Sous l’ordre de la Banque nationale suisse (BNS) et du régulateur bancaire helvétique (Finma), les quelque 17 milliards d’euros d’obligations à haut risque de Crédit Suisse ont été réduits à néant dans le cadre de l’acquisition de cette dernière par son rival UBS. Un groupe de détenteurs de ces obligations a récemment déposé plainte. Derrière la faillite de Crédit Suisse se cache le risque d’effondrement de la réputation de toute la place financière suisse… une histoire à multiples facettes.
Un groupe de détenteurs d’obligations à haut risque de Crédit Suisse a mandaté le cabinet d’avocats Quinn Emanuel pour déposer une plainte formelle mardi 18 avril à l’encontre du régulateur bancaire suisse (Finma). Le gendarme bancaire a en effet exigé que 16 milliards de francs suisses (17 milliards d’euros) d’obligations soient effacés lors du rachat de Crédit Suisse par UBS le 19 mars. La valeur des obligations à haut risque de Crédit Suisse que ces investisseurs détiennent est estimée à 4,5 milliards de francs suisses, soit environ un quart des obligations annulées.
L’intervention de la Finma s’explique par l’urgence de sauver Crédit Suisse afin d’éviter « une crise financière aux conséquences incalculables », selon les mots du président suisse Alain Berset. Cependant, « la décision de la Finma sape la confiance internationale dans la sécurité juridique et la fiabilité de la place financière suisse », a déclaré Thomas Werlen, associé directeur du cabinet Quinn Emanuel.
« L’histoire récente de la place financière helvétique déshonore la Suisse »
Cette perte de confiance dans « la fiabilité de la place financière suisse » n’est cependant qu’une « égratignure » en matière de réputation selon Karin Keller-Sutter, la ministre suisse des Finances : « Le dégât d’image, cette banque [Crédit Suisse] l’a déjà eu et cela a précipité sa chute. C’est naturellement regrettable que cela ait touché une banque suisse et que notre pays se soit retrouvé dans une situation impossible à cause de cette banque. Il faut aussi le dire. Et la place financière suisse, c’est beaucoup plus que cette banque ! »
Mais c’est précisément parce que la Suisse et sa place financière sont beaucoup plus que ses banquiers que la situation est « inimaginable » pour le journaliste Jean-Philippe Buchs, lauréat du fameux prix Jean Dumur en 1998. « L’histoire récente de la place financière helvétique déshonore la Suisse. En l’espace de quatorze ans, ses deux plus grandes banques se sont retrouvées au bord du précipice. Un scénario inimaginable dans un pays au sein duquel la population avait une confiance absolue envers ses instituts financiers », s’indigne le journaliste dans une tribune de presse.
En effet, lors de la crise des subprimes il y a plus de quatorze ans, UBS a quasiment fait faillite en subissant une perte colossale d’environ 40 milliards de francs suisses avant d’être sauvée par les autorités bancaires helvétiques. Crédit Suisse s’en est alors mieux sorti avec une perte évaluée à 10 milliards de francs. Depuis, les principaux acteurs du monde financier suisse ne cessent de compromettre leurs noms dans un long et sombre tunnel de déboires judiciaires dont les deux premières banques helvétiques n’ont pas encore trouvé la sortie.
La confiance absolue de la population suisse envers ses instituts financiers a donc cédé la place à une mauvaise réputation, laquelle s’est construite ces dernières années sur des pratiques d’aides à l’évasion fiscale proposées à une multitude de clients à l’échelle mondiale, de la Chine communiste jusqu’aux États fédérés américains.
Parmi leurs clients figurent des proches de nombreux anciens et actuels dirigeants du Parti communiste chinois dont les noms ont été dévoilés en 2014 par le Consortium international des journalistes d’investigation, notamment le beau-frère de Xi Jinping, des proches des anciens secrétaires généraux Hu Jintao et Deng Xiaoping, des anciens Premiers ministres Li Peng et Wen Jiabao.
Pour d’autres comme les quelque milliers de clients américains d’UBS, leurs identités restent tenues secrètes pour le grand public, mais sont fournies au fisc américain par la première banque helvétique sous la pression de la justice transatlantique, afin de sauver sa licence d’exploitation aux États-Unis. Cette affaire datant de 2009 a fait couler beaucoup d’encre dans les médias suisses parce qu’elle a brutalement ébranlé le droit du secret bancaire suisse — interdisant à toute banque helvétique de divulguer les noms de ses clients —, lequel, au côté du principe de neutralité, est l’un des deux piliers du fondement de la place presque mythique de la Suisse dans la sphère de la finance mondiale.
« La meilleure solution possible » pour sauver le monde d’une crise financière ?
C’est « une honte pour la Suisse », s’est exprimé avec amertume Thierry Burkart, figure clé de la droite libérale du pays dans une communication de son parti, qui n’a pas manqué cette occasion de rappeler que « la Suisse et sa place financière vivent de la confiance des acteurs ».
Mais maintenant « en tant qu’investisseur, je réfléchirais à deux fois avant de m’y engager » comme l’a formulé un journaliste du Temps dans une question s’adressant à la ministre des Finances Karin Keller-Sutter : pour quelle raison la décision d’invalider avec un coup de plume les 17 milliards d’euros de dettes subordonnées de Crédit Suisse a-t-elle été prise, malgré le fait qu’elle pourrait porter gravement préjudice à la réputation de la place financière suisse aux yeux des investisseurs ?
Tant que cette question est « laissée en suspens, comment peut-on faire confiance à un titre de créance émis en Suisse, ou d’ailleurs en Europe élargie, si les gouvernements peuvent simplement changer les lois après coup », s’interroge David Tepper, le fondateur milliardaire d’Appaloosa Management auprès du Financial Times.
Face à cette interrogation brulante, le président suisse Alain Berset insiste que ce fut « la meilleure solution possible », tandis que la ministre suisse des Finances Karin Keller-Sutter a tenté de tempérer : « On oublie qu’une faillite aurait pu coûter, selon des experts de la BNS [Banque nationale suisse] et du CSF [Conseil de stabilité financière] environ 150% du PIB suisse, soit 1100 milliards de francs. Je vous donnerais raison si nous avions dû choisir une alternative, qui aurait provoqué une crise financière internationale. J’ai eu des contacts avec des homologues étrangers qui ont salué notre action. »
« La privatisation des bénéfices et la nationalisation des pertes »
Pourtant, la gestion de l’affaire Crédit Suisse par les autorités helvétiques a suscité de vives critiques de tous bords dans les sphères médiatiques et politiques du pays. Hansjörg Knecht, élu de l’Union démocratique du centre, a contesté « le tapis rouge de l’aide de l’État » qui s’est déroulé encore une fois pour sauver une banque minée par des scandales à répétition lui coûtant des milliards d’euros, avec comme effet le grossissement d’une autre qui est toujours considérée comme la première banque de « gestion de fortune » dans le monde, malgré tous ses méfaits.
Un constat partagé par Jean-Philippe Buchs qui l’a mis en contraste avec plusieurs autres branches de l’économie suisse « constituées majoritairement de petits sous-traitants et de PME » qui « se battaient contre la concurrence en innovant et en modernisant leur appareil de production », assumant elles-mêmes leurs risques.
À gauche, lors de l’annonce du rachat de Crédit Suisse par UBS, accompagné par la garantie de 109 milliards d’euros de la Confédération, Samuel Bendahan, député du canton de Vaud et économiste à la HEC de Lausanne, a fait remarquer que l’argent public est la chose dont « tout le monde se sert quand il y a des profits, mais c’est toujours au peuple de payer lorsque ça va mal ». Cette affirmation a été reformulée par l’élu socialiste Carlo Sommaruga qui s’est indigné de « la privatisation des bénéfices et la nationalisation des pertes » aux frais des contribuables.
Tandis que la fusion entre les deux premières banques suisses pourrait causer la suppression de 25.000 à 36.000 postes dans le monde selon l’hebdomadaire SonntagsZeitung, le secteur de la gestion de fortune suisse tient sa place du numéro un mondiale comme si aucune crise financière ne pouvait ébranler les grandes banques privées comme Pictet, Edmond de Rothschild ou Lombard Odier.
En évoquant Pictet, la première banque privée suisse, on se souvient du calme impressionnant que Jacques de Saussure, alors partenaire de Pictet, a affiché au cours d’un interview avec le quotidien Le Temps lors de la crise économique mondiale 2008. Il a alors expliqué comment le secteur de la gestion de fortune surmonterait ses difficultés en se concentrant sur ses forces traditionnelles et la qualité du service :
« Par prudence, nous avons donc poussé nos clients à diversifier. Pour les liquidités, nous avons choisi des fonds monétaires contenant certes des émetteurs bancaires, c’est inévitable dans cette classe de produits, mais très largement diversifiés au niveau des débiteurs ».
Dans une industrie bancaire et financière où les mécanismes de la globalisation tournent à plein régime, les géants gestionnaires de fortune comme la banque privée Pictet ont l’embarras du choix pour diversifier leurs portefeuilles aux quatre coins de la planète, dont la sécurité financière est continûment assurée grâce aux sacrifices d’une minorité de malheureux investisseurs — comme par exemple les détenteurs des fameux 17 milliards d’euros de dettes subordonnées de Crédit Suisse — ainsi qu’aux « meilleurs solutions possibles » adoptées par des banques nationales au moyen de l’argent public.
Le profit est donc globalisé, la perte, quant à elle, semble nationalisée, comme l’a expliqué Jacques de Saussure au milieu des turbulences financières des subprimes avec une quiétude étonnante : « Certaines de ces pressions ne sont pas nouvelles. J’ai débuté dans le métier en 1980, un an avant l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de gauche en France. A cette époque, les relations étaient déjà assez tendues. Ces pressions existent, il est vrai, mais elles sont souvent le reflet de problèmes internes des pays qui les exercent. »
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