Des conflits ensanglantent différentes régions du Soudan presque sans interruption depuis l’indépendance du pays, il y a cinquante ans. Mais en réalité, le Darfour, le Kordofan du Sud, le Nil Bleu, les collines de la mer Rouge et le Soudan du Sud (indépendant depuis 2011 mais toujours en guerre) souffrent d’une seule et même guerre qui s’est installée dans la durée. Les communautés du Soudan et du Soudan du Sud, comme du Tchad voisin, fournissent des recrues en masse aux différentes forces en présence.
Les civils, à commencer par ceux qui occupent des fonctions traditionnellement militarisées, sont recyclés en soldats de métier, contribuant à rendre floue la distinction entre civils et militaires.
60 ans d’indépendance, 49 ans de guerre
En 2009, le Panel de l’Union africaine présidé par Thabo Mbeki requalifiait la crise du Darfour de « crise du Soudan au Darfour ». L’expression peut paraître alambiquée, et ses implications n’ont été que partiellement prises en compte par les acteurs internationaux, soucieux de ménager le régime de Khartoum qui se présente depuis longtemps comme un allié dans la lutte contre le terrorisme ainsi que, désormais, contre la migration. Mais, comme l’accord de paix « global » qui l’a précédée en 2005, elle remet en cause la conception que le pouvoir central a réussi à imposer, y compris à nombre de ses ennemis déclarés : à savoir les guerres qui se sont succédé dans les différentes « périphéries » du Soudan ne sont que des conflits locaux sans lien entre eux.
Ainsi Khartoum a réussi à isoler ces crises, bien que la revendication essentielle et commune des insurrections dans les différentes périphéries ne soit rien d’autre que la fin de la concentration du pouvoir et de la richesse, depuis l’indépendance du pays en 1956, dans les mains d’un cercle de plus en plus restreint. Les oscillations idéologiques – du marxisme à l’islamisme – de ce cercle sont moins importantes que le sens partagé d’appartenir au « centre » du Soudan, par opposition à ses « marges ». Si la crise du Darfour est bien une crise du Soudan, le pays, jusqu’en 2011 le plus vaste d’Afrique, apparaît bel et bien comme le théâtre d’un conflit national, aux enjeux nationaux, et qui dure depuis soixante ans presque sans interruption. L’une des guerres les plus anciennes et les plus meurtrières au monde.
On considère que la « première guerre civile » soudanaise, limitée au Sud-Soudan, commence en 1955, un an avant l’indépendance. Interrompu en 1972 par l’accord d’Addis Abeba, le conflit reprend dès 1983 : la « deuxième guerre civile » s’étend du sud au nord du Soudan (régions du Sud-Kordofan du Nil Bleu et de l’Est), et dure jusqu’à l’accord « global » de 2005. Les guillemets s’imposent ici car le seul véritable gain est la possibilité d’indépendance pour le Sud.
Lorsque cette dernière survient en 2011, la guerre reprend dans les régions du Sud-Kordofan et du Nil Bleu, grandes oubliées de l’accord, et continue au Darfour. Depuis que la violence a repris aussi au Soudan du Sud, la « troisième guerre civile » soudanaise couvre simultanément la quasi-totalité des périphéries de l’ancien Soudan, mais continue d’être traitée comme une série de conflits locaux.
En 60 ans, le Soudan aura donc connu 49 ans de guerre et 11 de paix.
Traités comme des étrangers
Son cas n’est pas unique : au Tchad voisin, la première insurrection apparaît à peine trois ans après l’indépendance en 1960 et n’a cessé, depuis, de se métastaser en d’innombrables mouvements dits « politico-militaires ». Le Front de libération nationale du Tchad (Frolinat) formé en 1966 à Nyala, au Darfour, est la matrice de tous ces mouvements jusqu’à aujourd’hui : le chef de la principale rébellion tchadienne qui tente aujourd’hui de se reconstituer en Libye y a fait ses classes depuis l’âge de 14 ans, en 1978, avant de passer par d’autres mouvements.
Cette pérennité des rébellions dans la région ne s’explique pas seulement par la légitimité de la cause mais aussi par la faiblesse ou l’absence des États. Dans le nord du Tchad, le massif du Tibesti, bastion rebelle par excellence, n’a connu, depuis l’indépendance, qu’une vingtaine d’années sous l’administration, plutôt légère, de l’État tchadien, contre trente au moins en partie sous le contrôle de diverses factions rebelles. En outre, au nord du Tchad et ailleurs dans la région, les communautés périphériques, séparées par des frontières artificielles, ne sentent pas pleinement citoyens d’États qui les négligent ou les traitent comme des étrangers.
La paix, une parenthèse
La guerre durant, elle devient la norme plutôt que l’exception. Les cessez-le-feu ou les accords de paix qui constituent les grandes dates de nos chronologies des conflits n’apparaissent, au mieux, que comme des parenthèses entre deux périodes de guerre, pendant lesquelles les parties en conflit se réarment. Depuis 1990, le Soudan a ainsi connu cinq accords de paix par an en moyenne, généralement mieux couverts par les médias internationaux que les batailles, mais qui passent pourtant souvent inaperçus sur le terrain.
Ainsi, comme d’autres communautés, les Nuer de l’ouest du Nil ont leur propre calendrier, chaque année étant connue par un événement marquant. Il s’agit, bien plus que d’événements politiques, de vols de bétail ou de famines dont les conséquences se font encore sentir des décennies après. Ainsi la « Nuer civil war » des années 1990 est l’un des événements clefs qui explique la renégociation permanente du partage du pouvoir à Juba depuis 2013, plus que l’accord de paix mort-né signé en 2015. Du reste, ces accords impliquent rarement un passage immédiat de la guerre à la paix, comme ont pu l’être les armistices occidentaux du XXe siècle.
La guerre comme ascenseur social
Quand la guerre dure, des générations entières ne connaissent qu’elle : elle devient une activité, un métier, une source de revenus (importants pour certains), un mode de vie et même une culture. Elle est aussi l’un des seuls moyens pour les plus pauvres de prendre « l’ascenseur social », dans des sociétés souvent très inégalitaires – renouvelant ainsi la licence qui permettait aux « soldats-esclaves » des royaumes sahéliens d’échapper à leur condition voire de devenir des chefs de guerre. Au Tchad, le passage par la rébellion semble incontournable pour prétendre accéder au pouvoir.
De gré ou de force, les civils participent en masse à ces guerres. Ceux ayant déjà des armes et de l’expérience – groupes d’âge participant traditionnellement à la protection du bétail ou des villages, voleurs de bétail et bandits de grand chemin – sont souvent les premiers recrutés par les groupes rebelles et les milices. Règles et code d’honneur anciens font place à des volontés nouvelles de purification ou d’élimination des communautés vues comme ennemies. Chacun voyant l’autre comme un combattant plutôt que comme un civil, les tentatives occidentales pour distinguer clairement ces deux catégories ont peu de prise sur ces nouveaux guerriers.
Les limites des programmes de réinsertion
Il se trouve que nombre de ces mouvements armés et de ces guerriers ont déjà signé des accords de paix, et que ces accords prévoient systématiquement des programmes de DDR (Désarmement, démobilisation et réintégration) pour les combattants. Mais ces programmes ont très souvent échoué, parfois parce qu’ils n’ont pas été appliqués, parfois parce que les combattants eux-mêmes les rejettent. Même lorsque des combattants rebelles ont été intégrés dans des forces armées régulières, ils sont souvent restés marginalisés et impuissants à l’intérieur de ces forces, le commandement issu des élites traditionnelles restant réticent à partager son pouvoir et empêchant la constitution d’armées véritablement nationales.
Les anciens rebelles eux-mêmes sont aussi réticents à intégrer des forces qui sont amenées à combattre leurs frères d’armes restés en rébellion, et plus généralement à désarmer en échange d’emplois civils qui restent souvent inaccessibles : faute d’éducation, la plupart n’ont pour tout savoir-faire que la maîtrise des armes et des véhicules tout-terrain, ainsi que la connaissance de routes clandestines transfrontalières. Cela leur permet de se reconvertir dans des activités telles que la contrebande, le transport de migrants ou le trafic de drogue.
Dans tout le Sahel, la criminalisation des anciens combattants rebelles bénéficie surtout aux pouvoirs en place, qui, accusant leurs ennemis de n’être que des bandits, voire des terroristes, en profitent pour refuser de dialoguer avec eux.
La version originale de cet article a été publiée dans The Conversation.
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