Depuis le début de la guerre en Ukraine, plusieurs États européens ont réagi en allouant des budgets supplémentaires à leurs armées avec différents objectifs. C’est le cas de la France qui, à travers sa nouvelle loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030, entend s’attacher à de nouvelles ambitions militaires, ou tout du moins réajuster les précédentes.
Cette réforme est-elle l’incarnation d’une nouvelle stratégie d’action pour les armées françaises, ou ne s’agit-il que d’un mouvement logique au vu de la situation internationale ?
De nouveaux contextes de guerre
Dans la nouvelle loi de programmation militaire, trois éléments importants sont à noter : le maintien de la dissuasion nucléaire comme « le cœur de notre défense en protégeant la France », le pari sur les technologies futures (comme « le domaine du spatial, du cyber, des drones, du quantique ou de l’intelligence artificielle ») et « notre capacité à faire face à un engagement majeur et à des affrontements de haute intensité ». Il existe bien sûr d’autres points importants, par exemple la question des guerres hybrides, qui associent des opérations militaires conventionnelles (forces armées, cyberguerre) et non conventionnelles (désinformation, attentats).
On pourrait se dire que le fait de conserver la dissuasion nucléaire comme le centre de la stratégie militaire de la France n’entraîne pas un changement de paradigme. Cependant, si nous pouvions espérer que l’arme nucléaire empêche les conflits (du moins avec les nations qui en possèdent), l’histoire a su montrer le contraire. Ainsi, les États-Unis ont par exemple refusé d’utiliser la bombe atomique contre la Corée du Nord en 195. Pour comprendre cela, il faut revenir à une vision clausewitzienne (issu de Claustwitz, penseur militaire prussien du XIXe siècle, dont les travaux sont toujours hautement considérés de nos jours.
La guerre n’est pas un simple déchaînement de violence entre deux entités, elle répond en réalité à des strates de violences, qui peuvent s’escalader, se figer, ou se désescalader. L’on peut ainsi mentionner des guerres régionales (Haut-Karabagh), de guerres totales (première Guerre mondiale), de guerres d’extermination (seconde Guerre mondiale, sur certains théâtres d’opérations).
L’arme nucléaire apporte désormais une nouvelle strate de violence : la guerre nucléaire. Ainsi, deux nations peuvent s’affronter ouvertement sans qu’aucun des camps ne veuille escalader le conflit jusqu’à ce stade. C’est notamment le cas actuellement de la guerre en Ukraine. Bien que cette dernière n’en possède pas, la Russie, elle, menace régulièrement d’en faire usage. Les forces de l’OTAN, bien qu’elles ne participent pas activement au conflit, ont toutefois prévenu la Russie qu’elles interviendraient militairement si cette dernière venait à franchir le seuil nucléaire.Pour l’heure, la Russie n’a pas fait usage de ces armes, n’entraînant donc pas une guerre nucléaire, alors qu’elle en a la capacité.
De nouvelles technologies
Les investissements dans de nouvelles technologies et la préparation vers des conflits de haute intensité constitueraient un changement de paradigme pour la France sur ses façons de faire la guerre, et contre qui elle les mène. Selon Michel Goya, ancien colonel de l’armée de Terre, historien et penseur militaire, après la fin de la guerre froide, l’armée française a dû composer avec de nouveaux types de conflits au travers des OPEX (Opérations Extérieures).
Le but de l’armée n’était donc plus un affrontement avec une grande puissance mais la lutte contre ce que l’on nommera des guérilleras et des techno-guérilleras, pour reprendre les termes du politologue belge Joseph Henrotin. Ce fait a certainement constitué un changement de paradigme pour les armées, tant cela a affecté leur culture et leur vision de la guerre.
Les nouveaux défis de la loi de programmation ne visent plus à répondre à ce genre de conflit, mais à de nouveau faire face à des ennemis d’une puissance symétrique. Les nouvelles technologies occupent une place importante dans l’appréhension de ces conflits futurs.
Même si l’on ne peut encore tirer trop de leçons de la guerre en Ukraine, les drones semblent avoir pris une place importante dans les combats. La place nouvelle de ces engins n’est pas sans rappeler les travaux du philosophe Grégoire Chamayou, et les lourdes conséquences militaires et éthiques de leur emploi. D’autre part, certaines entités comme la société américaine Palantir, spécialisée dans la conception de logiciels de traitement de données au service de forces de police ou de renseignement, qui commencent à tester des IA (intelligence artificielle) capables de participer et d’aider aux décisions militaires. L’avenir nous dira si les réseaux d’informations, couplé aux IA et aux robots, formeront la base des armées futures, et ouvriront la voie sur de nouvelles manières de faire la guerre.
Vers une nouvelle réalité de la guerre ou une simple continuité de l’histoire ?
Pour l’heure, ces avancées technologiques sont encore très restreintes et ne s’ancrent que très partiellement dans les programmes de modernisation – comme le programme Scorpion, fer de lance de la modernisation des systèmes de communication de l’Armée de Terre.
Il faudra également voir quels dispositifs seront déployés pour les contrer (il existe déjà des systèmes de défense anti-drone comme le HELMA-P, capable de neutraliser un drone léger jusqu’à 1 kilomètre par un système laser. La guerre est toujours affaire d’adaptation et de riposte face aux nouvelles armes et méthodes de son adversaire (char/anti-char, mines/détecteur de mines, guerre sous-marine/guerre anti-sous-marine), et nous voyons peut-être dans ces nouveaux dispositifs ce même principe de riposte à une menace nouvelle.
Le fait d’investir ainsi dans ses armées pourrait être le signe d’une nation en guerre, ou d’une nation qui s’apprête à l’être. La question des évolutions budgétaires entre période de paix et de conflit a été étudié et conceptualisé sous le terme de « pause stratégique ».
Développée par Michel Goya, la pause stratégique théorise que la puissance militaire des États chute fortement dans les périodes de paix, et surtout d’après-guerre. L’idée étant que la nation n’a plus besoin de conserver une grande armée, et doit juste veiller à maintenir une capacité de mobilisation. Ainsi, entre chaque guerre, les dépenses militaires diminuent avant de remonter pour le prochain conflit. Pour un exemple, durant la Première Guerre mondiale, on estime qu’entre 15% à 25% de la richesse de la France est injectée dans les armées. Ce nombre tombe à 9% à 1920, puis à 3,2% en 1930, avant de remonter à 8,5% en 1938.
Il est cependant faux de dire que la France a été en paix après la chute de l’URSS. Au contraire, nous nous sommes engagés dans de nombreuses opérations extérieures de maintien de la paix. Ces missions ont consisté à faire intervenir nos forces armées comme des forces de police dans des régions en crise dont nous n’étions pas les protagonistes.
Malgré cela, nous pouvons bien constater une diminution des budgets alloués aux armées après la chute de l’URSS (3% du PIB en 1988 contre 2% en 2001). L’objectif annoncé de la réforme n’est pour l’instant que de revenir à la barre des 2%.
La nouvelle loi de programmation militaire est-elle un indice sur le fait que nous sommes en train de sortir d’une pause stratégique ?
Plus qu’une nouvelle réalité de la guerre, qui serait faite par les drones et pilotée par des intelligences artificielles ; nous pourrions voir dans le réarmement de nombreux États du monde la fin d’une période de paix, et craindre le retour davantage de conflits ouverts. En parallèle de la guerre en Ukraine, beaucoup de regards inquiets se tournent vers Taïwan et les intentions affichées de la Chine de s’en emparer. Le Moyen-Orient semble également engagé dans une course à l’armement depuis quelques années sous fond de tensions diplomatiques.
Nous pourrions aussi penser que cette période de tension est passagère, ou que l’idéologie pacifique développée en Europe après les deux guerres mondiales nous protégera de tout conflit externe de grande envergure. Quelle que soit notre position, l’avenir nous apportera nos réponses, là où la nouvelle loi de programmation militaire se veut une garante de « notre autonomie stratégique ».
Article écrit par Erwan Lelièvre, Doctorant en science de gestion, Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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