Au cœur de Bordeaux, face aux quais prisés des touristes et des promeneurs, 240 personnes en majorité bulgares attendent l’expulsion de leur campement où s’entassent caravanes hors d’âge, cabanes en bois et voitures désossées.
Le long d’un chemin de promenade sur la rive droite de la Garonne, exposé aux regards des joggeurs et badauds, le principal bidonville de la capitale girondine doit être évacué d’ici la fin de l’été sur demande de la mairie, propriétaire de ce terrain poussiéreux où elle souhaite étendre un parc.
Quelques poules gambadent entre les flaques d’eau et les tuyaux raccordés anarchiquement aux habitations de fortune — pour la plupart, des caravanes à laquelle une extension, sous une charpente de bois de récupération, fait office de pièce principale. « On vit comme des chiens », lâche Pati, une Bulgare de 49 ans, dans l’une de ces constructions où tourbillonnent de nombreuses mouches.
Cette femme de ménage et ouvrière viticole dit avoir fui le « racisme » et les discriminations visant les Roms dans son pays. Après un passage en Grèce, puis en Italie, sa famille compte définitivement s’établir en Gironde, où son mari Shaban, mécanicien de formation, est appelé « 10-15 jours par mois », pour un salaire de 1300 euros, comme « chef d’équipe » dans les exploitations viticoles.
« Politique qui condamne à l’errance »
Éradiqués en France dans les années 1970, les bidonvilles sont réapparus dans la métropole bordelaise — parmi d’autres — au tournant des années 2010, habités en majorité de roms d’Europe de l’Est et de Bulgares turcophones après l’intégration de la Roumanie et la Bulgarie à l’UE, expliquent à l’AFP acteurs associatifs et institutionnels. D’abord employés dans le BTP, une grande partie de ces travailleurs roms — »sédentaires pour 90% d’entre eux », insiste un observateur expérimenté du phénomène — ont été au fil des années massivement recrutés dans le vignoble bordelais, en manque de main d’œuvre saisonnière.
Pour Stéphane Pfeiffer, adjoint au maire (EELV) de Bordeaux chargé de l’urbanisme et conseiller métropolitain à l’habitat, sans ces populations, ces emplois « ne seraient pas occupés » par d’autres. Médecins du monde, qui a mené pendant dix ans une « mission squat » désormais reprise par les institutions, relève « une prévalence incroyable des troubles musculosquelettiques » et une exposition accrue aux pesticides chez ces travailleurs précaires.
Selon des chiffres officiels, l’agglomération bordelaise est passée de 870 habitants en squats et bidonvilles en 2016 à 1700 en 2021. La préfecture, qui décompte une centaine de sites dans la zone, revendique une politique « dynamique » de résorption, en appliquant « les demandes des propriétaires des terrains », avec 147 évacuations en 2022. Les associations dénoncent une politique « absurde », « sans relogement », qui « condamne à l’errance » en reformant des squats ou campements dans les nombreuses friches d’une métropole en pleine reconfiguration.
Selon l’Observatoire annuel du collectif national Romeurope, la Gironde est le deuxième territoire qui « expulse » le plus « de lieux de vie informels », après le littoral de Calais et Dunkerque.
Depuis leur arrivée en 2016, Pati, Shaban et leur fille scolarisée à Bordeaux ont fréquenté huit lieux de vie différents : squats de maisons en banlieue, relogements temporaires en hôtel ou gymnase, enfin le bidonville du quai de Brazza, face à la Cité du Vin.
« (…) Si elles sont ici, c’est par nécessité »
« Toute personne diagnostiquée (par les services de l’État, NDLR) avant une évacuation reçoit une proposition d’accompagnement », assure la Direction départementale de l’Emploi, du travail et des solidarités (DDETS). Mais « très souvent, des manquements » aux critères d’éligibilité — être en situation régulière, avoir des ressources économiques légales, un casier judiciaire vierge — entravent le relogement, souligne la DDETS.
L’État et les collectivités locales mettent en avant des dispositifs de ré-hébergement récemment mis en place : essentiellement des terrains avec des mobil-homes, pouvant accueillir des dizaines de personnes évacuées, avec un suivi social régulier. Cette solution temporaire, « c’est aussi leur dire : Vous êtes les bienvenus », cela « permet de se projeter dans l’intégration », plaide Harmonie Lecerf, adjointe aux solidarités à la mairie de Bordeaux qui travaille également à des conventions d’occupation légale de logements vacants, dites « occupation intercalaire », dans cette agglomération en forte tension immobilière.
Pour l’élue, qui ne recourt aux évacuations qu’en cas de graves problèmes sanitaires, « ces personnes ne s’évaporent pas, si elles sont ici, c’est par nécessité. Si l’on ne fait rien, dans 20-30 ans ce sera toujours pareil ».
« (…) Un système qui nous dépasse »
L’interprofession du vin de Bordeaux (CIVB) affirme, elle, « mettre tout en œuvre » pour trouver des solutions : création d’un hôtel pour saisonniers de 146 places à Libourne, prêt de bâtiments et sanitaires par des communes viticoles, rachat de campings par un employeur, ou mise en place d’une charte garantissant de meilleures conditions de travail et d’hébergement. Ces solutions d’urgence, institutionnelles ou privées, ne représentent que quelques centaines de places, quand environ 65% des 14.600 saisonniers annuels du seul Médoc sont des migrants ou des « nationaux itinérants », selon un recensement publié en 2019 par le parc naturel régional.
« Créer des hôtels durant les pics d’activité, ça ne se fait pas en claquant des doigts », explique Christophe Chateau, directeur de la communication du CIVB, ajoutant que beaucoup de viticulteurs bordelais « ont des difficultés et pas forcément la capacité » de loger tous leurs salariés. Pour Stéphane Pfeiffer, les collectivités « traitent les conséquences d’un système qui nous dépasse ». Il appelle l’ « État à s’occuper du problème des logements saisonniers » pour résorber les bidonvilles. C’est « une démarche de longue haleine », concède-t-on à la préfecture.
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