Ces dernières années, les entreprises ont été fortement touchées par ce qu’elles appellent « la transformation digitale » ou « transformation numérique ». Si certains phénomènes sont concomitants de l’apparition de ce terme, comme notamment la généralisation de l’usage des smartphones, des tablettes et de l’univers applicatif et matériel qui leur est associé (développement et intégration dans les pratiques de travail et quotidiennes des technologies de travail collaboratif, apps, cloud computing, big data, etc.), les tenants et les aboutissants de cette transformation numérique sont encore assez mal définis.
La transformation numérique est vue comme un processus global de transformation qui va conduire l’entreprise à revoir ses modalités de collaboration avec les clients, ses processus de travail internes (organisation digitale) et parfois même son business model.
Face à ce phénomène, le sentiment partagé par les entreprises est un sentiment d’urgence et de nécessité d’adaptation afin de survivre dans ce nouvel environnement économique. Bien plus, ces technologies impliquent de développer de nouvelles pratiques de travail plus collaboratives, souvent en contradiction avec des pratiques encore largement fondées sur la planification et le contrôle des tâches.
Les entreprises vivent donc dans une période de turbulences qui bouscule à la fois leur modèle d’affaires (comment crée-t-on de la valeur ajoutée pour le client ?) et leurs modes d’organisation du travail. Pour créer du sens à cette transformation, les acteurs de l’organisation mobilisent alors des mythes.
Redonner du sens en période d’incertitude
Les mythes font partie de notre quotidien. Ils nous permettent de mieux comprendre notre environnement. Partager un mythe peut certes enfermer la pensée comme l’a montré Roland Barthes, mais il peut aussi servir d’objet intermédiaire traducteur et créateur de sens, dans une démarche d’appropriation d’innovations ou de transformations.
Le mythe révèle ce qui fait sens commun entre les acteurs. Jean-Pierre Vernant l’a particulièrement souligné : le mythe remet en mémoire les repères fondamentaux communément partagés dans un groupe social. En créant un référentiel compréhensible par tous, il apporte des explications, réconcilie des contradictions et aide à résoudre des dilemmes. D’une certaine manière, les mythes nous permettent de rester sains d’esprit face à l’incertitude de notre environnement. Comme l’évoque Burkert :
« Adultes et enfants les aiment et, en un sens, en ont besoin. Car ces récits, en cherchant à donner un sens aux choses, parlent d’un monde humain impossible à analyser comme on le ferait pour un simple assemblage de composants électroniques. »
Dans les périodes de transformations comme nous en vivons aujourd’hui au sein des organisations, ces mythes sont très présents. Ils ne restent pas aux portes de l’entreprise, bien au contraire : ils les traversent et structurent nos réactions par rapport aux changements. Ils jouent un rôle déterminant dans notre acceptation de ces transformations, mais également dans leur mise en œuvre. Aussi, il n’y a rien d’étonnant à ce que la transformation numérique que vivent aujourd’hui les entreprises véhicule de nombreux mythes, parfois contradictoires.
Les mythes de l’organisation digitale
Une étude menée par le Club digitalisation et organisation de l’ANVIE en 2015 montre que pour de nombreux salariés, l’organisation digitale ou numérique et les nouvelles formes de pratiques de travail émergentes (télétravail, coworking spaces…) sont associées au mythe du bien-vivre organisationnel.
Beaucoup de salariés, en particulier parmi les personnels d’encadrement, vivent au quotidien un décalage entre les pratiques de travail institutionnalisées dans les entreprises et le travail réel à effectuer. De plus en plus de cadres, très bien formés, ne supportent plus de vivre dans leurs organisations. Les discours infantilisants sur la pratique de travail, le contrôle permanent et le reporting perpétuel sont en contradiction avec ce à quoi ils ont été formés, et surtout avec les discours véhiculés par l’entreprise sur les attentes en termes de responsabilisation, leadership et compétences. Ils n’aspirent qu’à « mettre un coup de pied dans la fourmilière » et à sortir de l’inertie de pratiques de travail actuelles qui, pour beaucoup d’entre eux, en plus d’être désuètes, sont inefficaces.
La transformation numérique, parce qu’elle représente un nouvel horizon, et parce qu’elle remet le travail de terrain au cœur de la pratique de travail, est pour eux un idéal. Mythe d’une organisation ouverte, dynamique, innovante où l’on serait tous des amis et où la solidarité jouerait à plein, l’organisation digitale devient une sorte de Graal à conquérir.
Des mouvements sociaux de salariés s’organisent autour de cette vision de l’organisation digitale. Il ne s’agit pas tant de « libérer l’entreprise » en supprimant tout corps intermédiaire que de libérer l’intelligence collective par « l’intrapreneuriat », l’interpellation constante de l’organisation du travail. C’est en particulier l’objectif de l’association française les Hacktivateurs, qui appelle à « hacker » l’organisation du travail pour créer de nouvelles règles d’action collectives.
En même temps, ce futur du travail effraie et réveille d’autres mythes, tels que celui de l’aliénation de l’individu à la tâche (Digital Labor) ; l’aliénation de l’individu à la machine et le tout contrôle (technopouvoir et data-panoptisme ou effet Big Brother). De fait, l’intégration des technologies collaboratives dans les pratiques de travail accentue le contrôle des salariés. Ces nouveaux outils numériques permettent la structuration et le contrôle de flux d’information informels, émotionnels voire intimes qui n’étaient pas gérés jusqu’à présent :
- la capacité à capter et archiver des données sur le comportement quotidien et le savoir des collaborateurs ;
- le suivi en temps réel de statistiques de temps, de productivité ;
- l’effacement des frontières entre vie privée et vie professionnelle, entre l’activité travaillée et le loisir, tout comme l’effacement des frontières de l’entreprise (ubérisation et plateformisation des activités productives) suscite des questionnements et des inquiétudes sur la place des entreprises et du travail dans nos vies.
Que nos disent ces mythes sur nos organisations ?
Face à ces mythes, nous pouvons adopter plusieurs attitudes. D’abord, les repousser et les reléguer au rang d’idées reçues et de superstitions autour du changement. Cette attitude nous conforterait dans l’idée de rationalité et d’efficacité que nous avons des entreprises et de l’organisation des pratiques de travail. Toutefois, qui oserait dire encore aujourd’hui que l’émotion, l’irrationalité et les histoires n’existent pas en entreprise ? Cette position n’est guère tenable.
Nous pouvons aussi écouter ce que nous disent ces deux grandes mythologies et voir ce qu’elles révèlent sur nos organisations actuelles. D’abord, elles soulignent à quel point notre rapport à la pratique de travail et à l’entreprise est ambivalent. Nous attendons beaucoup du travail et nous en avons très peur.
Ces mythes du bien-être organisationnel et du data-panoptisme ne sont qu’une réminiscence de mythes anciens sur le travail pris entre lieu d’épanouissement collectif et individuel, et aliénation de l’Homme à la machine et à la tâche. Toute la littérature et cinématographie autour de l’entreprise et du travail, de Zola à Charlot, nous rappelle notre rapport complexe à la pratique de travail.
La question que l’on peut se poser est : pourquoi ressurgissent-ils aujourd’hui avec un tel antagonisme ? On aurait pu s’attendre à l’émergence d’une vision dominante sur le sujet (enfer ou paradis). Une des raisons est probablement que cette transformation numérique mobilise des technologies de l’information qui ouvrent de très nombreuses possibilités. Ce sont des outils extrêmement souples quant à leurs usages. Un smartphone peut être un formidable outil de collaboration comme un formidable outil de contrôle.
Cette « flexibilité interprétative » des technologies, c’est-à-dire la variété des usages que nous pouvons en faire dans et pour la pratique de travail, nous perturbe. Elle nous renvoie au fait qu’un outil n’est qu’un outil. Ce n’est qu’un moyen, un instrument de l’action. Avec les technologies de l’information actuelles, nous avons face à nous des outils qui nous permettent d’envisager une foultitude d’actions jusque-là inenvisageables. Qu’en faire ? Vers quoi aller ? Le meilleur peut être imaginé, comme le pire.
Ces mythes nous rappellent que l’organisation du travail est bien un choix de projet d’action collective. Le management n’est pas une démarche standardisée. Avec les mêmes outils, les mêmes méthodes, un projet collectif peut être mis en œuvre selon des modalités très différentes.
D’une certaine manière, la multiplication des outils technologiques nous amène à nous réinterroger sur leurs places et leurs rôles dans la pratique managériale. Cette instrumentation à l’extrême du management nous mène à adopter un regard beaucoup plus lucide sur les outils de gestion. Les technologies, méthodes et outils mobilisés pour l’organisation du travail sont comme le marteau qu’on met entre les mains du bricoleur : ils peuvent permettre de construire une belle étagère ou bien d’abîmer un mur. Cela dépend du choix et des compétences du bricoleur.
Aurélie Dudézert, Professeur des Universités en Sciences de Gestion, IAE de Poitiers, Laboratoire CEREGE, Université de Poitiers
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Comment pouvez-vous nous aider à vous tenir informés ?
Epoch Times est un média libre et indépendant, ne recevant aucune aide publique et n’appartenant à aucun parti politique ou groupe financier. Depuis notre création, nous faisons face à des attaques déloyales pour faire taire nos informations portant notamment sur les questions de droits de l'homme en Chine. C'est pourquoi, nous comptons sur votre soutien pour défendre notre journalisme indépendant et pour continuer, grâce à vous, à faire connaître la vérité.