ENTRETIEN – La constitutionnaliste et maître de conférence en droit public à l’université de Rouen Anne-Charlène Bezzina estime que « nous sommes revenus à la IVe République, mais en ne reprenant que ses défauts ».
Epoch Times : Les élections législatives n’ont pas clarifié la situation comme le voulait Emmanuel Macron. Aucun des trois blocs n’a obtenu la majorité absolue. La Ve République n’a-t-elle justement pas été créée pour empêcher ce type de scénario d’arriver ?
Anne-Charlène Bezzina : Oui et non. Il est souvent affirmé que la Ve République a été faite sur le modèle d’une très forte majorité absolue, mais ce n’est pas tout à fait vrai. En 1958, le général de Gaulle ne disposait pas d’une majorité particulièrement « godillot » par rapport à celles obtenues en 1962 et 1968. La Ve peut donc s’adapter à ce type de configuration.
En outre, il est certain qu’elle a été conçue par rapport à l’instabilité provoquée par la IVe. Je pense notamment au tripartisme qui conduisait trop souvent à des renversements de gouvernement.
Sommes-nous d’une certaine manière, revenus à la IVe République ?
Nous sommes actuellement dans une configuration de Ve République qui n’est pas sans rappeler la IVe. Il n’y a plus véritablement de stabilité comme ce fut le cas jusqu’à présent avec un gouvernement qui suivait son président de la République, une majorité forte pendant cinq ans et un contrat de législature.
Néanmoins, la IVe République présentait quelques avantages dont nous ne pouvons plus jouir aujourd’hui. Le scrutin à la proportionnelle, par exemple. Il donnait plus de légitimité aux différents partis et favorisait l’esprit de consensus.
Finalement, nous sommes revenus à la IVe, mais en ne reprenant que ses défauts !
Les partis composant le Nouveau Front populaire, le bloc principal à l’Assemblée nationale, tentent de se mettre d’accord sur un nom de Premier ministre à soumettre à Emmanuel Macron. Le président peut-il refuser un nom de candidat à Matignon proposé par le NFP ? Si oui, ne serait-ce pas vu comme un déni de démocratie ?
Emmanuel Macron n’est pas lié par la Constitution à accepter ou non une proposition de Premier ministre de telle ou telle formation politique. L’article 8 de la Constitution est clair : « Le président de la République nomme le Premier ministre ».
Pour ma part, je crois que le poids de la tradition parlementaire et celui de la légitimité que l’Assemblée nationale doit reconnaître en la personne de son Premier ministre et de son gouvernement est tellement fort que je vois mal le chef de l’État refuser le candidat proposé par le bloc majoritaire.
Une telle décision serait inédite sous la Ve République et reviendrait à nier la victoire d’un camp et une forme de tradition parlementaire qui veut que le pouvoir du président reste quand même lié à des contingences politiques.
Si dans les jours ou les semaines qui viennent, les formations politiques ne parviennent pas à bâtir de majorité solide à la chambre basse, quels sont les différents scénarii à envisager ? Le pays serait-t-il totalement bloqué ?
Face à l’obstacle, les partis et les blocs n’auront d’autre choix que de travailler ensemble. Il faudra un gouvernement pour la France, et l’Assemblée nationale, que l’on change de président de la République ou pas, sera la même au moins jusqu’en juin 2025.
Étant donné que ce scénario de fonctionnement est obligatoire, des solutions méritent donc d’être trouvées. Et c’est peut-être dans ce genre de situation que la Constitution doit laisser la place à la pratique politique, c’est-à-dire qu’il appartient aux groupes d’arriver à se mettre d’accord et à trouver des solutions qui satisfassent tout le monde. C’est, au fond, tout l’art de ce qu’on peut appeler la coalition ou la co-construction. On doit pouvoir faire fonctionner un État même en cas d’absence de consensus dans la vie politique.
À la fin de la IVe République, un gouvernement dit de « troisième force » avait été nommé. Il était composé de partis politiques qui n’avaient rien à voir entre eux comme la SFIO et le MRP, mais qui s’étaient engagés à gouverner le pays. À l’époque, il s’agissait d’écarter du pouvoir le PCF, considéré comme infréquentable, et les gaullistes, jugés trop excessifs. Cette gouvernance a tenu trois à quatre ans et a eu un impact économique assez important pour la France.
Maintenant, il faut considérer que les solutions d’hier ne pourront pas être celles de demain, et qu’il y en a forcément de nouvelles à inventer. Par exemple, des discussions plus longues pour les budgets ou les accords internationaux. Mais il y a un moment où le consensus devra débloquer la situation. Le blocage n’est pas une option envisageable.
Dans notre Constitution, il est précisé que l’Assemblée nationale et le gouvernement doivent faire fonctionner l’État. Le shutdown n’existe pas en France. Tout est conçu pour que les urgences soient parées. Mais pour qu’il y ait une forme de synergie dans les autorités de l’État, des compromis entre les différentes formations politiques sont indispensables.
Certains affirment que la France devrait s’inspirer du modèle de coalition allemand. Qu’en pensez-vous ? N’y a-t-il pas en France un obstacle culturel ?
Nous sommes politiquement assez différents de nos voisins d’outre-Rhin. À l’inverse de la France, l’Allemagne est une république fédérale et il n’y a pas d’élection au suffrage universel direct d’un président. Les Français ne pourront jamais faire comme les Allemands ou d’ailleurs les Anglais, les Italiens et les Espagnols, qui ont tous une approche différente des systèmes de coalition.
Cependant, je crois que la culture constitutionnelle a bon dos. On lui fait dire beaucoup de choses alors qu’aucun des pays que je viens de citer n’avaient la culture constitutionnelle de la crise. Les contrats de coalition ne sont même pas dans la loi fondamentale allemande. En Espagne, l’idée qu’on puisse arriver à gouverner avec des partis extrêmes dans les communautés autonomes n’avait jamais été expérimentée auparavant.
La culture s’acquiert avec l’expérience. Face aux obstacles, il faut bien trouver un nouveau modèle de gouvernance.
Dans l’hypothèse de la formation d’une nouvelle majorité composée du bloc macroniste et d’autres formations ne faisant pas partie du camp présidentiel, et de la nomination d’un gouvernement reflétant cette nouvelle majorité, quelles seraient les marges de manœuvre du président de la République ? Serait-ce comme sous une cohabitation ?
Il n’y a pas de définition constitutionnelle de la cohabitation. En revanche, il en existe une d’ordre politique : le président de la République n’est pas issu du même camp que son Premier ministre et de la majorité à l’Assemblée nationale.
Il y a donc fort à parier que la potentielle coalition qui va être bâtie et le gouvernement qui en résultera ne seront pas entièrement de la même couleur politique que le président de la République, même si je pense que cette possible cohabitation serait moins rude que les hypothèses de gouvernement de gauche ou RN que l’on pouvait imaginer dans l’entre-deux-tours.
Dans ce scénario de cohabitation, le chef de l’État conserverait sûrement l’essentiel de ses prérogatives, notamment en matière de domaine réservé et de défense et les points d’ententes seraient plus nombreux que sous d’autres cohabitations.
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