L’organisation terroriste État islamique vaincu au Moyen-Orient, le cœur du djihadisme s’est-il déplacé au Sahel ? Les organisations terroristes installées dans la région provoquent des mouvements de populations. Dans « L’Afrique, le prochain califat ? », paru en février aux éditions Tallandier et dont nous vous proposons ici un extrait, Luis Martinez, politiste et spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient à Sciences Po, détaille les risques, notamment humanitaires, liés à l’expansion du djihadisme au Sahel.
À l’instar d’autres régions dans le monde, l’Afrique est confrontée à la diffusion violente du salafi-djihadisme et au projet politique d’instaurer des émirats islamiques sur les déboires des États-nations postcoloniaux.
Pour les autorités des pays du Sahel comme pour la France, les motivations de l’insurrection djihadiste ont été difficiles à comprendre. Beaucoup croyaient que la violence au Mali ne déborderait pas chez ses voisins. Les attentats contre les forces de sécurité, les massacres de civils et les témoignages d’habitants dans les zones gérées par les djihadistes ont provoqué au début un vent de panique et un sentiment de sidération face à la rapidité de leur expansion et à la facilité de leur consolidation.
Des populations livrées à elles-mêmes
Dans la région du Liptako Gourma par exemple, l’État est absent et les humanitaires peu présents en raison des menaces envers les ONG. La région est caractérisée par une démographie très élevée, les jeunes de 15 ans représentant environ 50% de la population. Beaucoup n’ont plus accès à l’école en raison des menaces sur les enseignants. L’organisation terroriste État islamique trouve donc là un vivier de jeunes combattants confrontés à une pauvreté endémique.
En 2018, près de 900.000 personnes, presque 10% de la population de ces régions, étaient considérées en « insécurité alimentaire sévère ». Les effets du changement climatique, la sécheresse et les inondations sont destructeurs et affectent les activités économiques de ces territoires, essentiellement de l’agriculture et de l’élevage. Avec plus de 9 millions de bovidés et 25 millions d’ovins et caprins, les conflits sont nombreux entre éleveurs et agriculteurs en raison de l’expansion des terres agricoles au détriment des premiers. À ces conflits fonciers s’ajoutent des conflits entre groupes communautaires en lutte pour le contrôle du pouvoir local et des activités illicites.
En contrepartie de leur allégeance, les groupes djihadistes autorisent les populations locales à désobéir aux interdits édictés par les autorités concernant la chasse dans les aires protégées, la pêche, la transhumance, l’orpaillage. Ils perçoivent une zakat, ou taxe, sur le cheptel. Ces recettes attirent toutes sortes de personnes disposées à rejoindre les groupes djihadistes si ces derniers engendrent des activités lucratives : anciens coupeurs de route et bandits trouvent dans ces « managers » du djihad un exutoire salutaire en donnant un sens religieux à des pratiques criminelles.
Le vol de bétail et les enlèvements de personnes deviennent, par exemple, des activités intégrées dans l’économie du djihad pour le plus grand bonheur des criminels, trouvant dans les territoires gérés par les djihadistes des avantages qu’ils n’avaient pas auparavant. Considérés comme des bandits ou des criminels par les autorités, ils deviennent des entrepreneurs qui contribuent à l’économie des « territoires libérés ».
L’agriculture et l’élevage emploient 70% de la population au Sahel et les effets du changement climatique alimentent les conflits et les tensions dans des régions où les problèmes fonciers sont récurrents. Les projections du GIEC laissent entrevoir une diminution des récoltes de 20% sur chaque décennie d’ici à 2100, alors même que la population atteindra les 500 millions d’habitants.
Au Niger, par exemple, avec la population urbaine la plus faible de la région (18%), mais avec la croissance démographique la plus dynamique (61 millions d’habitants en 2050 selon les estimations), la question de la sécurité alimentaire se pose avec acuité. Les violences ont poussé des millions de personnes à fuir leurs villages et à rejoindre les camps de fortune des déplacés de l’intérieur. Des centaines de milliers d’enfants sont privés d’école et deviennent de futurs enrôlés. Dans certains pays, comme dans la région du lac Tchad, fief de Boko Haram, le taux de scolarisation des enfants ne dépasse pas les 7%. Pour les populations civiles, l’insurrection djihadiste est venue aggraver des maux déjà nombreux.
La fuite de millions de civils
En juillet 2022, le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR), une agence des Nations unies, lance un cri d’alerte : le Sahel traverse l’une de ses pires crises avec des millions de déplacés, mais c’est pourtant l’une des plus ignorées.
Environ trois millions de personnes ont fui la région en raison des affrontements entre les insurrections djihadistes et les forces armées. En moins de dix ans, le nombre de déracinés est passé de 217.000 en 2013 à 2,1 millions en 2021. Au Burkina Faso, les régions du Nord et du Nord-Ouest sont les plus touchées et les déplacés internes sont estimés à 1,5 million. Pour la seule année 2021, 500.000 personnes ont fui la région en raison d’attaques aléatoires de groupes armés contre les civils, des viols, des exécutions et de la destruction des infrastructures civiles.
Filippo Grandi, le haut-commissaire pour les réfugiés, souligne, après une visite dans la région, la dégradation de la situation et estime à 29 millions le nombre de personnes, dont la moitié sont des enfants, nécessitant une assistance et une protection vitale. « L’urgence, lance-t-il, est ici dans le Sahel, où les gens souffrent, sont massacrés, où les femmes sont violées et où les enfants ne peuvent pas aller à l’école. Il faut que nous intervenions au Sahel avant que cette crise ne devienne ingérable. »
Les violences dans cette région n’ont fait qu’accentuer et aggraver les souffrances des populations les plus vulnérables. En 2020, l’Unicef soulignait que cinq millions de personnes étaient en situation d’insécurité alimentaire dans la région (Mali, Niger et Burkina Faso) et que 700.000 enfants de moins de 5 ans pouvaient souffrir de malnutrition aiguë sévère. Dans le bassin du lac Tchad, l’insécurité inhérente à l’insurrection djihadiste menée par Boko Haram a provoqué la fuite de 2,8 millions de personnes, essentiellement des Nigérians, et exposé les plus vulnérables à des menaces d’insécurité alimentaire. Dans le nord-est du Nigeria, plus de huit millions de personnes ont besoin d’une aide humanitaire. Dans son ouvrage, Christian Seignobos souligne que le contrôle de Boko Haram sur « une grande partie des ressources du Lac » a amené les États de la région à interdire l’exploitation et la commercialisation des produits issus de ce dernier afin d’empêcher l’insurrection djihadiste d’engendrer des revenus.
Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA) estime à 5,5 millions le nombre de personnes menacées dans le bassin du lac Tchad (Cameroun, Tchad, Niger et Nigeria). Au Tchad, l’OIM (Organisation internationale des migrations) estime que la moitié de la population (360.000 habitants) de cette province administrative a quitté cette région : « C’est une tendance inquiétante car les déplacements sont devenus non seulement récurrents, mais aussi nombreux et prolongés en raison de la détérioration de la situation sécuritaire et environnementale », précise-t-on. En effet, au cours des quarante dernières années, la superficie du lac Tchad est passée de 35.000 kilomètres carrés à 2500 kilomètres carrés, provoquant une raréfaction des ressources pour les populations qui habitent les îlots et vivent de la pêche.
L’éducation au centre des inquiétudes
À l’instar de l’Algérie des années 1990, le secteur de l’éducation est une cible privilégiée des groupes djihadistes, car très facile à atteindre et avec des risques minimes de résistance. Les assassinats de directeurs d’école ou d’enseignants devant leurs élèves sont à l’œuvre.
Accusés de faire l’école du colonialisme ou du « Blanc », de collaborer avec les forces de sécurité, les enseignants sont des cibles chroniques des djihadistes. De nombreux observateurs soulignent que l’éducation est le principal enjeu dans la guerre d’une compétition idéologique : pour les djihadistes, l’enseignement du français doit être remplacé par celui de l’arabe et du Coran. Les filles et les garçons doivent être séparés et les enseignantes voilées : « Ils disent que l’école des Blancs est haram. Ils préfèrent l’école coranique », témoigne un habitant dans le journal Le Sahélien.
Au Burkina Faso, un rapport de l’Unicef estime à 5700, en 2022, le nombre d’établissements fermés en raison des violences djihadistes et à 350.000 le nombre d’élèves privés d’école essentiellement dans les provinces du Soum, de l’Oudalan et de Loroum : « Non seulement les groupes armés islamistes qui ciblent des enseignants, des élèves et des écoles au Burkina Faso commettent des crimes de guerre, mais ils balaient des années de progrès ayant facilité l’accès des enfants à l’éducation », souligne Lauren Seibert, chercheuse et auteure d’un rapport de Human Rights Watch.
L’Unicef rappelle qu’en 2020, dans la région du Sahel, « plus de huit millions d’enfants de 6 à 14 ans [ne] sont pas scolarisés, soit près de 55% de cette tranche d’âge » et que la destruction des écoles ne fait qu’accentuer un problème structurel de fond. Au Mali, l’agence de l’ONU estime à 1664 le nombre d’écoles fermées, privant 500.000 élèves de classe, et plus de 700 au Niger. Dans ce pays, la plupart des écoles fermées sont dans la région du Tillabéri, dans le Liptako-Gourma, entre le Niger, le Mali et le Burkina Faso, où l’implantation de l’EIGS est très forte.
Un rapport de l’OCHA souligne que : « Les tueries des civils, les assassinats ciblés contre des leaders coutumiers et religieux, les enlèvements, les extorsions de biens et de bétails sont fréquents dans cette région », obligeant plus de 100.000 personnes à fuir. La région du Liptako-Gourma ou « des trois frontières » est caractérisée par une très grande pauvreté et par la jeunesse de sa population, dont la moitié à moins de 15 ans. Un rapport issu d’un travail conjoint entre l’Unicef, l’OCDE et l’OCHA fourmille de données sur ce Triangle du Liptako-Gourma, épicentre transfrontalier de la coalition djihadiste menée par l’EIGS.
Article écrit par Luis Martinez, Directeur de recherches, CERI, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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