surpris par une publicité en ligne pour une exposition intitulée Mother!(Mère !) qui se tient actuellement dans une galerie d’art de Copenhague.
Je passerai sous silence l’installation de ce qui semble être des jambes amputées de mères enceintes souffrant de varices après la grossesse, suspendues au plafond en formant une sorte de forêt, et me limiterai à ne parler que de deux tableaux reproduits dans la publicité : le premier, La Vierge à l’enfant, est de Dieric Bouts (vers 1400 à 1475), et le second, Ginny et Elizabeth, d’Alice Neel (1900-1984).
« Objectivement », le demi-millénaire qui sépare ces deux artistes a été marqué par une énorme amélioration du point de vue des chances de vie et du niveau de vie, malgré les terribles guerres et régimes qui ont marqué l’histoire du XXe siècle.
D’ailleurs, lorsque Alice Neel a peint son tableau Ginny et Elizabeth (1975), le pire de l’histoire de ce siècle était derrière elle.
En revanche, à l’époque de Dieric Bouts, la vie était d’une dureté quotidienne incroyable pour presque toute la population, et même les mieux nantis n’étaient qu’à une maladie ou à une blessure d’écart d’un type et d’un degré de souffrance qui nous est presque inconnus aujourd’hui, sans possibilité de soulagement, du moins de type médical.
Pour ne mentionner qu’un seul exemple de ces souffrances, en rapport avec le thème de l’exposition : au siècle pendant lequel a vécu Bouts, environ un douzième des femmes mouraient en couches, alors qu’en 1975, le taux de mortalité maternelle avait fortement décru, pour n’atteindre que l’ordre du millième de ce qu’il était à l’autre époque.
Or, le tableau de Dieric Bouts est serein et tendre, alors que celui d’Alice Neel est si angoissant qu’il rend l’observateur profondément anxieux. Si l’on voyait Ginny et Elizabeth en personne, on se demanderait s’il faut appeler le médecin, l’assistante sociale ou la police pour prévenir un dénouement tragique.
La mère dans Ginny et Elizabeth semble être au bout du rouleau. Le bébé n’a pas meilleure mine.
Je ne critique pas ici Alice Neel ni n’affirme que les mères qu’elle dépeint (comme elle le fait également dans d’autres tableaux) n’existent pas, et que son tableau n’est donc pas réaliste.
Nous ne sommes pas ici dans les lieux d’imagination galopante d’Hieronymus Bosch. Il ne fait aucun doute que le portrait de Neel en est un puissant dans le moule expressionniste : la mère est accablée par les soucis, peut-être par la maladie, au minimum la dépression post-partum ou la psychose.
Sans surprise, le bébé n’est ni souriant ni heureux comme ceux qui nous font roucouler. Au contraire, il semble plutôt empêcher la mère de dormir de toute la nuit et devoir être changé en permanence. En tant que médecin, j’ai connu plusieurs cas de ce type dans ma carrière, qui ont mal tourné.
Peut-être Dieric Bouts a-t-il choisi de peindre la La Vierge à l’Enfant avec tant de tendresse parce que la religion l’exigeait, ou parce que la société de l’époque avait besoin d’images apaisantes par répit face aux dures réalités de la vie quotidienne.
Nous avons souvent besoin, ou pensons avoir besoin, du contraire de ce que nous possédons. De nos jours, il n’est pas rare de lire que le devoir de l’artiste est de déstabiliser – comme pour nous éviter de plonger dans le bain tiède de complaisance ou pire.
Et, Covid-19 oblige, nos vies sont si sécuritaires que nous avons envie de sentir qu’elles ne le sont pas vraiment, que nous marchons sur la lame de rasoir du danger. Psychologiquement, la bonne fortune nous est moins gratifiante que la malchance.
Je ne plaide pas en faveur de l’embellissement de l’art ni pour que l’art n’aborde pas de sujets qui dérangent. Je ne pense pas que l’art doive avoir de sujets prescrits ou interdits.
Parmi les tableaux les plus émouvants que je connaisse, il y a les portraits des nains et du garçon handicapé mentalement de Vélasquez au musée du Prado. Ils sont en soi une éducation morale, car l’amour et le respect de Vélasquez pour ses sujets – qui n’étaient sûrement pas habituels à l’époque – sont, du moins pour moi, évidents. Si ces tableaux dérangent, ils sont aussi d’une beauté transcendante.
De nombreux artistes modernes, en particulier de ceux qui ont atteint la célébrité, optent pour le dérangeant au détriment du beau. Cela ne veut pas dire que ces artistes soient sans grand talent – évidemment, personne ne dirait cela de Lucien Freud, par exemple.
Le fait même qu’ils aient du talent est en soi dérangeant, car ils dépeignent le monde sous un jour brillamment froid, comme s’il leur était presque détestable, exempt de toute tendresse et ne méritant que d’être présenté comme cruel.
Je n’ai pas d’explication à cela. Il me semble que cela puisse être une sorte de défense. Exprimer la tendresse ou l’amour rend vulnérable, notamment à la moquerie, tout comme arborer trop ouvertement ce que vous considérez comme beau.
En revanche, une sorte d’agnosticisme ou de cynisme esthétique pourrait rendre invulnérable, car il n’est pas possible de savoir ce que l’on trouve réellement beau.
L’on devient comme ce type de personne toujours en train de plaisanter, de laquelle il n’est jamais possible de savoir vraiment ce qu’elle pense. Or le cynisme esthétique laisse le champ de la beauté à de ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas s’élever au-dessus du niveau du kitsch. Pas étonnant que nous soyons si doués pour la laideur.
Theodore Dalrymple est un médecin à la retraite. Il est rédacteur en chef adjoint du City Journal de New York et auteur de 30 livres, dont Life at the Bottom. Son dernier livre est Embargo and Other Stories.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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