ARTS ET CULTURE

Toute une époque en elles : portraits de femmes inconnues

Le portrait était un moyen d'élever l'identité du modèle en l'associant à des idéaux intangibles et à la magnificence de la tradition spirituelle
juillet 17, 2024 16:21, Last Updated: juillet 25, 2024 18:39
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La femme énigmatique et sans nom fascine depuis longtemps la conscience collective. Dans l’Antiquité, la figure féminine incarnait diverses vertus et domaines artistiques, ce qui a donné lieu à des personnifications reconnaissables comme les cinq sens, la liberté, les quatre saisons et la victoire. 

Dans le célèbre cycle de peintures de Pierre Paul Rubens relatant la vie de Marie de Médicis, le peintre a puisé dans les symboles chrétiens et le panthéon gréco-romain pour glorifier la reine. Ses figures allégoriques et mythologiques se mêlent aux scènes historiques pour représenter la reine de France dans de nombreux rôles vertueux, naturellement liés à la transcendance de l’ordre divin et au meilleur de la culture classique.

Les trois portraits de femmes suivants – celui d’Élisabeth Louise Vigée Le Brun de 1803, celui d’Ivan Kramskoi de 1883 et celui de Léonard de Vinci de 1489-1491 – sont tous des femmes non identifiées. Mais au lieu de faire perdre l’intérêt des spectateurs, l’anonymat des modèles amplifie l’attrait énigmatique et mystérieux des peintures. Les spéculations sur leur identité ont fait couler beaucoup d’encre. En l’absence de certitude, les femmes deviennent des tests de Rorschach, des tabula rasas  (littéralement : table rase), ou des personnifications des époques où elles ont été peintes.

Élisabeth Louise Vigée Le Brun

Autoportrait au chapeau de paille, d’après 1782, par Élisabeth Louise Vigée Le Brun. Huile sur toile. National Gallery, Londres. (Domaine public)

Élisabeth Louise Vigée Le Brun (1755-1842) est surtout connue dans l’Ancien Régime français comme la portraitiste bien-aimée de Marie-Antoinette. Artiste prolifique et couronnée de succès, Élisabeth Louise Vigée Le Brun a bénéficié du patronage d’aristocrates, d’écrivains et d’acteurs européens, réalisant 660 portraits et 200 paysages tout au long de sa carrière. Elle a été nommée dans les académies d’art de dix villes différentes, et a notamment été élue à l’Académie royale de Paris (la première institution artistique de France) par la reine de France elle-même.

Élisabeth Louise Vigée Le Brun a été formée à l’art par son père, Louis Vigée, membre de l’Académie de Saint-Luc, une guilde parisienne de peintres et de sculpteurs. Louis Vigée se spécialise dans la peinture à l’huile et les portraits au pastel, qui deviendront les supports artistiques préférés de sa fille. Dès son plus jeune âge, Élisabeth Louise Vigée Le Brun manifeste un penchant naturel pour l’art, une aptitude que son père encourage avec enthousiasme, s’exclamant : « Tu seras peintre, mon enfant, s’il en est », en voyant ses premières esquisses.

Le père d’Élisabeth Louise Vigée Le Brun décède alors qu’elle n’a que douze ans. À l’âge de quinze ans, Élisabeth Louise Vigée Le Brun gagne suffisamment d’argent en peignant des portraits pour subvenir à ses besoins, à ceux de son jeune frère et de sa mère, qui est veuve. Après quelques décennies de succès, au cours desquelles sa vie sociale, artistique et politique s’épanouit, la visibilité publique d’Élisabeth Louise Vigée Le Brun s’accroît tellement qu’elle est contrainte de fuir Paris à l’aube de la Révolution française.

Après la marche sur Versailles, Élisabeth Louise Vigée Le Brun et sa fille passent les douze années suivantes dans différentes villes européennes, tandis que l’artiste peintre exécute des commandes de portraits de la noblesse de Naples, d’Angleterre, de Suisse, de Pologne, d’Allemagne, d’Autriche et de Russie.

Nostalgie grecque

Portrait de femme, 1803, par Élisabeth Louise Vigée Le Brun. Huile sur toile. Musée national des femmes dans les arts, Washington. (Domaine public)

Le Portrait de femme, peint en 1803, est un produit de l’exil d’Élisabeth Louise Vigée Le Brun en Angleterre. Une jeune femme se repose contre un parapet en pierre au coucher du soleil, regardant au loin avec nostalgie. Elle porte une draperie ocre d’inspiration grecque sur un chemisier de crêpe vaporeux, dont les manches sont retenues par un anneau d’or. Des boucles couleur miel encadrent son front tandis qu’un riche voile bleu nuit enveloppe le reste de sa chevelure. La texture du voile semble à la fois veloutée et chiffonnée, et sa couleur assortie à la bande à glands qui recouvre le drapé ocre de la poitrine de la femme.

Un contraste de valeur spectaculaire est créé entre la peau claire de la jeune femme et l’environnement sombre, rendant sa silhouette lumineuse. Le pêche du coucher de soleil complète le rougissement de ses joues, et la lumière qui se reflète sur ses cheveux s’harmonise avec sa draperie et ses bijoux dorés.

Bien que l’identité de la beauté du tableau soit inconnue, certains historiens de l’art pensent qu’il pourrait s’agir d’Anne Catherine Augier Vestris, une danseuse française connue sur scène sous le nom d’Aimée.

L’incarnation d’une époque

Autoportrait de l’artiste, 1867, par Ivan Kramskoï. Huile sur toile. Galerie Tretiakov, Moscou. (Domaine public)

Ivan Kramskoï (1837-1887) est un peintre à l’huile et un critique d’art russe né dans une famille pauvre de la petite bourgeoisie. Il étudie à la prestigieuse Académie des arts de Saint-Pétersbourg, qui promeut le style de peinture néoclassique.

Bien que Ivan Kramskoï et certains de ses camarades de classe se soient rebellés contre les sujets classiques défendus par l’Académie russe des arts, le haut niveau de compétence technique enseigné par l’Académie à travers ses principes traditionnels transparaît dans les peintures d’Ivan Kramskoï. Il était particulièrement doué pour transmettre la vie intérieure de ses sujets, ce qu’il a cultivé dans ses portraits d’écrivains, d’artistes et de personnalités célèbres comme Léon Tolstoï et Ivan Chichkine. Il a également peint des portraits du tsar Alexandre III et de son épouse Maria Feodorovna, le plus haut niveau de mécénat.

En 1883, année où il peint le Portrait d’une femme inconnue, Kramskoï est à l’apogée de sa carrière. Lors de sa première exposition, le tableau fait sensation et donne lieu à de nombreuses spéculations sur l’identité de la personne représentée, en particulier sur sa vocation.

Portrait d’une inconnue, 1883, par Ivan Kramskoï. Huile sur toile. Galerie Tretiakov, Moscou. (Domaine public)

En réponse, Ivan Kramskoï a commenté : « Certains ont dit qu’on ne savait pas qui était cette femme. Est-elle décente ou se vend-elle ? Mais il y a en elle toute une époque ». La réputation énigmatique du tableau n’a fait que croître avec le temps, car les lettres et les journaux intimes de Ivan Kramskoï ne font aucune mention de la femme du tableau.

Dans une calèche ouverte circulant sur la perspective Nevski, la rue principale de Saint-Pétersbourg, est assise une femme portant un manteau de fourrure noire, des gants de cuir et un chapeau de velours avec des plumes d’autruche. Derrière elle, on aperçoit le palais d’Anichkov. Plutôt que le regard contemplatif et lointain de la femme du tableau d’Élisabeth Louise Vigée Le Brun, la femme du tableau de Ivan Kramskoï regarde directement le spectateur avec un regard pénétrant et confiant. La perspective de la composition place le spectateur sous le niveau des yeux de la femme, comme si nous marchions à côté de la voiture surélevée et que nous devions tendre le cou pour la regarder.

Les détails de la texture au premier plan du tableau sont rendus avec une incroyable minutie, comme le cuir du siège de la calèche, l’éclat satiné du ruban au cou de la femme, les perles et les plumes d’autruche qui bordent son chapeau, le reflet des perles à son poignet et les touffes de fourrure animale qui tapissent son manteau. Même ses cils sont peints avec une extrême attention aux détails, et la ligne de flottaison de ses yeux est délicatement ornée de fines traînées de peinture blanche, ce qui rehausse l’aspect réaliste de ses yeux.

En revanche, l’arrière-plan du tableau est rendu avec beaucoup moins de clarté et avec une palette de couleurs beaucoup plus sourdes et claires. Ce contraste entre un premier plan saturé, sombre et détaillé et un arrière-plan discret et clair permet d’attirer davantage l’attention sur le visage de la femme. Le ciel est d’un jaune beurre pâle, suggérant un coucher de soleil par une veille d’hiver enneigée, ce qui expliquerait le rougissement des joues de la femme. La lumière réfléchie sur son visage est également clarifiée par le décor : la neige recouvrant les rues, la lumière du soleil se reflète partout, éclairant le visage de la femme par le bas.

Témoignage de la remarque de Ivan Kramskoï sur l’existence d’une époque entière en elle, le Portrait d’une femme inconnue a servi de couverture à diverses éditions d’Anna Karénine de Léon Tolstoï. Valerie Hillings, conservatrice au musée Guggenheim de New York, a déclaré à propos de la femme dans le tableau de Ivan Kramskoï : « Beaucoup de gens pensent qu’elle ressemble à Anna Karénine. Elle a ce sentiment particulier, cette particularité russe ».

Publication en 2016 par Centaur Classics de Anna Karénine de Léon Tolstoï. (Domaine public)

Expressions énigmatiques

Le petit panneau inachevé en bois de peuplier de Léonard de Vinci, surnommé La Scapigliata en italien, L’Échevelée  ou L’Ébouriffée, est entouré de nombreuses légendes. Peint avec des pigments de terre d’ombre, d’huile et de plomb blanc, le sujet, l’histoire et l’objectif de ce panneau restent entourés de mystère.

La Scapigliata, vers 1506-1508, Léonard de Vinci. Huile sur panneau. La Galerie nationale de Parme, Italie. (David Vives/Epoch Times)

Une femme aux cheveux ondulés en forme de vrille est représentée de trois-quarts, le regard baissé. Rendu dans un camaïeu d’ombres, le visage de la femme apparaît comme une sculpture très raffinée. La raison d’être du panneau a fait l’objet de nombreuses spéculations parmi les historiens de l’art. Certains pensent qu’il s’agit d’une esquisse de portrait pour un tableau inachevé de Sainte Anne ; d’autres affirment qu’il s’agit d’une petite étude pour la Vierge des rochers de Léonard de Vinci à la National Gallery de Londres ; d’autres encore pensent qu’il a été créé pour préparer le tableau perdu Léda et le cygne.

Quoi qu’il en soit, le mystère qui entoure la raison d’être du tableau correspond à la qualité mystificatrice de l’expression de la femme. Avec un sourire doux, à peine visible, semblable à celui de la Joconde, la femme semble inconsciente du monde qui l’entoure, et certainement inconsciente du monde du spectateur. Fidèle à sa technique d’application de la peinture, Leonardo utilise le sfumato (technique d’adoucissement des transitions entre les formes) pour fondre les traits du visage de la femme, créant ainsi des formes légèrement ondulantes aux gradations subtiles.

Une toile de fond inachevée fait ressortir encore davantage l’élégance du sfumato. Les boucles ébouriffées de la femme sont à peine massées, leur caractère et leur disposition encadrant son visage sont suggérés par des coups de pinceau secs et épars. Ses épaules et son cou, comme ses cheveux, ne sont que deux coups de pinceau d’ombre, et le reste du panneau est apprêté mais non peint.

Léonard De Vinci, Ivan Kramskoï et Élisabeth Louise Vigée Le Brun ont créé une image de la femme qui est devenue plus énigmatique avec le temps. Bien que les modèles des artistes soient inconnus, leur anonymat ne fait qu’accroître leur attrait mystérieux. Dans les trois tableaux, les femmes incarnent plus que leur beauté apparente : avec le temps et le développement de la tradition, elles incarnent la nostalgie de l’âge d’or, l’amour du pays et toute une époque.

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