C’est un automne 2022 noir qu’ont connu les transports parisiens. Délais d’attente plus longs qu’à l’accoutumée, trains supprimés et même un quart des missions de bus non assurées justifient une campagne exceptionnelle de remboursement des passes Navigo, à hauteur d’un demi-mois et même davantage pour les usagers des lignes de RER B et D. Lancée le 14 mars, la plate-forme sera ouverte jusqu’au 14 avril.
La raison principale, invoquée par l’autorité organisatrice comme par les opérateurs, est le manque de personnel, qu’il s’agisse de machinistes, de conducteurs de bus et métro ou d’agents de maintenance. Rémunérations insuffisantes, pénibilité, manque d’attractivité, craintes quant à l’ouverture à la concurrence ou compétition avec les entreprises de la logistique pour recruter les titulaires d’un permis D sont autant d’éléments d’explication qui ont été portés au débat.
Pour Transilien, « c’est un effet du Covid », se défendait Sylvie Charles, directrice de cette entité de la SNCF, dans l’émission Parigo, le grand débat au mois de janvier.
« En 2020 et 2021, nous n’avons pas pu faire toutes les formations qui étaient prévues car ces métiers ne s’apprennent pas en visioconférence ».
Côté RATP, le climat social a aussi été invoqué, motivant au début de l’année la conclusion d’un accord syndical. Le transporteur a par ailleurs lancé une vaste campagne de recrutement afin de répondre aux pénuries et d’anticiper les besoins supplémentaires engendrés par la coupe du monde de rugby qui se tient à l’automne puis par les Jeux olympiques et paralympiques de l’été 2024. 6600 postes sont à pourvoir tous métiers confondus dont 2700 pour les seuls chauffeurs de bus.
En province, des pénuries de personnel sévissent tout autant. La rentrée scolaire de septembre avait, pour mémoire, suscité de nombreuses craintes quant à un manque de conducteurs pour les cars scolaires. Une des raisons avancées alors pour expliquer le manque de personnel était la faible attractivité des conditions d’emploi, l’intervalle de temps entre les tournées du matin et du soir s’avérant trop étroit pour d’autres activités, pourtant nécessaires pour compléter ses revenus.
Au-delà des problématiques de l’attractivité de certains postes, peut-être s’y prend-on également mal pour recruter. C’est en tout cas ce que suggèrent nos recherches.
Une pénurie de candidatures plus que de candidats
Les propos tenus sur la pénurie de conducteurs de bus sont typiques des analyses spontanées de la crise du recrutement que connaît la France. Premier argument : nous manquerions de candidats formés et de talents employables. Second argument : le confinement et le télétravail auraient catalysé des mutations dans le comportement des individus et auraient fait éclore une perte de la « valeur travail ».
Le manque de conducteurs reste avant tout quantifié par le volume des intentions de recrutement et leur difficulté perçue. Pour 2022, 17.000 projets d’embauche de conducteurs étaient anticipés par Pôle emploi ; 80% paraissaient difficiles du fait, principalement, du manque de candidats.
Ce chiffre témoigne davantage des inquiétudes des entreprises qu’il ne quantifie la difficulté réelle. D’autant que les PME des territoires enclavés ne sont sans doute pas confrontées au même volume de CV que les sièges sociaux franciliens. Il faudrait, pour objectiver la difficulté, examiner le volume de demandeurs d’emploi qualifiés disponible pour chaque offre.
Pour les conducteurs, Pôle emploi recense en moyenne cinq fois plus de demandeurs d’emploi que d’offres. Dit autrement, cinq candidats compétents et à la recherche active d’un emploi sont disponibles pour chaque poste à pourvoir. En outre, ces chiffres ne tiennent compte ni des personnes en formation, ni des actifs déjà en poste qui pourraient avoir envie de changer d’emploi. Il existe donc bien un stock de candidats qualifiés correspondant aux offres à pourvoir. La perception de pénurie concerne plutôt les candidatures que les candidats. Et la différence n’est pas qu’une nuance rhétorique.
Un travail empêché ?
Il est intellectuellement simple, mais empiriquement faux, de considérer que les individus vont préférentiellement et exclusivement rechercher des emplois correspondant à leur niveau de qualification. Si les demandeurs d’emploi qualifiés ne manquent pas mais que les candidats font défaut, il faut s’interroger sur les processus par lesquels les individus choisissent une offre et y répondent.
Une des réalités méconnues du marché du travail est la baisse du nombre de candidats retrouvant un emploi dans leur domaine de qualification. La chaire Compétences, employabilité et décision RH de l’EM Normandie s’applique à collecter des données pour suivre le phénomène. 200.000 actifs représentatifs de la population active sont interrogés au moins deux fois par an pour analyser leur parcours. Les éléments recueillis permettent, notamment, de faire apparaître les écarts entre qualification et emploi retrouvé.
Le taux de candidats retrouvant un emploi dans leur domaine de qualification était de 87% en 2015. En 2022, il est de 81% en moyenne, mais il descend jusqu’à 78% dans le cas des diplômés de bac à bac+3. Une part significative des actifs se détourne des postes pour lesquels ils sont qualifiés et employables. La plupart d’entre eux semble s’orienter vers des emplois moins qualifiés après deux ou trois expériences similaires liées à leur formation. Cela s’explique souvent par le rejet des conditions dans lesquelles les compétences sont utilisées par les entreprises.
Ce n’est pas par hasard si ces individus, qui se détournent de leur métier, appartiennent au groupe des techniciens et des techniciens supérieurs. Cette population est sans doute celle qui est le plus confrontée à la mise en process du travail. Ces pratiques, qui entendent encadrer les tâches afin de simplifier l’organisation, de garantir la qualité des prestations et, peut-être, de stimuler des performances qui sinon ne seraient pas présentes, créent du travail empêché.
Elles interdisent cette part d’effort qu’on aimerait fournir pour bien faire et créent une pénibilité invisible mais bien réelle. L’éthique productive, ou l’idée de ce qu’est le travail bien fait, est spontanément au cœur des préoccupations de chacun. Et ces idées débordent un peu, beaucoup ou passionnément du cadre imposé par l’organisation prescrite du travail. C’est, finalement, l’idée que l’entreprise et ses process ne permettront pas de travailler à la hauteur de son éthique professionnelle qui crée une évaporation de candidats qualifiés. On les retrouve alors dans des emplois purement alimentaires où, pensent-ils, ils ne seront pas déçus puisqu’ils n’auront rien espéré.
Postuler, c’est prendre un risque
Pour quelle raison un individu postulerait-il ? Les recherches ont souvent mobilisé l’idée de « fit » (la proximité, l’adéquation) entre le poste décrit par l’annonce et les caractéristiques du candidat. Le fit élevé d’un candidat avec une offre illustrerait sa grande proximité avec les attendus du poste. Il déclencherait l’acte de postuler.
Pour le vérifer, nous avons confronté 165 actifs, tous en recherche d’emploi, à de vraies annonces choisies pour correspondre à leurs compétences et à leurs lieux de résidence. Ils devaient décider de postuler ou non, puis décrire les causes de leur choix. Les sujets étaient de compétences et d’anciennetés équivalentes, mais de parcours très différents : très linéaires pour certains, très marqués par des étapes de chômage pour d’autres.
Seuls 46% des sujets ont choisi de postuler. Dans tous les cas, l’estimation des chances de succès est la première cause de la décision, loin devant l’affinité avec le poste ou avec l’entreprise. À compétences égales, cette estimation est directement liée aux différences de parcours. Les candidats aux carrières les moins linéaires s’auto-éliminent majoritairement.
Pourquoi ? L’expérience de la candidature est celle de l’ascenseur émotionnel : l’enthousiasme de l’opportunité, l’inconfort de l’attente, la frustration de la réponse négative et parfois la colère du sentiment d’injustice. La joie de la réponse positive est possible, évidemment. Mais ne pas postuler, c’est aussi s’éviter des émotions négatives certaines.
Donner une place centrale au travail
Les discours mobilisés semblent aussi parfois en décalage avec les attentes des candidats. Jean Castex, PDG de la RATP, ou Valérie Pécresse, présidente d’Île-de-France Mobilités, croient attirer des candidats en vantant les perspectives de carrière au sein des opérateurs ; ces discours séduisent en fait un public de cadres mais rebutent les autres et peuvent les conduire à s’auto-éliminer.
Les quelques chiffres présentés dans ce texte, rassemblés autour du cas des conducteurs d’autocars, n’entendent pas nier la difficulté du recrutement. Ils veulent avant tout éclairer deux ou trois angles morts des analyses portés régulièrement pour remédier au problème. En clair : les candidats ne sont pas rares, mais les candidatures se raréfient. Deux phénomènes semblent expliquer ce décalage. Le premier pourrait être la désaffection pour les conditions dans lesquelles les métiers s’exercent. Le second, les pratiques de recrutement sont vraisemblablement perçues comme des obstacles à l’accès aux emplois mais, aussi, à la juste reconnaissance des compétences.
Tout se passe comme si la définition du travail bien fait devait être extérieure aux travailleurs. Celui-ci, qui devrait être l’objectif partagé des candidats, des recruteurs et des entreprises, semble comme escamoté par les pratiques de management et de sélection. La raréfaction des candidats ne serait ainsi pas imputable à un rejet de la valeur travail : c’est même exactement l’inverse qui s’observe. Donner au travail une place centrale dans le recrutement et le faire savoir pourrait être un levier puissant pour réengager les individus.
Article écrit par Jean Pralong, Professeur de Gestion des Ressources Humaines, EM Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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