ENTRETIEN — « Il y a trop de lois dans ce pays, on en crève ! » : cette célèbre phrase de Georges Pompidou date de 1966. Depuis, la prolifération des normes en France n’a fait qu’empirer, à un rythme effréné : en l’espace de seulement 20 ans, leur nombre a doublé. Un phénomène, contrairement à une croyance répandue, peu surveillé, quantifié et documenté : Christophe Eoche-Duval a voulu y remédier dans son ouvrage L’inflation normative : quand la France crève de trop de lois (Plon). Cette maladie bien française, au coût minimal estimé à 3,7 % du PIB selon l’OCDE, le haut-fonctionnaire en décrypte les causes, en dénonce les dangers, et propose des pistes de solutions, dans l’espoir que ce sujet s’imposera dans le débat public lors de la présidentielle de 2027.
Epoch Times : Pourquoi l’inflation normative est-elle selon vous « un enjeu vital pour la démocratie » dont chaque citoyen doit prendre conscience ?
Christophe Eoche-Duval : Lorsqu’on est, comme je le suis, un démocrate (au sens occidental du terme), inspiré des idéaux de Montesquieu ou de Tocqueville, on est épris avant tout de deux exigences. D’une part, en admettant le principe du régime représentatif, que même la Suisse pratique concurremment avec les votations, la maîtrise démocratique des normes qu’adoptent — en notre nom — nos représentants est essentielle. Si la norme est contraignante, cette contrainte – qui pèse sur nos libertés individuelles ou publiques — ou sur nos prélèvements obligatoires — doit être acceptée, et non subie, comme dans une sorte de « tutelle », comme le craignait Tocqueville.
Ensuite, la représentativité des normes — je ne parle pas de légitimité — est une condition supplémentaire à l’acceptabilité de leur entrée en vigueur. C’est un défi que ne partage pas que la France, avec une baisse de la participation électorale à chaque élection législative en tendance depuis 1958, mais c’est ce qui explique dans notre pays les grondes régulières type « Gilet Jaune ». Je note dans mon essai que, dans la même période où les normes explosent de +104 % en 20 ans, la représentativité de la majorité législative a baissé de 23 %. Ce n’est pas de la sorte que l’on ramènera des électeurs.
Le chiffre des « 400.000 normes en France », maintes fois repris dans la presse, est une « fable », écrivez-vous. Vous estimez que le critère du nombre de textes ou d’articles pour quantifier le volume de normes en France a perdu de sa pertinence et préférez l’évaluer en recourant au nombre de mots. Pourquoi cette méthode ?
Je renvoie le lecteur à mon essai, car j’ai vulgarisé ce qui s’apparente à une forme d’enquête. Curieusement, on évoque et on admet une « inflation normative » en France depuis environ 1992, mais personne ne l’avait documentée et objectivée. J’ai en effet montré que l’image d’une « France à 400.000 normes » (popularisée par un rapport de 2013) est fausse, pour 2013, et dépassée ; j’ai montré que le nombre de textes baisserait en tendance, pour des raisons dites de technique légistique. J’en suis venu au seul indice scientifique : le nombre de « mots » que les textes législatifs et réglementaires en vigueur renferment. Au 25 janvier 2024, le volume de notre droit français étatique est de 46.495.144 mots « Légifrance » (nom du site internet sur lequel ils sont mis en ligne). Volume qui a doublé en vingt ans, depuis que l’on dispose de ce critère de volume. C’est comme s’il fallait 2583 heures de lecture en 2024 pour prendre connaissance de tout notre droit.
Les 45 millions de mots du droit étatique français ne sont que « la pointe de l’iceberg » de l’inflation normative, selon vous. Quelles sont les autres robinets normatifs dont il faut tenir compte et leur poids ?
Depuis la publication de mon essai, nous en sommes arrivés à 46,3 millions. Ce qui montre que chaque année, le stock grossit. En effet, mon autre découverte, c’est que ce volume, déjà vertigineux, est partiel. Il n’existe aucune comptabilisation des normes internationales ratifiées, des normes des régulateurs ou des collectivités locales. C’est une grave lacune. Les Français et leurs entreprises sont assommés de normes.
Vous expliquez que l’origine du mal normatif dans la Ve République prend sa source dans l’absorption du pouvoir législatif par le pouvoir exécutif. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
C’est naturellement une thèse, qui tient à l’observation entre les courbes de croissance normative avant et après 2002, année marquée par l’entrée en vigueur d’une modification substantielle de la Constitution de 1958 (quinquennat, au lieu d’un septennat ; et inversion des élections législatives de cinq ans avec celles des élections présidentielles). Il en ressort ce que j’appelle un « pouvoir exécutif-législatif ». Dès lors que les deux pouvoirs sont « fusionnels », il n’y a plus de retenue à la planche à normes. Nos compatriotes démocrates, épris des théories de Montesquieu, devraient s’interroger…
Quels seraient les remèdes que vous préconiseriez pour guérir de la maladie normative en France ?
C’est une question qui, à elle seule, est longue à exposer. D’une certaine manière, tout est connu depuis longtemps, sauf le volontarisme politique qui manque. Entre autres, et je renvoie à mon essai, j’ai préconisé que les branches professionnelles fassent apparaitre sur les factures à leurs clients ou consommateurs, le coût de la mise aux normes qui changent et s’aggravent perpétuellement. C’est ce que j’appelle une forme de « taxe de la mise aux normes », une charge imposée souvent « à vue » qui grève la compétitivité des entreprises, et a le défaut d’être invisible auprès des consommateurs. Commençons par évaluer en amont le coût des projets de normes, qui ne sont jamais gratis. La France est très en retard sur cette qualité.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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