ENTRETIEN – Pour le politologue Stéphane Rozès, président de Cap (Conseils, analyses et perspectives), enseignant à Sciences po Paris et HEC, ancien Directeur général de l’Institut de sondage CSA et auteur de : « Chaos : essai sur les imaginaires des peuples » (Cerf), l’embrasement de la Nouvelle-Calédonie résulte des singularités de la vie politique calédonienne mésestimées et contournées par le président de la République.
Nous abordons également dans cet entretien avec le politologue, la perspective d’un projet de réforme des traités européens visant notamment à mettre fin au droit de véto des États en se passant du vote à l’unanimité pour passer au vote à la majorité qualifiée. C’est l’objet d’une tribune publiée dans le Figaro et signée par 50 personnalités, appelant à un référendum. Cette tribune a été soutenue par l’ancien ministre Jean-Pierre Chevènement, Marine Le Pen et l’ancien premier ministre Édouard Balladur. Cet enjeu, selon lui « existentiel » pour reprendre la formule utilisée par Emmanuel Macron lors de son discours de la Sorbonne, se double de la question du partage européen de l’arme nucléaire française et de la place de la France au Conseil de Sécurité de l’ONU.
Epoch Times – Comment qualifieriez-vous la situation en Nouvelle-Calédonie ? Des puissances étrangères sont-elles à l’œuvre ?
Stéphane Rozès : Dramatique et instable. Déjà, nous déplorons cinq morts dont deux gendarmes. Sur ce dossier comme pour les autres, des puissances étrangères peuvent tenter d’influencer mais ce sont toujours des raisons profondes, intérieures, qui déclenchent les évènements. Depuis les accords de Matignon de 1988, il y a un processus qui tente de trancher démocratiquement et pacifiquement la question de l’appartenance de la Nouvelle-Calédonie à la France avec des négociations longues, selon les us et coutumes locales, entre représentants kanaks et caldoches puis le vote des citoyens.
Trois référendums sur l’appartenance de la Nouvelle-Calédonie à la France ont été organisés dans le cadre de l’accord de Nouméa de 1998. Le « Non » à l’indépendance l’a emporté lors de ces trois référendums. Les enjeux de ce long processus visaient à maintenir la paix en Nouvelle-Calédonie pour ne pas revivre les évènements terribles du passé.
Demeure une pierre d’achoppement sur la définition du collège électoral qui détermine les rapports de forces électoraux avec la venue de nouvelles populations non kanaks. Le président Macron a décidé, nonobstant les avertissements des élus calédoniens au regard des traditions locales, de fixer un délai très court pour aboutir à un accord. Cela a mis le feu aux poudres chez les jeunes kanaks dans un contexte de difficultés économiques et de fort chômage notamment du fait de la baisse du cours du nickel.
Vous êtes l’un des initiateurs de « L’appel de 50 personnalités pour un référendum sur « le tour de vis fédéraliste » de l’Union européenne », publié dans le Figaro le 23 avril. Dans cet appel, vous vous opposez à une proposition de résolution adoptée en novembre au Parlement européen visant à étendre à plusieurs domaines le vote à la majorité qualifiée et à réduire la possibilité pour les États de voter à l’unanimité et d’utiliser leur droit de veto. Pour vous, ce projet de réforme des traités européens est-il un danger pour la souveraineté de la France ?
Mon engagement, alors que je ne signe ni tribune, ni pétitions politiques depuis 40 ans – car je suis un analyste de la vie politique, pas un acteur de celle-ci, vient de ce que j’estime, avec les autres signataires, que ce processus déjà engagé représente un enjeu existentiel. Rappelons que déjà l’essentiel des réformes structurelles et lois nationales sont des transpositions de directives de l’Union européenne. La fin du vote à l’unanimité voudrait dire que des décisions européennes s’appliqueraient à un pays, nonobstant l’opposition de ses dirigeants. Cela serait la fin définitive de la souveraineté nationale, de la démocratie et cela saperait les conditions de la paix en Europe.
Ce dessaisissement des peuples de la maitrise de leurs destins justifie pleinement la demande que cela soit aux peuples d’en décider par référendum. Trois raisons, expliquent que la fin de la souveraineté nationale serait un danger mortel qui agirait comme un poison lent.
D’abord la souveraineté nationale – le fait qu’un pays, au travers de ses gouvernants, soit maître de son destin, est la condition de la souveraineté populaire, c’est-à-dire la maîtrise des gouvernés sur leurs gouvernants. Il n’y a pas de démocratie, de pouvoir du peuple par le peuple, sans souveraineté nationale. C’est pourquoi cette dernière est inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et qu’elle figure dès l’article trois de la Constitution. Le dysfonctionnement démocratique et de nos institutions résulte du contournement de la souveraineté nationale par l’UE. Il n’y a plus de lien entre la volonté de la Nation et les possibilités des gouvernants au sommet de l’État.
Ensuite, si l’Europe est dans une situation d’affaissement dans les domaines, économique, social, de l’innovation et géopolitique – on le voit avec la guerre en Ukraine où l’essentiel se décide à Washington, Moscou et Pékin, cela résulte du fait que les institutions de l’UE sapent les fondements de l’Europe que sont ses nations.
Si nous en sommes arrivés là, c’est précisément parce que les institutions de l’UE sont l’inverse du génie européen. Depuis « Mare Nostrum », il réside dans le fait de faire de la diversité de ses modèles culturels, politiques, économiques et social de ses peuples puis nations des projets commun. Or, l’UE , c’est l’inverse. Elle prétend, en contournant la souveraineté nationale, mettre en place au travers de gouvernances néolibérales, postnationales, des procédures uniques économiques et juridiques arasant la diversité de ses peuples et déstructurant la force de chacun de leurs modèles nationaux.
Enfin, si la fin du vote à l’unanimité était mise en place, les peuples s’en apercevraient assez vite et cela ne serait pas sans réactions. Ils chercheraient des boucs émissaires à cette dépossession démocratique. Leurs dirigeants, pour se justifier, pointeraient la responsabilité des autres dirigeants et peuples européens dans des décisions contraires à leurs souhaits et intérêts vitaux. Les nationalismes gagneraient partout et avec leurs lots de fractures et chaos au sein même de l’UE.
Le texte que vous dénoncez, prévoit également un renforcement de la Commission européenne qui serait renommée « Exécutif européen ». Craignez-vous une disparition des nations européennes ?
Oui, absolument. Nous sommes d’accord avec le général de Gaulle. Les nations diverses sont les fondements de l’Europe. Si on attaque les nations, on attaque ses fondations et comme une maison, l’Europe s’écroulera.
Ce sont ces périls qui expliquent la diversité et la qualité des signataires de cet « Appel de 50 personnalités pour un référendum sur le tour de vis fédéraliste de l’Union européenne ». Il comprend des républicains de droite et de gauche ou ne se situant ni à droite ni à gauche.
On compte parmi eux , entre autres, l’ancien président et du Conseil constitutionnel, Pierre Mazeaud, l’Amiral François Dufourq , l’ancienne directrice de l’ENA Marie-Françoise Bechtel, le directeur de la Revue Politique et Parlementaire Arnaud Benedetti, les philosophes Marcel Gauchet et Michel Onfray, l’écrivain Alexandre Jardin, l’ancien Président de la Commission des Affaire étrangères de l’Assemblée nationale André Bellon l’ancien directeur de la DGSE Alain Juillet, l’ancien ministre et entrepreneur Arnaud Montebourg , Nicolas Dupont-Aignan, Marie-Noëlle Lienemann. L’ancien ministre Jean-Pierre Chevènement, l’ancien Premier ministre Édouard Balladur et Marine Le Pen ont apporté leurs soutiens à cette tribune. On peut d’ailleurs la signer sur un site dédié.
La campagne des élections européennes est un moment important pour commencer à mettre cet enjeu sur la place publique et sous le contrôle des citoyens. C’est pourquoi nous interpellons tout le spectre politique et toutes les têtes de listes européennes pour qu’ils apportent leurs soutiens à cette initiative .
Selon vous, le referendum est-il un outil assez efficace et influent pour trancher cette question ? En 2005, le « Non » des Français sur la ratification d’un traité établissant une constitution pour l’Europe n’avait pas été respecté.
Le référendum est le seul outil démocratique que l’on connaisse pour que les peuples puissent être maîtres de leur destin. Mais vous avez raison de rappeler que le « Non » français à 55% au référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen a été contourné par le traité de Lisbonne de 2008 dévidé hors du contrôle direct des peuples.
Mais au moins, on savait que le Président Sarkozy, qui ne sera pas réélu, apposa cette signature à ce déni démocratique. Notre entrée dans la dérive et spirale anti-démocratique contre l’avis des peuples européens ne date pas d’hier. Mais là, il s’agirait avec la fin du droit de véto d’un bond en avant dans le vide antidémocratique sans possibilité de recours.
Emmanuel Macron a évoqué le mois dernier dans des journaux régionaux l’ouverture du débat sur le partage de l’arme nucléaire française pour garantir la sécurité de l’Europe. Des propos qui ont suscité de vives réactions dans l’opposition. Est évoqué également le partage du siège de la France au Conseil de sécurité de l’ONU. Qu’en pensez-vous ? Peut-on imaginer que cela puisse renforcer l’influence de la France en Europe ?
Ces initiatives affaibliraient définitivement la France « comme grande puissance » au plan géopolitique comme le revendiquait le Président Macron sans renforcer l’Europe, bien au contraire. Quelle personne sérieuse peut penser que l’on puisse à plusieurs, sur la base de la majorité de nations aux représentations et intérêts différents, sur la base de majorités fluctuantes, partager des décisions au Conseil de Sécurité de l’ONU ou a fortiori la dissuasion nucléaire. Tout cela révèle des visions technocratiques hors sols, d’utopies irréalistes et dangereuses.
En matière internationale, la puissance et la crédibilité ne résultent pas de procédures techniques de vote entre nations, mais au contraire de questions substantielles. La force géopolitique dépend seulement de la qualité du lien entre gouvernants et gouvernés, entre un peuple et ses dirigeants que l’on soit en démocraties libérales, comme nous encore aujourd’hui, en régime autoritaires ou dans les dictatures totalitaires.
Or, il n’y a pas un peuple européen mais des peuples européens Chacun a son imaginaire, ses intérêts, ses façons de penser, travailler, innover, consommer, communiquer ou guerroyer. Regardez l’OTAN, elle ne peut fonctionner que sous hégémonie d’une puissance, la puissance américaine. Le pouvoir, sur les questions essentielles, ne se partage pas. Seule la communication peut se décliner différemment selon les pays mais par définition, pas la stratégie. Imagine-t-on lier le sort des Français sur des questions de vie et de mort liées au travers de la menace nucléaire, du recours possible à la bombe atomique au sort des pays tels que la Pologne, a fortiori demain la Moldavie ou l’Ukraine en cas d’élargissement ?
Ce qui se prépare est une fuite en avant et relève d’une politique de gribouille. Dans son second discours de la Sorbonne sur l’Europe, le Président Macron a dit que l’Europe est « aujourd’hui mortelle, qu’elle peut mourir », puis a annoncé la fin du vote à l’unanimité en renvoyant à plus tard l’exposé de la question. Plutôt que de revenir sur les raisons de l’état de l’UE effectivement très grave, et d’en tirer les conclusions pour réorienter la construction européenne ; il propose un saut dans le vide en concluant le processus de fédéralisation qui nous a conduit là où nous en sommes aujourd’hui, loin du regard des citoyens.
Tout cela dénote une méconnaissance dangereuse de ce que sont l’Histoire, l’Europe et les peuples. Ce sont à ces derniers dont tout procède en temps de paix et de guerres. Ce sont à ces derniers de trancher.
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