Cet article est publié dans le cadre de La Nuit des idées, organisée par Universcience, le jeudi 25 janvier 2018 à la Cité des sciences et de l’industrie.
L’utopie la plus en vogue aujourd’hui concernant le travail est celle de la révolution technologique. Depuis 2010, les ouvrages, articles et rapports se succèdent à vive allure – allant jusqu’à saturer l’espace médiatique – pour annoncer qu’un très grand nombre d’emplois sont appelés à disparaître dans les 10 ou 20 ans qui viennent et clamer que cela est une bonne nouvelle.
Grâce à l’intelligence artificielle et aux fantastiques gains de productivité générés, nous dit-on, nous pourrons créer des richesses avec beaucoup moins de travail humain. Si entre 40 et 50 % des emplois existants seront supprimés dans plusieurs pays (notamment les États-Unis), il suffira, écrivent certains auteurs, de bien adapter la formation, pour tirer pleinement parti de cette situation.
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— Maud Collobert ✨ (@MaudCollobert) 8 janvier 2018
Parallèlement, le travail connaîtra une véritable transformation, devenant collaboratif, autonome, libéré. Ce sera non seulement la fin de l’emploi mais aussi la fin du salariat, le plus souvent présenté comme une modalité de travail désuète, rigide et rejetée aussi bien par les entrepreneurs que par les salariés eux-mêmes et plus encore par les jeunes qui l’abhorreraient. Les années qui viennent seront donc celles où se préparent des lendemains qui chantent, sous l’effet disruptif des nouvelles technologies qui rendront le travail humain à la fois superflu et épanouissant.
Libérer le travail ?
Aux côtés de l’utopie techniciste qui imagine les robots et les algorithmes remplacer l’essentiel du travail humain, et en concordance avec elle, se déploie une utopie gestionnaire qui révèle les secrets du travail libéré : dans les nouvelles organisations, le management intermédiaire sera supprimé, c’en sera fini de la hiérarchie et des organisations de travail verticales, remplacées par une complète horizontalité qui permettra à tous les collaborateurs d’être au même niveau que le patron, de discuter avec lui, de venir en jean au travail, de ne plus faire de différence entre travail et loisir.
Le travail sera enfin épanouissant, et le rêve de Marx, exprimé en 1844 dans les Manuscrits Parisiens, deviendra enfin réalité :
« Supposons que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. 1. Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ; j’éprouverais, en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute […] Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre. »
Horizontalité des relations, organisations souples dans lesquelles on ne distingue plus employeurs et employés mais où chacun, entrepreneur de soi, « entreprise SA », tisse des liens contractuels avec les autres au sein de vastes réseaux : tout ceci est censé permettre que le travail devienne épanouissant, ineffable source de bonheur.
La fin du salariat ?
Mais cet imaginaire là, outre qu’il s’appuie sur un déterminisme technologique insupportable (les technologies devraient nécessairement se déployer et les emplois être supprimés sans que nous ayons notre mot à dire), est porteur de bien des désillusions.
Il tire un trait sur un mode d’organisation du travail dont la disparition était, certes, désirée au XIXe siècle, mais qui a permis de transformer profondément les conditions de vie d’une immense partie de la population. Le salariat reste, jusqu’à aujourd’hui, la forme la plus protectrice des droits des travailleurs et c’est à son aménagement radical que nous devrions tenter de procéder. D’abord parce que le travail reste, pour de trop nombreuses personnes, extrêmement pénible.
Une enquête récente de la CFDT révélait que 40 % des ouvriers et des employés considéraient que « le travail délabre ». L’amélioration des conditions de travail est donc une des premières questions à régler. Sa perte de sens pour beaucoup en est une autre : les Français sont les plus nombreux à considérer que le travail est « très important » et à souhaiter avoir un travail « intéressant ».
Enfin, l’impossibilité pour des millions de Français, des milliards de personnes dans le monde, d’accéder à l’emploi est une souffrance insupportable. L’utopie réaliste qui se déduit de ces aspirations est simple : il faut que tous ceux qui le désirent puissent accéder à un emploi de qualité, dont la durée soit parfaitement compatible avec les autres rôles qui nous échoient (citoyen, parent, ami…) et qui constituent une contribution à l’utilité commune.
Une utopie réaliste
Faut-il voir dans cet idéal une ambition démesurée, une utopie hors de propos ? Non, mais elle exige plusieurs transformations déterminantes. D’abord, il s’agit d’aménager le salariat et plus généralement le travail, de manière à ce que – comme le proposait Alain Supiot à la suite de Simone Weil–, nous puissions mettre en œuvre un « régime de travail réellement humain ».
Ensuite, et c’était bien pour parvenir à cet objectif qu’avait été créée l’Organisation Internationale du Travail en 1919 et sa finalité réaffirmée en 1944 dans la Déclaration de Philadelphie, il importe que les normes internationales interdisant le dumping social et la concurrence de tous contre tous s’appliquent dans le monde et que leur non-respect soit sanctionné.
Enfin, et c’est sans doute le meilleur moyen à la fois de permettre à chacun d’accéder à cette autonomie qui est en effet très désirée aujourd’hui et de faire en sorte que la production ne soit pas le fruit du désir de quelques-uns mais la réponse aux besoins du plus grand nombre compatibles avec les impératifs écologiques, la démocratisation radicale de l’entreprise doit devenir réalité.
En 1910, au moment de la publication du premier code du travail français, le juriste Adéodat Boissard écrivait que contrairement à l’évolution politique, qui avait conduit à la démocratie, on en était resté, en matière économique, à la monarchie.
Il est temps de passer à la démocratie et c’est sans doute la transformation la plus radicale, la plus enthousiasmante et la plus légitime que l’on puisse imaginer.
Dans la suite de la réflexion ouverte par Erik Olin Wright, pour lequel les innovations les plus prometteuses ne doivent plus s’ancrer dans un imaginaire de rupture mais au contraire s’installer dans les interstices de la société actuelle pour tenter de se développer au sein de niches et être appelées à se diffuser, il semble qu’une démocratisation radicale du travail, qui permettrait que les grandes décisions stratégiques concernant tant la quantité que la qualité de la production, la nature des produits, les modalités concrètes de celles-ci soient prises au terme de délibérations au sein d’organes élus représentant soit les actionnaires et les travailleurs à égalité (comme le propose par exemple Isabelle Ferreras dans son idée de bicaméralisme), soit des associés comme dans les coopératives, serait de nature à révolutionner nos sociétés.
Dominique Méda, Directrice de l’IRISSO – UMR CNRS 7170, Université Paris Dauphine – PSL
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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