Pendant 30 ans, ils sont passés pour de paisibles excentriques en relevant leurs pièges à insectes dans la campagne allemande. Mais ces entomologistes amateurs ont bâti un trésor scientifique: ils ont documenté le pire épisode d’extinction depuis les dinosaures.
Le discret labeur de cette poignée de volontaires allemands à Krefeld, à la frontière des Pays-Bas, nourrit la prise de conscience mondiale de « l’Armageddon des insectes » depuis qu’une première étude d’octobre 2017 s’est appuyée sur leurs découvertes, dans la revue scientifique PLOS One, suivie de plusieurs autres.
Leur précieuse collection, entre 40 et 80 millions d’insectes, flotte dans des bouteilles d’éthanol rangées dans des cartons. Le tout s’entasse dans les salles de classe défraîchies d’une ancienne école en briques, protégé des rayons du soleil par d’épais rideaux. Chaque carton renferme le contenu collecté dans un seul piège à insectes, sur une même période d’une ou deux semaines.
« Depuis 1982, les pièges que nous fabriquons nous-mêmes sont standardisés et contrôlés, de même taille, de même matériau et ils sont relevés au même rythme à 63 emplacements toujours identiques », détaille auprès de l’AFP Martin Sorg, le maître des lieux, lunettes à la John Lennon et longs cheveux blancs flottant sur un gilet à poches de baroudeur.
Le résultat de cette quête sur plus de trois décennies « soit bien plus que n’importe quel projet universitaire dépendant de financements », note M. Sorg est l’une des rares mesures de la disparition des insectes en Europe. Or si chaque insecte doit encore être répertorié, une tâche herculéenne pour ces amateurs souvent retraités, leur déclin quantitatif est d’ores et déjà vertigineux: à Krefeld, la masse d’insectes volants a reculé de 76% en trente ans.
La démonstration tient dans deux bouteilles empoignées par le laborantin. Dans sa main gauche, une bouteille contenant environ 1.400 grammes d’insectes piégés en 1994, contre 300 grammes dans le même piège actuellement. « Nous n’avons pris conscience de la gravité de ce déclin qu’en 2011, et depuis, chaque année, nous avons constaté que cela empirait », note Martin Sorg, qui décide alors de sonner l’alerte.
A l’époque, le sort des abeilles commence à peine à émouvoir l’opinion publique. En dehors des milieux écologistes, les questions de biodiversité sont cantonnées aux populaires mammifères et l’expression d’« urgence climatique » n’existe pas. La « surveillance environnementale », soit les relevés systématiques pratiqués sur un écosystème, est encore considérée comme un hobby du dimanche ou une activité militante. Et la communauté scientifique regarde ces amateurs de haut.
Mais en 2011, à quelques kilomètres là, le professeur néerlandais d’écologie Hans de Kroon est dans le flou: il travaille sur le déclin des oiseaux de la région, qu’il pense liée à une pénurie de nourriture, et manque de données. « Nos collègues de Krefeld nous ont contactés en disant nous avons les données pour les insectes, nous aussi nous constatons un net recul et nous sommes très inquiets, pouvez-vous (en) faire quelque chose? », se souvient le Pr de Kroon.
Les relevés amateurs atterrissent dans le laboratoire universitaire et donnent lieu en 2017 à une publication remarquée, puis alimentent en février dernier une première synthèse de 73 études sur l’état de la faune entomologique à travers le monde depuis 40 ans, du Costa Rica à la Camargue.
Au niveau mondial, plus de 40% d’espèces d’insectes sont en déclin ou menacées d’extinction « et, chaque année, environ 1% supplémentaire s’ajoute à la liste », ont calculé Francisco Sanchez-Bayo et Kris Wyckhuys, des universités de Sydney et du Queensland, en Australie.
Parmi les plus affectés, les lépidoptères (les papillons), les hyménoptères (abeilles, guêpes, fourmis, frelons) et les coléoptères (scarabées, coccinelles). « La proportion d’espèces d’insectes en déclin (41%) est deux fois plus élevée que celle des vertébrés », soulignent-ils. Ce qui équivaut, notent-ils, « au plus massif épisode d’extinction » depuis la disparition des dinosaures.
En cause selon les deux scientifiques, l’agriculture intensive, les nouvelles classes de pesticides, la réduction des habitats d’insectes, le mitage des réserves naturelles et le changement climatique.
Non seulement le déclin des insectes menace la pollinisation des cultures, donc l’alimentation humaine, mais il entraîne aussi celui de leurs prédateurs: oiseaux, hérissons, lézards ou amphibiens. En moins de 30 ans, la chute des insectes en Europe (-80%) a contribué à faire disparaître plus de 400 millions d’oiseaux, selon les scientifiques.
A Krefeld, les pièges à insectes sont installés dans une réserve naturelle. Mais de l’autre côté de la route, un massif engin agricole arrose de pesticides un champ de betteraves, pendant que fument au loin les cheminées des industries de la Ruhr.
« Vous voyez, les réserves protégées ne sont pas si protégées », glisse Martin Sorg, décrochant dans une clairière son dispositif de type Malaise, du nom de son inventeur suédois René Malaise, soit une tente de fin tissu blanc surmontée d’une bouteille de solution alcoolisée.
« Avant nous apportions des grosses bouteilles d’un litre, mais plus besoin maintenant », ironise l’entomologiste, qui reste prudent à l’heure de désigner les coupables de l’extinction. Les comparaisons des relevés de Krefeld avec les « données météorologiques », sur la qualité de l’air ou sur la végétalisation n’ont pas été concluantes, explique-t-il, donc « on peut supputer qu’un autre facteur, extérieur, influence de manière négative ».
« La cause est anthropogène, c’est indubitable. Mais on ne sait pas d’où ça vient et surtout où ça va. Notre plus grande peur est qu’un point de non retour soit atteint, qui entraînera une perte définitive de la diversité ».
E.T. avec AFP
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