OPINIONS

Russie, 24 juin 2023: les chefs mafieux, la scène, le public et la fin du mythe

juin 27, 2023 15:36, Last Updated: juin 27, 2023 15:36
By Stéphane Frappat

Que s’est-il passé en Russie samedi 24 juin 2023 ? Seules quelques personnes le savent vraiment (je n’en fais pas partie), et tous les commentaires ne sont que suppositions.

Comme l’a écrit le journaliste David Satter [1], dans la Russie de Poutine, l’inimaginable est toujours possible : les attentats contre les immeubles d’habitation organisés par le FSB en Russie en 1991, la manipulation de l’attaque d’un théâtre par des terroristes tchétchènes dans l’affaire NordOst, l’invasion de la Crimée puis de l’Ukraine, etc. Le journaliste Peter Pomerantsev renchérit : « Rien n’est vrai et tout est possible » [2].

Tentons donc de nous attacher aux faits tels qu’ils apparaissent dans le domaine public ou tels que nous les connaissons de manière certaine en raison de notre présence en Russie pendant 25 ans, de notre proximité (voire de notre intimité pendant un certain temps) avec certains des acteurs de la pièce qui se joue devant nous.

Les acteurs : Prigojine, Poutine, Patrouchev, Shoigu…

Tous, à l’instar de Poutine, ont démontré depuis 25 ans qu’ils sont des maîtres du crime, de la manipulation et du double (voire triple ou quadruple) jeu. Nous savons donc qu’aucune de leurs déclarations ne peut être prise pour argent comptant. Nous savons aussi que tous sont devenus très riches, que leurs familles légitimes ou non ont des vies de jet-setteurs, et aucun n’a envie de mourir, être jeté au cachot ou retourner dans un deux-pièces soviétique. Ce qui les motive et les motivera toujours, c’est l’instinct de survie personnelle et la protection de leurs fortunes.

Commençons par Prigojine. Prigojine (inutile de revenir sur son passé) est un fidèle de Poutine, grâce à qui il est devenu extrêmement riche, puissant et influent. Il a été, sous la direction du GRU (le renseignement militaire russe), l’agent, armé ou non, des principales opérations de déstabilisation mises en place par la Russie depuis une dizaine d’années, soit via Wagner (Afrique francophone, Soudan), soit via ses « fermes » de trolls (élections américaines, françaises, etc.). Mais Prigojine n’est ni le fondateur, ni le propriétaire de Wagner : il en était le responsable financier jusqu’à 2022, puis il en est devenu le gérant. Même s’il semble en avoir pris le contrôle, ces éléments sont importants : Wagner ne lui appartient pas. Était-il seul à la tête de l’entreprise le 23 juin ? A-t-il été capable de s’affranchir de ses liens avec le GRU ? Peut-il être manipulé (à cette question, la réponse est évidemment oui, comme tout un chacun ; il est en tout cas impossible que personne dans l’entourage proche de Prigojine ne soit un agent infiltré du GRU, voire du FSB). Pouvait-il et voulait-il, tel Brutus César, trahir Poutine jusqu’à une issue fatale ?

Shoigou semble être l’adversaire désigné de Prigojine. Ma première réaction est que, dans le théâtre du pouvoir russe, une opposition si publique et évidente est à peine imaginable. Shoigou est exceptionnel dans l’oligarchie politique russe, puisqu’avec Sergei Kirienko, il est, 23 ans après, le seul survivant de l’ère Eltsine. Cela montre qu’il est surtout un redoutable politique, capable à la fois de s’opposer et de s’intégrer. Mais nous savons avec certitude qu’il n’est pas un proche de Poutine, même si, depuis 2015, Poutine a dû, de manière plus ou moins forcée, s’appuyer sur lui. Il est de-facto le représentant d’un clan politique qui n’est pas totalement subordonné à Poutine. On peut donc se demander si les attaques de Prigojine contre Shoigou ont été téléguidées par Poutine en personne. En même temps, le GRU est sous sa supervision et a été le principal parrain de Wagner depuis sa création.

On sait de Poutine que, dans sa mythomanie manipulatrice, il aime croire et faire croire qu’il tire les ficelles du spectacle de marionnettes depuis les hauteurs cachées et obscures, tel que nous le raconte la biographie fantasmée de ses années au KGB à Dresde. Mais on sait aussi et surtout que, par sa lâcheté maladive, il fuit toute situation qui le dépasse comme pour la disparition du sous-marin Koursk, l’attaque du théâtre lors de la pièce Nord-Ost, etc. D’ailleurs, nombre d’indices permettent de penser que dès vendredi soir il a quitté Moscou pour sa résidence de Valdai, d’où il a appelé à l’aide ses alliés de l’Organisation du traité de sécurité collective, qui ont poliment répondu qu’ils ne pouvaient rien faire (publiquement d’ailleurs pour le président kazakhe). En tout cas, à la fin de la pièce, il apparait totalement dépassé et comme la principale victime de cette journée dramatique.

Nikolai Patrouchev, le secrétaire du Conseil de sécurité, donc l’homme de fait le plus puissant de Russie après le président, s’est fait remarquer par son silence. Depuis Staline d’ailleurs (secrétaire du Comité central du parti), toute fonction de secrétaire d’un organe collectif représente en Russie un pouvoir et une menace. On sait tout de la rivalité entre Patrouchev et Poutine, qui va de la taille respective des appartements qui leur furent attribués par le FSB lors de leur arrivée ensemble à Moscou en passant jusqu’à la désignation de Poutine comme directeur du FSB alors qu’il n’était que colonel. On sait aussi que Patrouchev est un homme qui ne recule devant rien pour asseoir et renforcer son pouvoir, y compris exclure Poutine de ses décisions mais lui en faire partager la responsabilité afin qu’ils soient associés dans le crime[3] : des attentats de 1999 à l’explosion du vol Ukraine International Airlines 752 en 2020 à la veille de la réunion secrète avec Zelenski à Oman, la liste est longue. Patrouchev a aussi mis en place un réseau de bloggers concurrent de celui de Prigojine, qui n’hésitent pas à attaquer directement Poutine et à propager la rumeur que son fils Dmitry, ministre de l’Agriculture, serait le successeur désigné du Président (ce qui prépare déjà l’opinion au fait que Poutine peut quitter le pouvoir bientôt).

Alexander Loukachenko, le président biélorusse, a un rôle dans la politique russe beaucoup plus important que ce que l’on voit ou croit, d’autant plus que son sort est directement lié à celui de Poutine. Dès minuit vendredi soir, il a quitté par précaution Minsk pour la Turquie, comme l’ont confirmé dimanche les médias turcs. De là, il a d’abord refusé un appui militaire à Poutine, mais a accepté d’être l’entremetteur entre Prigojine et lui, avec le succès que l’on connait.

Le rôle des figurants est bien sûr tenu par l’état-major russe, dont l’objectif principal n’est pas de gagner la guerre, mais de continuer à s’enrichir de manière indécente (ce qui peut impliquer certes de gagner la guerre, mais surtout de la faire durer) via les commissions prélevées sur les contrats d’approvisionnement, les investissements dont les financements sont en partie ou totalement détournés, la corruption et la prévarication à tous les échelons (du simple pot-de-vin pour être réformé à celui pour être promu), la revente des biens militaires (du paquet des soldats aux armes lourdes), et puis surtout -comme en Syrie- des missions de sécurité privée pour le compte des oligarques russes ou locaux, où les brigades privatisées sont en concurrence directe avec Wagner. Depuis l’élimination (physique) des généraux soviétiques tels que Lebed et Rokhline, la corruption et les compromissions des généraux russes sont telles que ce sont elles qui déterminent leurs actions, et non la direction des armées.

La scène

Le spectacle commence par l’annonce inattendue et tendue de Prigojine que les troupes de Wagner ont été bombardées délibérément par l’armée russe et que des dizaines de mercenaires sont morts, rapidement relayée par les bloggers qu’il entretient qui ajoutent que Shoigou était lui-même à Rostov pour superviser l’opération.

Tout d’abord, n’oublions pas que Prigojine est un maître dans la distribution et la promotion de fausses nouvelles ; c’est d’ailleurs ce qui lui a valu sa renommée en Occident, bien avant Wagner. Aujourd’hui, nous ne savons d’ailleurs pas ce qui s’est passé, ni même si cette attaque a vraiment eu lieu ou a fait des victimes.

Mais on ne peut pas ne pas la mettre en parallèle avec les rumeurs qui ont circulé sur le fait que Prigojine aurait offert aux Ukrainiens la localisation des unités régulières russes en échange de la prise de Bakhmout (qui était essentielle pour qu’il puisse remplir ses engagements personnels vis-à-vis de Poutine), ni avec le bombardement d’un centre de rassemblement des conscrits (prétendument localisé par les Ukrainiens en raison d’une concentration d’appels de téléphones portables) lors de la nuit de la Saint-Sylvestre.

Quoiqu’il en soit, comme le plan d’Elia Kazan lors des premières minutes de « À l’Est d’Eden » et quel que soit son lien avec le reste de l’action, c’est le prologue du spectacle.

L’avancée sur Rostov, puis la prise de la ville, ont eu lieu avec une rapidité surprenante. Imaginons que, telle la Grande Armée partant de Boulogne-sur-Mer vers l’est après la destruction de la flotte à Trafalgar, des milliers d’hommes (25000 dit Prigojine, sans doute entre 10 et 15000), des centaines de véhicules, en quelques dizaines de minutes vont faire demi-tour, de manière organisée mais totalement impromptue, sans plan prédéfini, vers une nouvelle cible ? Je ne suis pas un spécialiste militaire, mais une telle logistique me semble toutefois hautement improbable.

D’autre part, pour ceux qui connaissent les modes d’accès aux villes russes, grandes et moyennes, et qui ont connu les routes du Caucase dans les années 2000 (pendant et après la guerre de Tchétchénie), il est incroyable que la ou les colonnes de Wagner ait pu se diriger en toute impunité (même si quelques milliers de dollars en espèces sont toujours un laisser-passer efficace en Russie) vers Rostov, puis y entrer, et finalement prendre la ville en quelques heures, sans qu’un coup de feu pratiquement ne soit tiré. Rappelons à cet égard, que Rostov est le siège de la zone militaire sud russe, c’est-à-dire de la région la plus militarisée d’Europe, en raison d’une part des tensions persistantes dans le Caucase, et d’autre part de la guerre en Ukraine pour laquelle Rostov est la principale base arrière.

Rostov, 1,2 million d’habitants, capitale administrative et militaire du Sud de la Russie a donc été atteinte et prise en quelques instants par un groupe de mercenaires venant d’Ukraine !

Désormais, l’action a lieu dans la plaine. Entre Rostov et Moscou, rien : une des rares autoroutes russes, construite par Poutine en préparation de l’attaque de l’Ukraine ; une plaine agricole sans grandes villes, massifs forestiers ou relief naturel. Donc, la colonne armée avance sans résistance (à peine quelques escarmouches), mais aussi à découvert. Wagner a laissé environ 5000 hommes à Rostov pour maintenir son contrôle sur la ville, et entre 5 et 10.000 hommes (240 véhicules au maximum) avancent donc vers Moscou. Et soudainement, à 200 kilomètres, de la capitale, elle décide d’opérer un demi-tour, toujours intacte, sans -comme le dit Prigojine- aucune perte dans ses rangs. On aurait pu imaginer, par exemple, qu’une division d’élite comme celle de Kantemir (quatrième division blindée de la garde), basée 70 km au sud-ouest de Moscou et qui compte plus de 12.000 hommes chargés de défendre Moscou, aurait pu se disloquer et tenter d’intercepter la colonne de Wagner. Une multitude de questions se posent donc : que pouvait espérer Prigojine avec moins de 10.000 hommes s’il atteignait Moscou ? Les unités chargées de protéger Moscou existent-elles toujours ou ont-elles été détruites en Ukraine ? Pourquoi aucune attaque aérienne massive n’a-t-elle eu lieu ?

Moscou est la troisième scène qui s’offre à nos yeux. Remarquons que tous les bâtiments publics et les grands axes étaient dès vendredi soir sous le contrôle de l’armée. Ce que les putschistes militaires ont tenté sans succès en 1991 et 1993, en rencontrant une forte résistance, a été accompli en quelques heures et sans coup férir. À croire que nombre de forces (mais pas les divisions d’élite) étaient disponibles pour être déployés à Moscou plutôt qu’à Rostov à quelques kilomètres du front ukrainien.

Moscou, un vendredi soir à la fin juin, est une ville vide. Les décideurs, à l’exception de quelques égarés dans les boîtes de nuit sélectes, passent leur week-end à Saint-Pétersbourg dont beaucoup désormais sont originaires, dans leurs datchas à quelques dizaines de kilomètres, voire à Doubaï (qui a remplacé Londres, Paris et Nice) ou dans leurs manoirs du quartier de Roublovka, à l’ouest de la métropole de 12 millions d’habitants.

Donc, de fait, l’armée avait deux jours (en fait trois, puisque le maire de Moscou avait décrété que lundi serait chômé en raison de la situation) pour prendre une position civique : protègerait-t-elle physiquement les institutions ou en prendrait-elle le contrôle ?

Le public

Le public russe, comme le montre les images de Rostov, regarde le spectacle, imperturbable et souriant. Une manière de dire : qu’ils règlent ça entre eux, ça ne nous concerne pas, et ce n’est surtout pas le moment de dire quelque chose qui pourrait être interprété, puisque de toute façon, rien ne changera pour nous. À peine une petite minorité s’est ruée vers les aéroports, où le prix des billets vers la Turquie a soudainement augmenté de … 1000%.

Pourquoi d’ailleurs descendre dans la rue et prendre position pour un camp ou l’autre ? Après tout, aucun des protagonistes ne propose un changement de système qui rendrait sa liberté au peuple russe (si tant est que celui-ci désire sa liberté ou un changement de système) : il s’agit à peine d’un règlement de comptes entre petits chefs mafieux, assez typiques de la Russie des années 1990.

Quant aux oligarques et aux milieux d’affaires, assis dans l’obscurité des balcons, une coupe de champagne à la main, ils ont prouvé une fois de plus par leur silence qu’il était inutile d’attendre une position politique de leur part. Mutisme et opportunisme.

Que va-t-il donc se passer désormais ? Je n’en sais rien, seuls les scénaristes (s’ils existent – mais la Russie m’a appris que, dans ce pays, rien de politique n’arrivait de manière improvisée ou fortuite) de ce reality show en mondovision le savent.

La Russie reste un théâtre d’ombres, et un observateur n’a aucune chance de comprendre dans l’immédiat qui sont en réalité les acteurs derrière la toile. Ce qui est clair, c’est que Prigojine n’avait aucune chance de prendre Moscou avec 10.000 hommes – et il le savait. Donc, deux hypothèses : soit à court ou moyen terme, cette action est destinée à préparer les Russes à une défaite éventuelle en Ukraine en étant rejeté sur Shoigou et les militaires (une variante serait que, grâce à Vladimir Vladimirovitch, le pire a été évité) – ce qui est le message que Prigojine imprime depuis des semaines dans l’esprit de la population ; soit Prigojine a été un instrument, volontaire ou manipulé, pour permettre à court ou moyen terme la prise de pouvoir d’un groupe (autour des militaires ? autour de Patrouchev ?) dans le calme et sans effusion de sang. Les prochaines évolutions après le retour de Wagner dans ses bases du Donbass ne seront sans doute qu’une nouvelle scène dans cette pièce, et il nous faudra du temps pour en voir le dénouement réel.

Ce qui est évident toutefois, c’est que le 24 juin 2023 marque très probablement la fin du mythe autour du régime de Poutine : celui d’un leader incontesté derrière lequel marchent tous les Russes, y compris les élites ; celui d’un pouvoir inébranlable ; celui de la paix interne après les années de guerre en Tchétchénie ; celui de la stabilité et de la « verticale du pouvoir ». Le mythe s’est écroulé, le système sans le mythe sans aucun doute s’écroulera aussi.

Article écrit par Stéphane Frappat. Publié avec l’aimable autorisation de l’IREF.

L’IREF est un « think tank » libéral et européen fondé en 2002 par des membres de la société civile issus de milieux académiques et professionnels dans le but de développer la recherche indépendante sur des sujets économiques et fiscaux. L’institut est indépendant de tout parti ou organisation politique. Il refuse le financement public.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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