Bookeen, startup française du livre numérique, revendique aujourd’hui la cinquième place mondiale dans son secteur. Dans un marché du livre plat, elle enregistre pourtant une croissance à deux chiffres. Rencontre avec son créateur, l’ingénieur français Michaël Dahan.
Bookeen revendique aujourd’hui la cinquème place mondiale sur le marché du livre électronique. Quel a été votre parcours ?
Dans les années 2000, Jacques Attali et Erik Orsenna ont lancé l’initiative Cytale, à laquelle j’ai participé. On en était aux premiers livres numériques existant en Europe. On avait l’ancêtre de la tablette, un appareil un peu « dinosaure », qui pesait un kilo ! On était tellement précurseur sur le marché, il n’y avait pas encore d’iPad, donc cela n’a pas marché.
Laurent Picard, l’autre fondateur de Bookeen et moi-même, étions persuadés que ce passage du papier au numérique allait se produire, donc on a créé Bookeen en 2003. Notre première question était « la poule ou l’œuf » : soit on créait un appareil pour lire du contenu, soit on fournissait une librairie numérique. On a choisi l’appareil, en se disant que les utilisateurs iraient chercher leur contenu sur Internet. En 2007, avec la sortie des premiers appareils à encre électronique, notre activité a vraiment décollé.
Le principe de cet appareil est d’avoir un écran qui ressemble le plus possible à du papier. Il ne consomme rien, vous pouvez lire en plein soleil, il ne fait pas du tout mal aux yeux. En terme de fonctionnement, c’est comme si une page était imprimée à chaque fois.
En 2011, nous avons créé notre propre librairie, qui contient plus de 200 000 titres aujourd’hui. La boucle était bouclée !
Nous avons une offre très large et complète. Nous vendons nos appareils et notre librairie, ils sont aussi disponibles pour nos partenaires en marque blanche. Nous faisons aujourd’hui 70% de notre chiffre d’affaires à l’étranger.
De grandes marques comme Sony ou Virgin, avec qui vous aviez travaillé, ont tenté l’aventure du livre électronique mais ont finalement jeté l’éponge. Le marché est-il si dur ?
Là où il y a une vraie difficulté, c’est que pour pouvoir vendre des livres numériques, il faut avoir une légitimité sur le livre. Ce n’est pas parce que vous êtes une grande marque que ça marche. Samsung a essayé de lancer sa propre liseuse, à une certaine époque… sauf que ce n’était pas leur métier. Ils n’avaient aucune légitimité dans le métier du livre. Aujourd’hui, personne ne va utiliser des applications Samsung pour lire, on utilise toujours les applications du spécialiste du domaine. Sony avait la même problématique : ils avaient un très bon appareil et une librairie avant même qu’Amazon ne lance la sienne.
Seulement les gens disaient : « Sony n’est pas un libraire, je ne veux pas acheter des livres chez eux». Cela a été un vrai problème pour Sony. Ils ne sont pas non plus passés en marque blanche ni n’ont essayé de faire des partenariats avec les librairies. Cela les a pénalisés. Pour être précis, je pense qu’ils n’avaient pas vu le chemin.
En France, seulement 5% des livres sont dématérialisés, contre 20% aux États-Unis. Est-ce la culture du livre qui est différente ?
Oui. Plusieurs éléments expliquent le fait que la dynamique du marché n’est pas la même entre les pays anglo-saxons et l’Europe. La culture du livre papier est différente, c’est la première raison. Ensuite, c’est le prix du livre. Aujourd’hui, on a en Europe une loi sur le prix unique du livre qui s’applique également aux livres numériques. C’est l’éditeur qui fixe le prix du livre, il peut décider si le prix du livre numérique est à -30% ou +30% du livre papier.
Cela fait qu’on a un prix du livre numérique qui est intéressant dans beaucoup de cas, notamment dans toutes les nouveautés on est à -25 ou -30% du livre papier. Mais par exemple, pour les Livres de Poche, ce n’est pas du tout intéressant, les prix sont équivalents donc il y a moins d’intérêt pour le livre numérique.
« On nous dit « c’est très compliqué, on ne va pas y arriver » avec devant soi les génies de la Silicon Valley. Nous essayons de démontrer que ce n’est pas vrai : des génies, il y en a en France. »– Michaël Dahan
Aux États-Unis, ce marché a connu une croissance exponentielle dès son lancement. Il doublait ainsi tous les ans, passant de 3% à 6%, puis à 12% de taux de pénétration. En Europe, la dynamique de croissance est moins radicale.
Le niveau de piratage en France étant élevé mais pas insupportable, les éditeurs ne se précipitent pas pour dynamiser le marché. On a donc une progression plus lente mais tout de même soutenue : on est quand même à plus de 20% de croissance sur le livre numérique quand le marché du papier ne bouge pas.
Quelles perspectives voyez-vous dans les métiers du livre et de l’édition ?
Aujourd’hui, on a une remise en question du modèle de l’édition. Elle n’est pas encore très forte en France ou en Europe, contrairement aux pays anglo-saxons. On y voit apparaître des plates-formes d’autoédition. Jusqu’ici, elles ont souvent été un peu mises de côté, on a dit que c’était du contenu de mauvaise qualité ou que cela ne marchait pas bien.
Or, cette mécanique-là est bien en train d’arriver : quand vous prenez la liste des 10 premiers best-sellers sur Kindle Store, trois des best-sellers sont de l’autoédition. Le système classique des éditeurs a été contourné, ce ne sont plus les comités de lecture qui décident du succès mais les lecteurs eux-mêmes. Seul sur Mars est un exemple : ce film qui a fait un carton était à la base un livre autoédité. Personne n’a voulu le publier parce que c’était un genre « hardcore » science-fiction, mais après avoir cartonné en autoédition, il a été publié, puis le film est venu.
On contourne aussi le monde de l’édition pour des raisons économiques. L’objectif, c’est de dire « je peux discuter directement avec l’auteur », et au passage, avoir un prix plus intéressant sur la vente du livre numérique. Cette dynamique est aussi beaucoup plus lucrative pour l’auteur qui contourne les maisons d’édition.
Amazon, qui détient 95% du marché du livre aux États-Unis, réduit ses marges sans cesse en dictant les conduites de ses partenaires. N’y a-t-il pas d’alternative à ces grands monopoles ?
En ce qui concerne la réduction des marges, la raison officielle est pour « le bien du consommateur », qui va payer son livre moins cher. C’est la partie visible de l’iceberg. Il y a une deuxième raison, c’est d’arriver à « massifier » le marché. Vous allez baisser vos coûts pour arriver à des prix de plus en plus bas. C’est la méthode des grandes sociétés, de dire « Nous, on peut tenir à ce niveau-là de marges, pas eux, car ils n’ont pas la masse critique ».
Donc on est dans une méthode où l’on massifie pour atteindre le plus vite possible une masse critique, être les plus gros pour étouffer les autres. Il ne faut pas perdre de vue qu’Amazon a beaucoup investi pour en arriver là.
Il n’y a pas qu’eux : tout le monde investit pour prendre des parts de marché sur le livre parce que c’est une bataille sur le long terme. Vous êtes en train de prendre les parts de marché de demain. Si vous avez n% de parts de marché aujourd’hui, il vous faudra arriver à tenir ces n% demain, il faut tenir plusieurs années.
Amazon a investi massivement dès le début pour avoir une vision sur plusieurs années. Le marché du livre est l’un des plus gros marchés loisirs en France et en Europe.
Pour les acteurs du livre, il faut investir dans ce domaine pour être présent.
Il y a ce côté, où on nous dit « c’est très compliqué, on ne va pas y arriver » avec devant soi les génies de la Silicon Valley. Nous essayons de démontrer que ce n’est pas vrai : des génies, il y en a en France, nous aussi on sait faire de la technologie ! Nous avons besoin d’investissements pour y arriver. On peut se battre face aux géants.
Le livre papier, dans beaucoup de pays d’Europe, c’est encore 95% du marché. Les acteurs de ce marché-là ont un poids et des capacités très fortes en investissement, en promotion, en marketing. C’est pour ça que l’on dit à nos partenaires : « Ne vous laisser pas berner par le discours « c’est très compliqué » ».
On parle de Bookeen et d’Amazon comme de David contre Goliath. Vous vendez vos liseuses moins cher que le géant américain, tout en affichant une meilleure qualité. Comment faites-vous ?
C’est un challenge, nous avons été éduqués un peu à la dure, nos clients sont dans l’hyperdistribution. Dans l’hyperdistribution, la première chose qu’on vous dit, c’est « c’est trop cher ». Nous sommes habitués, donc l’objectif pour nous est de maintenir un niveau de qualité très élevé avec des prix très agressifs. Ces pratiques, nous les avons maintenues dès le début, ce sont des choses que nous avons apprises à la base.
Vous avez décidé de rester en France pour votre startup, plutôt que d’émigrer comme certains de vos compatriotes.…
Le marché anglo-saxon est beaucoup plus dynamique. Vous pouvez toucher d’un seul coup 260 millions de personnes, vous pouvez plus facilement déployer votre offre, sans avoir besoin de vous adapter aux cultures, d’avoir à traduire votre interface… Si vous êtes forts aux États-Unis, vous pouvez dérouler beaucoup plus facilement en Europe, car vous avez une base arrière.
Si vous êtes basés aux États-Unis, vous êtes vus de manière radicalement différente par les Américains. Si vous êtes européens, vous n’êtes pas vu comme une solution pertinente, il y a une vraie distanciation…
Une des différences, c’est qu’en France, nous sommes beaucoup plus frugaux. Les Américains peuvent dépenser beaucoup pour engager consultants sur consultants… Là où vous allez dépenser un million de dollars aux États-Unis, vous êtes peut-être capable de dépenser 10 fois moins pour avoir le même résultat en France. L’avantage qu’on a en France, c’est que l’on a d’excellents ingénieurs à des niveaux de salaire très raisonnables. De plus avec les années, un écosystème de l’électronique grand-public s’est développé en France. Un écosystème dont on espère avoir, aussi, été un peu à l’origine à côté d’acteurs plus installés comme Archos ou LaCie.On voit de plus en plus des acteurs se lancer dans l’électronique grand public avec succès, notamment avec l’Internet des objets… Pour ma part, je suis content d’être resté en France, et je pense que cela va aller de mieux en mieux.
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