ARTS ET CULTURE

L’amour entre parents et enfants dans le « Roi Lear » de Shakespeare

L'une des principales tragédies de la pièce est que la jeune génération a oublié (ou rejeté) le lien qui l'unissait à l'ancienne
janvier 20, 2025 18:29, Last Updated: janvier 20, 2025 18:29
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Toute l’intrigue du Roi Lear repose sur la relation entre parents et enfants. Sur le plan thématique, cette relation constitue à la fois le drame le plus profond et l’espoir le plus vif de la pièce. Le Roi Lear est une tragédie sombre et affligeante, l’une des plus sombres de Shakespeare, et pourtant, des exemples d’amour tranquille et fidèle apparaissent dans la pièce, comme de lointaines lueurs d’étoiles qui ne sont pas tout à fait effacées par les nuages orageux.

Une fille fidèle

Au début de la pièce, le vieux roi Lear, désireux de se débarrasser du lourd fardeau de la couronne, « de se débarrasser de tous les soucis et de toutes les affaires » de sa vieillesse, envisage de diviser son royaume entre ses trois filles. Mais la part du royaume revenant à chaque fille dépendra de la profusion avec laquelle elle lui proclamera son amour. Plus elle lui manifestera son amour, plus son héritage sera important.

Les deux filles aînées de Lear, Goneril et Régane, n’hésitent pas à jouer la carte de la flagornerie. Elles affirment qu’il leur est plus cher que la vue, la liberté, la santé, la beauté, l’honneur et la vie elle-même. Mais leur langue n’est que venin et leurs yeux sont aiguisés par la cupidité.

Les Trois filles du roi Lear, vers 1875-1876, par Gustav Pope. Musée d’art de Ponce, Porto Rico. (Guerrace01/CC BY-SA 4.0)

Le vieux Lear, aveuglé par la flatterie qu’il recherchait, est absurdement satisfait et leur distribue de grandes quantités de terres et de richesses. Il se tourne ensuite vers Cordélia, sa fille cadette et préférée, s’attendant à ce qu’elle lui offre le testament d’amour le plus agréable qui soit.

Mais celle-ci, écœurée par les fausses flatteries de ses sœurs aînées, refuse de faire ainsi. « J’aime votre Majesté / Selon mes obligations, ni plus ni moins », dit-elle à son père, qui entre dans une colère noire à ces mots et bannit Cordélia de sa vue.

Cette scène d’ouverture cruciale met en branle à la fois l’action de la pièce et plusieurs thèmes principaux : l’aveuglement, la trahison, la souffrance injuste et la fidélité. Désormais en possession de leur héritage, Goneril et Régane dévoilent leur vraie nature, devenant de plus en plus cruelles envers Lear et refusant même de l’héberger. Rendu fou par le chagrin, Lear erre dans les landes sauvages sous l’orage, avec seulement une poignée de fidèles.

Cavendish Morton dans le rôle du Roi Lear sur une photographie de 1909. (Domaine public)

Le parallélisme dans le Roi Lear

Parallèlement se déroule au château du comte de Gloucester une seconde intrigue sur le même thème de l’amour filial. Le comte a deux fils, Edgar, l’enfant légitime, et Edmond, son fils bâtard. Edmond, le fils bâtard du comte de Gloucester, veut voler l’héritage de son frère Edgar, puis tuer son père pour obtenir l’argent et le titre de comte. Edmond fait accuser son frère Edgar et parvient à monter le comte de Gloucester contre lui.

La fortune du comte de Gloucester décline rapidement, presque parallèlement à celle de Lear. Régane rend Gloucester littéralement aveugle en raison de sa loyauté envers son père, le roi. Comme le roi, le comte de Gloucester est livré à lui-même et erre, aveugle, dans la campagne.

C’est là que réside l’une des principales tragédies de la pièce : la jeune génération a oublié (ou rejeté) le lien qui l’unit à l’ancienne, y compris le lien du devoir et de la justice qui exige que les jeunes prennent soin des vieux. Dans un affreux bouleversement de la loi naturelle et de la décence, les enfants ont égoïstement abandonné leurs parents âgés à leur sort.

Honore ton père et ta mère

S’il est vrai que Lear et Gloucester ont agi de manière aveugle et irrationnelle et qu’ils ont largement contribué à leur propre chute, Shakespeare les dépeint néanmoins avec compassion, tandis qu’il dépeint durement les enfants ingrats. « Honore ton père et ta mère » n’est pas un commandement conditionnel, semble dire Shakespeare. Même si votre père est vaniteux, aveugle, pompeux, égoïste et imprudent, le commandement de Dieu reste valable.

Mais si l’échec des pères envers leurs enfants – et des enfants envers leurs pères – constitue la mélancolie centrale de la pièce, il est également vrai que les quelques enfants qui restent fidèles à leurs parents sont à l’origine des moments les plus tendres, les plus beaux et les plus porteurs d’espoir de la pièce.

Dans l’acte IV, scène I, Edgar, le fugitif, tombe sur Gloucester, son père aveugle. Il est bouleversé de voir son père dans un tel état car, contrairement aux mensonges d’Edmond, Edgar aime et vénère son père. Gloucester aveugle, ne connaissant pas l’identité de son fils, lui demande de le conduire jusqu’à une haute falaise. Edgar accepte, sans pour autant révéler sa véritable identité.

Edgar sait que son père a l’intention de se suicider. Il fait donc semblant de le conduire vers une vraie falaise, décrivant au vieil homme l’immense « précipice » qui se trouve devant eux. Comme il le dit au public, « Pourquoi est-ce que je joue ainsi avec son désespoir / C’est pour le guérir. » Edgar sait qu’il doit aider son père à comprendre que la vie est un miracle, malgré ses fardeaux et ses chagrins.

Edgar fait semblant de laisser son père au bord de la falaise imaginaire. Gloucester s’élance, croyant sauter vers la mort, mais en réalité il tombe en pleine face. Edgar fait alors semblant d’être quelqu’un qui a trouvé le corps de Gloucester au pied de la falaise et qui s’étonne qu’il ait survécu à la chute.

Edgar, prenant cette fois la voix d’un paysan lui fait croire qu’il a survécu miraculeusement à cette chute d’une hauteur de « dix mâts mis bout à bout ». Le comte de Gloucester prend l’expérience à cœur et déclare : « Désormais, je supporterai / L’affliction. »

C’est ici que Shakespeare a écrit l’une de ses plus grandes scènes, peut-être même l’une des plus grandes scènes de toute la littérature. Bien qu’il ait eu recours à la ruse, Edgar se préoccupe non seulement du bien-être physique de son père, mais aussi de son bien-être spirituel. Cette scène se situe dans un monde à part avec des moments tels que la rencontre entre le vieux Priam et le brillant Achille dans L’Iliade, ou lorsque Dante et Virgile traversent le centre de la terre et commencent à remonter vers les étoiles dans L’Enfer – des scènes qui résonnent dans nos âmes avec une résonance que nous pouvons difficilement expliquer.

Cordélia et Lear

On peut dire la même chose de Cordélia en ce qui concerne Lear. Même si elle n’avait pas exprimé beaucoup de mots d’amour et d’éloges au début de la pièce, ses actions prouvent qu’elle a beaucoup plus d’amour pour son père que ses sœurs hypocrites. « J’aime votre Majesté / Selon mes obligations », dit-elle, ce qui signifie pour lui que son amour est forcé, limité, et qu’il est le résultat d’un sens aigu du devoir.

L’amour de Cordélia est beaucoup plus fort que celui de ses sœurs parce qu’il n’est pas seulement fondé sur l’émotion, mais sur la justice : ce qu’elle doit à son père à la lumière du don de la vie qu’il lui a fait. Ce que Lear prenait pour une sorte d’amour légal était en fait un amour supérieur fondé sur des principes. Ce n’était pas le sentiment exubérant dont Régane et Goneril faisaient preuve.

À la fin de la pièce, alors que presque tout le monde a abandonné Lear, Cordélia et son mari reviennent pour l’aider. Elle est bouleversée par le traitement qu’il a reçu de la part de ses cruelles sœurs aînées. Le médecin lui administre le seul remède capable d’apaiser sa douleur, de simples herbes médicinales qui vont lui accorder un repos réparateur. Pendant son sommeil, Cordélia l’embrasse et lui déclare sa tendresse. À son réveil Lear s’agenouille pour implorer son pardon pendant que Cordélia lui demande sa bénédiction.

Lear et Cordelia par Ford Madox Brown. Huile sur toile ; 99 x 71 cm. National Gallery, Londres. (Domaine public)

Cordélia et Lear se réconcilient avant que les méchantes sœurs ne les capturent. Lear prononce l’un des discours les plus beaux et les plus captivants de Shakespeare :

Partons en prison

Nous deux, seuls, chanterons comme des oiseaux en cage ;

Quand tu me demanderas une bénédiction, je m’agenouillerai

Et te demanderai pardon. Ainsi nous vivrons,

prierons, et chanterons, et raconterons de vieilles histoires, et rirons

Des papillons dorés, et nous entendrons de pauvres coquins

Parler des nouvelles de la cour, et nous parlerons aussi avec eux

Qui perd et qui gagne, qui est dedans, qui est dehors […]

Et nous prendrons sur nous le mystère des choses

Comme si nous étions les espions de Dieu.

(traduction libre)

Bien que Lear ait partiellement perdu la tête lorsqu’il prononce ces mots étranges, il y a tout de même une part de vérité dans son discours. Par leur souffrance, leur pardon et leur réconciliation, Cordélia et lui ont atteint une liberté que Goneril et Régane ne connaîtront jamais. Par la souffrance, ils sont entrés dans le mystère de l’univers. Ils n’ont plus rien à perdre, et toute l’agitation du monde et de la politique ne peut plus les toucher. La mort elle-même, inévitable à ce stade, ne peut ternir la beauté de leurs retrouvailles.

Le critique de Shakespeare A.C. Bradley l’a magnifiquement exprimé : « L’être héroïque, bien qu’en un sens et extérieurement il ait échoué, est pourtant dans un autre sens supérieur au monde dans lequel il vit ; il est, d’une certaine manière que nous ne cherchons pas à définir, épargné par le destin qui l’accable ; et il est plutôt libéré de la vie qu’il n’en est privé. »

Cordélia meurt dans les bras de Lear, qui la suit peu après. La fin est certes tragique, mais, comme le suggère M. Bradley, quelque chose en Lear et Cordélia transcende la tragédie. Bien que Shakespeare donne au public une maigre lueur d’espoir, la pièce dans son ensemble, et en particulier sa fin, suggère que la réalité ne se résume pas à la tragédie. Comme le dit M. Bradley, « si nous pouvions voir l’ensemble et les faits tragiques à leur vraie place dans cet ensemble, nous les trouverions, non pas abolis, bien sûr, mais tellement transformés qu’ils auraient cessé d’être strictement tragiques. »

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