Nous vivons certainement en ce début 2023 l’une des plus importantes crises politiques des dernières décennies. On retrouve en tout cas la plupart des éléments habituellement observés par les approches scientifiques contemporaines de la construction de ces crises.
Comme l’explique le politiste français Michel Dobry dans son ouvrage fondateur « Sociologie des crises politiques », un des principaux facteurs de construction d’une situation critique est l’émergence nationale de mobilisations multisectorielles, c’est-à-dire d’actions collectives étendues à de nombreux espaces sociaux.
Manifestations, grèves, blocages, émeutes, actions de lobbying, chantage, prises de position publiques… ces mobilisations peuvent prendre des aspects divers. Et sans que ce ne soit forcément le but recherché, elles convergent vers un phénomène important pour comprendre ce qu’est une crise politique : elles affectent les routines des relations entre les secteurs de la société.
Ainsi, des élus font appel au soutien de la rue, des députés viennent contrôler le travail des forces de l’ordre, des responsables policiers interpellent le gouvernement, des maires soutiennent la grève des éboueurs en refusant d’intervenir pour le ramassage, des ministres peuvent être « grillés » pour des tentatives d’influence qui passent inaperçues en temps normal, des organisations très ancrées à droite appellent à cesser les violences policières…
L’émergence des mobilisations multisectorielles
Les événements qui conduisent des mobilisations à former un important mouvement multisectoriel sont très variés et peuvent être le fruit de stratégies décidées par quelques individus ou organisations. Il est donc impossible d’en lister exhaustivement les ressorts. Mais on peut s’arrêter sur quelques phénomènes typiques qui jouent souvent un rôle important.
L’un des principaux points d’appui à l’extension des mobilisations est l’existence, dans plusieurs secteurs de la société, d’entrepreneurs de cause potentiels, de réseaux ou structures « dormantes » composées de personnes prêtes à s’engager. Ces structures ou réseaux peuvent être issus de mobilisations passées ou de groupes de sociabilités constitués dans des lieux aussi divers que le monde du travail, les clubs de sports, la fac ou les réseaux sociaux. Ces liens jouent clairement un rôle déterminant dans la situation actuelle, où la réforme des retraites est présente dans les discussions d’un grand nombre de Français, qui organisent notamment entre collègues leur participation aux journées d’actions prévues.
Un autre élément qui vient renforcer les chances d’extension des mobilisations est la présence sensible des petites actions subversives du quotidien que le sociologue James Scott nomme « arts de la résistance » contre les dominants : ouvriers qui ralentissent la cadence, plaisanteries sur les chefs, caricatures, rumeurs…
Longtemps considérés comme une « soupape » allégeant les envies de révolte, ces arts de la résistance contribuent plutôt à accélérer sa diffusion dans les différents secteurs d’une société, puisqu’ils permettent d’observer que les envies de résister sont partagées.
Dans la situation actuelle, la présence indiscutable de ces microrésistances a un effet d’autant plus fort que des indices plus formels comme les sondages d’opinion permettent à un grand nombre de personnes de mesurer combien leur rejet de la réforme des retraites et des décisions du gouvernement est partagé. Les chiffres montrant que toutes les catégories sociales sont opposées à la réforme et que seuls 7% des actifs y sont favorables font ainsi partie des plus partagés dans les mobilisations et sur les réseaux sociaux.
Le surgissement de l’imprévisible
Une autre figure typique qui stimule l’extension multisectorielle des mobilisations, parmi les plus documentées dans la recherche, est celle du « surgissement de l’imprévisible ». Celle-ci a été notamment étudiée par Michel Dobry dans le cas des mouvements étudiants : quelques sites universitaires sont bloqués par des étudiants quand soudain, on apprend qu’un nouveau site, une fac de droit réputée « de droite » et donc difficile à mobiliser, rejoint le mouvement.
Les acteurs de la mobilisation et ceux qui aspirent à la rejoindre occupent une large part de leur temps à évaluer, lors d’assemblées générales et réunions, l’avancée du mouvement et les différentes étapes franchies par les lieux de mobilisation. Un tel événement prend donc un retentissement particulier et peut convaincre des groupes encore hésitants que la mobilisation est en train de « prendre » plus que prévu, qu’il est temps de la rejoindre.
Le surgissement de l’imprévisible n’a cependant pas de définition objective. Il n’y a pas de thermomètre ou de mesure officielle permettant de s’accorder sur le fait que les événements viennent de prendre un tournant exceptionnel.
Une partie significative de l’activité des acteurs d’une crise consiste justement à lutter pour imposer des définitions de la situation conformes à leurs lignes stratégiques. Ainsi, les confédérations syndicales assurent, chiffres surévalués en poche, qu’ils ont encore une fois été capables d’emmener 3 millions de personnes dans la rue, pendant que des sources « off » du cabinet de l’Élysée ou des membres du gouvernement relativisent. Sans y parvenir totalement, ces interventions gouvernementales visent à effacer le fait que, d’après les chiffres de la police, les journées de manifestation des 31 janvier et 7 mars 2023 étaient les plus peuplées de toute l’histoire de France.
Luttes de définition et construction de la crise
De façon générale, les escalades d’une crise politique ne peuvent pas être attestées par des indicateurs objectifs consensuels. Elles sont toutes l’objet de luttes de définition. Les uns soulignent l’exceptionnalité de la situation et les autres banalisent les mouvements de rue, affirment que les choses suivent leur « cheminement démocratique » ordinaire ou qu’une motion de censure passée à neuf voix de faire chuter le gouvernement n’est autre qu’une victoire pour ce gouvernement.
« Explosions », « escalades » et « montées aux extrêmes » sont des étiquettes que l’on tente de poser ou d’arracher. Il en va de même pour l’existence même de la crise, que les uns présentent comme allant de soi quand d’autres la nient.
Car quand un politicien ou une politicienne évoque l’escalade, l’émergence ou la non-émergence d’une crise, son objectif n’est pas de fournir une définition juste et technique de ce qui se passe. L’enjeu est plutôt de faire date, de marquer des points dans la compétition pour la définition de la réalité. De souligner, comme ça, en passant, qu’il ou elle est la personne « responsable », « lucide » et que ce sont les membres des autres camps qui sont « irresponsables ».
Avant d’être éventuellement acceptée par tous les acteurs, l’idée d’une crise est surtout un objet de menaces, d’avertissements, d’invectives, de stigmatisations réciproques, de marchandages : « si le gouvernement continue à ignorer les Français, nous entrerons dans une crise politique sans précédent » ; « si la France Insoumise continue ses outrances, nous allons quitter le jeu démocratique et ils en porteront la responsabilité » ; « si la Première ministre recourt au 49.3, elle nous dirige tout droit vers la crise » ; « si les députés LR renient leurs convictions et votent la motion de censure… ».
Enfin, les issues de la crise sont aussi des objets de marchandages. Passage en force et répression, recul sur la loi, changement de gouvernement, dissolution… aucune de ces solutions n’est la bonne par essence. Ce qui contribue le plus au succès d’une stratégie institutionnelle lancée par les dirigeants en place est généralement sa faculté à offrir à différents camps une chance d’y gagner quelque chose et, donc, des raisons de la présenter comme une solution négociée ou « fair-play ». Difficile de dire, au moment où l’on écrit ces lignes, si le camp présidentiel se résoudra à lancer des propositions susceptibles de satisfaire à ces critères, ou s’il continuera à miser sur l’essoufflement des protestations…
Article écrit par Alessio Motta, Enseignant chercheur en sciences sociales, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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