Une faille dans la loi fédérale américaine permet aux parents adoptant un enfant de continuer à toucher des allocations quand celui-ci est abandonné. Une situation sans solution, et peut-être le prix à payer pour une politique d’adoption encouragée mais mal encadrée.
NEW YORK – L’histoire commence en 2014. La nuit est solennelle, solitaire, à l’intérieur de l’église de Mount Pisgah Baptist. Une fois que les longs bandeaux de lumière disparaissent derrière les bancs, les ténèbres s‘installent dans les alcôves. Jaquan Melton, âgé de 19 ans, pénètre dans le lieu pour dormir.
En tant que jeune travailleur sans-abri, Jaquan passe près d’un an à veiller dans l’église antique de Brooklyn. Le jeune adulte a élu domicile dans le bâtiment, quelque part entre les produits de nettoyage et les casiers de rangements. Sa mère adoptive continue de toucher les allocations du gouvernement pour prendre soin de lui – à peu près 700 dollars par mois ; et les chèques continueront d’affluer jusqu’à la majorité du jeune homme.
Cela fait quatre ans que Jaquan a été expulsé de la maison de sa mère adoptive. Depuis, il déambule, trouvant refuge dans les quartiers des églises ou chez des amis, incapable de trouver un endroit stable lui permettant de s’établir et de terminer ses études au lycée. Pendant ce temps, d’après son avocat, sa mère adoptive a touché près de 34 000 dollars en chèques – le jeune homme n’a jamais vu un seul dollar de cette somme.
Jaquan a bien tenté de s’adresser aux organismes d’aides publiques, mais on lui a répondu qu’il n’était pas admissible tant que sa mère adoptive recevrait des allocations pour lui.
Au cours des 22 dernières années, l’administration de New York pour les services de l’enfance estime qu’un enfant adopté sur vingt se retrouve finalement « hors système ». Des experts estiment que ce chiffre serait beaucoup plus élevé car aucune agence ne recense ni ne garde de trace des jeunes qui, comme Jaquan, frappent à leur porte.
Dans cette ville ainsi qu’ailleurs aux États-Unis, des parents adoptifs peuvent recevoir une subvention variant de 400 à 1 800 dollars par mois, en fonction de facteurs tels que l’âge, le handicap, ou les complications médicales.
« Il apparaît que la plupart du temps, ils acceptent de continuer à recevoir ces paiements », déclare Betsy Kramer, directeur de la politique publique à Avocats pour Enfants (Lawyers for Children).
Il n’est pas évident pour les organismes publics de clôturer un dossier de subventions pour adoption. En raison du manque de clarté des lois fédérales sur la question, beaucoup d’organismes sociaux ne sont pas autorisés à le faire, et ce même si l’enfant est revenu dans une structure d’accueil. Même contrôler le bon déroulement d’une adoption semble relever du parcours du combattant. « Il y a certaines personnes qui ont vraiment réalisé qu’il y avait une faille dans le système, et l’exploitent », relève Dawn Post, co-directeur du centre Avocats pour Enfants à New York.
Encourager l’adoption, à quel prix ?
Avant 1980, les gens ne recevaient aucune subvention s’ils adoptaient des enfants. Les États percevaient une aide financière au niveau fédéral pour prendre soin de l’enfant tant qu’il était dans une structure d’accueil, mais une fois adopté par une famille, les allocations s’arrêtaient.
La politique était de décourager les gens d’adopter dans le cas où ils n’en avaient pas les moyens. Une situation est alors apparue : les enfants ne pouvant retourner au domicile familial de leurs parents biologiques n’avaient aucun espoir de trouver une famille d’adoption ailleurs.
Dans l’intention d’aider les enfants d’accueil à trouver de nouvelles familles, le Congrès a adopté l’Aide à l’Adoption et la Loi sur la protection des enfants en 1980. Le texte prévoyait une allocation mensuelle pour les familles se décidant à adopter un enfant.
Mais certains règlements d’adoption ont été rédigés de manière ambiguë, ce qui a eu pour conséquence un effet pervers.
À travers les années 80 et 90, Judith Leekin, résidente de Queens, a utilisé une fausse identité pour adopter 11 enfants. Elle les affamait et les tenait attachés dans son sous-sol. Ils étaient privés d’éducation et de soins médicaux. L’un des enfants est présumé mort. En plus d’une décennie, elle reçu 1,6 million de dollars pour ces adoptions.
Des données indiquent que 70% des enfants issus d’adoptions brisées n’ont aucun contact avec leurs parents adoptifs.
– Dawn Post, co-directeur du centre Avocats pour Enfants à New York
Cela fait aujourd’hui sept ans que Judith Leekin a été reconnue coupable de maltraitance envers ces enfants. Et pourtant, le système n’a pas vraiment évolué, ainsi, d’autres « parents » pourraient suivre son exemple.
La Social Security Act, politique régissant les adoptions, stipule trois raisons pour mettre fin à une adoption : l’enfant devient adulte, émancipé (marié, ou engagé dans l’armée…) ou les parents ne fournissent aucun soutien à l’enfant.
Le soutien mentionné comprend le recours à une thérapie familiale, les frais de scolarité, d’habillement ou de services. Pour autant, aucune précision n’est donnée sur la qualité ou quantité d’aide apportée. D’après Dawn Post, une simple paire de chaussettes pourrait compter comme soutien, et justifier l’égibilité des parents à la subvention, quand bien même l’enfant dormirait sous les ponts.
« Des données indiquent que 70% des enfants issus d’adoptions brisées n’ont aucun contact avec leurs parents adoptifs », continue-t-il.
Des institutions telles que le NYC Administration for Children’s Services, ou encore le New York State Office of Children and Family Services, pourraient prendre en charge ces problèmes. Mais la situation ne dépend pas seulement de la compétence de ces agences car les parents adoptifs sont protégés constitutionnellement. Ils possèdent les mêmes droits que les parents biologiques et les lois fédérales ne donnent aucun cadre pour ces agences dans le cas d’une vérification du soutien apporté par des parents adoptifs.
Ainsi, à moins qu’un rapport de maltraitance ne soit rédigé, les services sociaux n’ont aucun moyen d’intervenir dans la vie privée des parents adoptifs ; ils perçoivent donc les aides de façon tout à fait légale.
Certains États ont contourné la législation en établissant des contrats dans lesquels les parents autorisent les services sociaux à vérifier les soins apportés à l’enfant, à des fréquences d’une à trois fois par an.
Dans le Dakota du Sud, l’un de ces contrats stipule que les services sociaux sont autorisés à cesser le paiement de subventions si l’enfant n’est pas domicilié chez ses parents au cours d’une visite de vérification.
Au Nebraska, le contrat d’adoption mentionne que l’État est autorisé à mettre fin à un contrat d’adoption dans le cas où un enfant retourne dans une structure d’accueil.
Cependant, beaucoup d’États ne spécifient pas dans leurs contrats que les services sociaux sont habilités à intervenir, ce qui laisse bien peu de choix aux autorités légales.
Dans une lettre au gouvernement fédéral en 2015, Gladys Carrion, commissaire de l’Administration for Children Services (ACS), a indiqué qu’au mois de février 2014, 143 versements ont été accordés à des familles dont les enfants adoptifs ont été recueillis en structure d’accueil. Ainsi, le service devait dépenser deux paiements par enfant, un pour la famille et un pour la structure d’accueil.
Et pourtant, bien qu’informés de cette situation, il était impossible pour les services de l’ACS de suspendre ces paiements ou de demander aux familles d’accueil de justifier les versements qu’ils percevaient.
Des douzaines d’agences, dans 18 États tels que la Californie, le Texas ou l’Alaska, ont envoyé des lettres exprimant leur incapacité à mettre fin à ces versements abusifs.
Ainsi, des enfants comme Saqoya Diaz peuvent se retrouver sans abri alors que leur famille d’accueil touche des aides. À 16 ans, Saqoya Diaz a passé des nuits à dormir dehors, bravant parfois les tempêtes de neige, alors que sa « mère » touchait 1 200 dollars par mois pour prendre soin d’elle.
Les cas récents de fraude concernant les allocations d’adoption démontrent qu’il y a des particuliers qui abusent du système.
– Gladys Carrión, Service de l’enfance de l’administration de New York city
Saqoya a été adoptée par sa tante alors qu’elle était en classe de sixième. À cette époque, son oncle a abusé d’elle, et cela a mis un terme au mariage entre sa tante et son oncle. Depuis, une tension a toujours existé entre elle et sa tante.
Après une altercation, Saqoya a été mise à la porte par sa tante. Elle avait 15 ans. À deux reprises, la jeune fille s’est excusée et a supplié sa tante de la reprendre, mais sans succès. Elle est devenue sans abri, vagabondant entre le Bronx, le Far Rockaway et le New Jersey. Elle n’arrivait plus à se rendre au collège de façon régulière, et s’est résolue à quitter l’école. Ses amis ne pouvaient pas toujours la loger, ainsi, elle dormait dans les bus ou dans les parcs.
Quatre ans plus tard, Saqoya a été embauchée comme manager dans une compagnie de distribution de boissons. Elle a finalement pu se payer son propre appartement. Mais des larmes coulent toujours sur ses joues lorsqu’elle se rappelle les douloureuses nuits de son adolescence.
La tante de Saqoya et la mère adoptive de Jaquan ont été contactées à plusieurs reprises, mais n’ont pas désiré s’exprimer.
Des normes très peu contrôlées
À l’âge de 21 ans, certains souvenirs d’enfance restent gravés dans l’esprit de Jaquan Melton. Comme la douleur qu’il éprouvait quand sa mère adoptive le battait avec des cordes, des bouteilles ou une planche de bois.
Une pétition pour maltraitance à l’encontre de sa mère adoptive a circulé. Jaquan et les cinq autres enfants qu’elle avait adoptés lui ont finalement été retirés.
Jaquan a ensuite fait des allers-retours avec les structures et d’autres familles d’accueil. Six mois plus tard, pour d’obscures raisons, lui et deux des enfants avec lesquels il était sont retournés chez leur mère adoptive.
Il a été abandonné, et depuis cette époque, dort dans des abris de fortune dans des églises ou chez des amis. Sa mère adoptive continue de toucher 700 dollars par mois.
En 1997, le Congrès a signé une nouvelle législation – Adoption and Safe Family Act – destinée à encourager et protéger les enfants en les plaçant dans des familles d’accueil, accélérant ainsi leur adoption.
Avant cette loi, les centres d’accueil mettaient l’accent sur la réunification des enfants avec leurs parents biologiques. Avec pour conséquence le fait que de nombreux enfants languissaient dans des structures, parfois pendant toute leur enfance.
Cependant, ces adoptions accélérées ont aussi amplifié le risque d’adoptions par des parents peu attentifs au bien-être des enfants. Les conditions requises sont une formation d’une trentaine d’heures, un cadre pénal et une évaluation du domicile. Des critères « incroyablement bas », d’après Dawn Post.
Finalement, Jaquan a dû s’en sortir par lui-même. En lisant de la poésie ou des œuvres de Walter Dean Myers, son esprit s’évadait d’un monde bien sombre. Au collège, il excellait dans les débats ; il aurait aimé devenir avocat ou pompier. Apercevant des brasiers sur la route, il se rêvait à secourir les gens des flammes.
À 15 ans, ses parents adoptifs ont quitté le Bronx pour le Maryland, dans l’une de ces banlieues calmes de classe moyenne du Maryland. « C’était un de ces endroits dont on peut rêver », indique Jaquan. À 17 ans, il rejoint l’équipe d’athlétisme. Il pouvait courir une course de plus de 4 kilomètres en 15 minutes. C’était la plus belle époque de sa vie.
Une fois, durant l’été 2012, il est rentré plus tard chez lui en raison d’une rencontre sportive. Sa mère adoptive a été furieuse, et lui a reprocha de ne pas respecter les règles de la maison. Dans les documents de la cour pénale, il est écrit qu’il a fugué cette nuit-là. Mais Jaquan se rappelle les paroles de sa mère adoptive : « Fiche le camp de chez moi et ne reviens jamais ».
N’ayant nulle part où aller, il a abandonné le lycée, est revenu dans le Bronx pour rester avec ses anciens amis. Souvent, quand l’appartement où il résidait était trop occupé, il dormait dans le sous-sol de l’église Pisgah Baptist.
Les adoptions brisées ne sont pas toutes le fait de mauvais parents
Demetrius Johnson a passé son enfance dans une structure d’accueil. Après un séjour dans une famille d’adoption, il est retourné au système. Ses parents adoptifs lui avaient précisé que pour eux, il n’était « qu’un chèque ». À l’âge de 21 ans, il aspire aujourd’hui à être un modèle pour les enfants de ces structures. Poursuivant ses études à l’université St John, il aimerait plus tard devenir avocat ou politicien.
Il admet avoir été un enfant difficile. Demetrius a été adopté à l’âge de 6 ans. En grandissant, il a commencé à mentir, à voler et à rentrer chez lui tard le soir. À 13 ans, ses relations avec sa mère adoptive se sont sérieusement dégradées et il est finalement retourné au centre d’accueil.
« J’ai passé mon temps à naviguer dans le système, je ne faisais confiance à personne », confie-t-il. « Je sentais que ma mère biologique n’était pas là pour moi… Ce n’était qu’une question de temps avant que chaque famille d’accueil ne me renvoie. Je faisais tout pour les pousser à le faire ».
Pourquoi, d’après l’administration new-yorkaise du service des adoptions, 1 enfant sur 20 retourne-t-il en structure d’accueil ? La négligence de certaines familles est en cause, mais la réponse est plus complexe que cela.
Certains enfants, traumatisés, ont un comportement dangereux à l’adolescence. De quoi décourager les parents. « Évidemment, les abus existent et cela est vraiment condamnable », explique Sarah Gerstenzang, une thérapeute travaillant avec les familles d’adoption. « Mais la majorité des familles sont des gens bien intentionnés qui ne savent pas dans quoi ils sont embarqués ». Bien des familles n’ont pas l’idée de consulter un spécialiste ou n’ont pas les moyens de le payer.
Un futur bien lointain
Difficile de dire ce qui se serait passé si Jaquan et sa mère adoptive avaient pu consulter un thérapeute. La mère adoptive de Jaquan l’a contacté en 2014, lui demandant de revenir habiter chez elle et de l’aider à payer le loyer. Jaquan a refusé. Ils ne se parlent plus depuis.
À 21 ans, il développe une calvitie prématurée. Il termine actuellement ses études et s’apprête à emménager dans son propre appartement. Il travaille à mi-temps dans la vente de téléphones portables à MetroPCS et suit une formation pour travailler en tant qu’agent de surveillance.
Le jeune homme se lève aux aurores chaque matin, et dans le matin frissonnant de New York, il avale les kilomètres. Il fait son jogging, réfléchit, pense à s’acheter des habits d’hiver, des couches, une poussette, et comment obtenir les 1 600 dollars dont il aura bientôt besoin pour couvrir un dépôt et le loyer du premier mois. De quoi le pousser à courir plus vite.
Au fond de lui, Jaquan est optimiste, il sait que dans un avenir lointain, il sera en mesure de gérer ses affaires pour lui et pour sa famille qui est en train de s’agrandir. Un jour, lorsque sa situation financière sera stabilisée, il se promet de devenir pompier.
« Le monde restera toujours le monde, il ne vous doit rien », déclare-t-il, ajoutant « Si vous voulez que votre vie s’améliore, c’est à vous de faire en sorte que cela s’arrange ».
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