ESPRIT DE LIBERTÉ

« La meilleure résistance au totalitarisme, c’est de nourrir l’âme humaine » – Ariane Bilheran

juin 7, 2023 18:32, Last Updated: novembre 11, 2023 16:13
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Diplômée de l’École normale supérieure (Ulm), Ariane Bilheran est philosophe, psychologue clinicienne et docteur en psychopathologie. Elle est spécialisée dans l’étude de la psychopathologie du pouvoir, de la manipulation, de la perversion, de la paranoïa, du harcèlement et du totalitarisme.

Il y a quelques mois, elle a publié un nouvel ouvrage intitulé Sur le Totalitarisme, Conférences 2021-2022. Un opuscule qui rassemble une série de conférences consacrées au phénomène totalitaire. 

Au regard de ses travaux en psychopathologie, Ariane Bilheran considère notamment que le totalitarisme correspond « à un délire paranoïaque », c’est-à-dire « une pathologie de contrôle » et « de persécution » des populations. 

« La spécificité du totalitarisme consiste à viser la domination totale, notamment sur la vie intime des gens, souligne la philosophe. Cet accaparement de la vie intime est aussi un accaparement des corps. Le totalitarisme s’approprie le corps des individus et les réduit à des corps que l’on peut anéantir. »

« Dans le système totalitaire, l’être humain devient superflu. Ce sont d’abord des catégories de population qui deviennent superflues, ensuite la persécution s’étend à d’autres catégories », poursuit Ariane Bilheran. 

Parmi les modes d’exercice du totalitarisme, la psychologue souligne notamment le rôle prépondérant du harcèlement, qui pousse les individus à l’autodestruction.

« Quiconque étudie un peu le harcèlement, ou a été victime de harcèlement, sait que même si son harceleur n’est pas en face de lui, il continue de le détruire. Il existe un mécanisme appelé introjection en psychopathologie : à partir du moment où l’on a été traumatisé, et plusieurs fois, la marmite continue de bouillir. C’est ce qui amène l’explosion des tentatives de suicide que l’on connaît actuellement. »

Selon l’auteur, le totalitarisme fonctionne à l’idéologie « une narration mensongère du point de vue de la vérité et mensongère du point de vue de la réalité de l’expérience vécue » et recourt à la propagande pour la diffuser, asseoir son emprise sur les individus et les endoctriner. 

« Les masses sont fabriquées. Cette fabrication passe essentiellement par la propagande, c’est-à-dire la répétition permanente d’un mensonge. C’est un lavage de cerveau », explique Ariane Bilheran. 

« Nous avons aujourd’hui des boîtes à endoctrinement, qui sont notamment la télévision et tout le règne de l’image en général. Il est très facile de manipuler les êtres humains à travers l’image, nous n’avons pas suffisamment de filtres au niveau de notre cerveau pour disposer de garde-fous complets sur le statut des images auxquelles nous sommes exposés », poursuit la philosophe. 

Outre le caractère mensonger des récits fabriqués par le pouvoir totalitaire pour subjuguer les masses, Ariane Bilheran relève également le recours systématique aux paradoxes, qui permettent de sidérer la pensée, ainsi que la manipulation des émotions « à la terreur et à la culpabilité ».   

« Cette attaque de la langue est très insidieuse, nous la subissons en permanence. La langue totalitaire change le sens des mots et introduit une série de paradoxes qui empêchent d’avoir accès à une langue qui permet de nommer la vérité des choses et la vérité de l’expérience. Il y a une contamination de ces expressions. À partir du moment où nous les adoptons, nous rentrons dans cette colonisation mentale. Quand on appelle santé publique le fait de ne pas soigner des gens, par exemple, nous sommes dans un langage mensonger », souligne la psychologue.  

Pour Ariane Bilheran, le totalitarisme fonctionne de la même manière que les phénomènes sectaires en cherchant à isoler les individus, à les priver de leurs repères, de leurs liens et de leurs appartenances. 

« Ces dernières années, les esprits ont été préparés à accepter cette différenciation entre les bons et les mauvais citoyens. Pour devenir un bon citoyen, il faut accepter de casser ses appartenances : les appartenances historiques, familiales, sociales, culturelles, les loisirs, le travail, etc. »

« Le système totalitaire est un système de haine. Cette haine entre les individus se caractérise par la méfiance, par l’envie. Le système totalitaire autorise les délations, il autorise le fait de s’approprier des choses de son voisin. C’est exceptionnel pour des individus en très grande frustration », ajoute-t-elle.

Inspirée par les travaux d’Hannah Arendt, Ariane Bilheran souligne que « le système totalitaire est la rencontre entre un pouvoir cynique et corrompu, et une masse d’individus crédules et obéissants ». 

D’après la philosophe, le totalitarisme ne peut en effet « se mettre en place sans la collaboration de nombreux individus » séduits par le pacte pervers et les fausses promesses du pouvoir totalitaire. 

« L’individu, parce qu’il appartient à un groupe, parce qu’il ne veut pas sortir de cette appartenance, va accepter différentes situations intolérables. »

Une fois pris dans l’engrenage totalitaire, les individus ont d’ailleurs beaucoup de mal à s’en extraire : « À partir du moment où la personne s’est engagée dans des actes, c’est beaucoup plus difficile pour elle de faire machine arrière parce qu’elle a accepté une collaboration et, inconsciemment, il est très compliqué pour elle d’assumer sa propre culpabilité. »

Selon Ariane Bilheran, la lutte contre totalitarisme passe par chaque individu et consiste notamment à sortir des conditionnements collectifs pour reprendre « son pouvoir personnel », cultiver sa liberté d’esprit, sa spontanéité, mais aussi à « polir les vertus de l’âme humaine » afin de retrouver « le chemin de notre vie intime ».  

« Nous avons affaire à un empoisonnement minutieux, généralisé, pas uniquement alimentaire, mais d’abord mental et émotionnel, remarque la philosophe. La meilleure résistance au totalitarisme, c’est de nourrir l’âme humaine. »

« Il y a toujours des hommes qui refusent ce système de contraintes, ce système d’esclavagisation, en mettant la liberté comme valeur suprême », poursuit-elle. 

« Le système totalitaire nous fait croire qu’il est intéressant d’être immortel. Ce n’est pas le cas. Ce qui est intéressant, c’est de valoriser son existence. Quelle est la valeur la plus haute que je peux mettre à mon existence ? C’est cela qui est important. »

Et Ariane Bilheran de conclure : « Tout le monde doit faire preuve de lucidité et s’interroger sur ses actes, ses choix et ses prises de décision. À quel moment et pourquoi est-ce que je collabore à ce système totalitaire ? Il y a différents types de collaboration. Est-ce que je le fais par peur ? Par culpabilité ? Pour être tranquille ? Est-ce que je le fais parce que j’y crois ? Tout cela doit être extrêmement clarifié. »

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