ENTRETIEN – L’arrivée au pouvoir des islamistes, à la suite de la chute brutale de la dynastie Assad, suscite de vives inquiétudes en France et à travers le monde quant à l’avenir des chrétiens de Syrie. Benjamin Blanchard, directeur général de SOS Chrétiens d’Orient, ne cache pas les dangers qui pèsent sur cette minorité syrienne dans le contexte du changement de régime, mais souligne que la situation générale du pays sous le régime Assad était devenue si désastreuse qu’elle pourrait malgré tout se montrer prête à accorder une chance au nouveau gouvernement.
Epoch Times : Vous avez effectué un déplacement en Syrie il y a un mois. Quel était l’état de la situation des chrétiens à ce moment-là, et êtes-vous inquiet sur leur sort maintenant que le régime de Bachar al-Assad est tombé ?
Benjamin Blanchard : Sous le gouvernement de Bachar al-Assad, les chrétiens jouissaient d’une liberté de culte honorable. Cette liberté ne se limitait pas à la sphère privée, mais s’étendait également à l’espace public : par exemple, pendant les fêtes de Noël, les rues se paraient de grandes crèches et accueillaient des processions publiques.
Cependant, la situation générale des chrétiens, comme celle de l’ensemble des Syriens, était marquée par un profond désespoir. Depuis la fin de la guerre chaude en 2019, l’État, paralysé, semblait incapable de redonner l’espoir à une population se sentant privée de perspectives d’avenir. Pour beaucoup, la seule issue envisageable était l’exil.
Depuis ces derniers jours, ne le nions pas, le profil jihadiste des nouveaux dirigeants suscite évidemment de l’inquiétude chez les chrétiens syriens, et pas seulement d’ailleurs. Ainsi, par exemple, le nouveau gouvernement, dirigé par un Premier ministre professeur de droit islamique, s’est-il réuni en arborant le drapeau du HTC, Hayat Tahrir al-Cham, sur lequel figure la profession de foi islamique.
Toutefois, un léger – j’insiste bien sur le léger – souffle d’espoir renaît, qui contraste avec l’atmosphère dépressive des dernières années. De fait, des amis, autrefois résolus à quitter le pays pour l’Europe, envisagent désormais de rester pour offrir à la Syrie une dernière chance de devenir un lieu où bâtir une vie et un avenir. Mais, aujourd’hui, tout le monde est d’abord inquiet pour l’avenir de la Syrie.
Il existe une possibilité que le groupe islamiste Hayat Tahrir al-Cham domine le nouveau régime. Vous nous dites que les chrétiens syriens ont malgré cela repris espoir après la chute du gouvernement de Bachar al-Assad ?
Depuis quelques mois, dans la zone d’Idlib, contrôlée depuis huit ans par Hayat Tahrir al-Cham (HTC), la situation a connu une amélioration notable, en particulier sur le plan religieux. En même temps, la situation était extrêmement difficile auparavant, puisqu’on peut dire que la région d’Idlib était une sorte de « mini califat ». Mais, il est vrai qu’un responsable religieux chrétien d’Alep m’a confié récemment que des chrétiens commençaient déjà à rentrer chez eux dans cette région, avant même l’offensive sur Alep à la fin du mois de novembre.
Cette évolution semblait liée à un assouplissement des règles de vie sur place, comme la levée de l’obligation de porter le hijab pour les femmes. Cette attitude conciliante était-elle une simple stratégie politique en anticipation de l’offensive sur Alep ? Toujours est-il qu’on nous avait même sollicité pour financer la reconstruction de maisons dans un village sous contrôle de HTC, afin d’aider ceux qui revenaient s’y installer.
Depuis qu’HTC a pris le contrôle d’Alep, voilà maintenant douze jours, la situation reste calme et inchangée. Tout semble fonctionner comme auparavant. Par mesure de précaution, nous avions évacué nos équipes vers Damas. Mais hier, elles sont toutes retournées à Alep et rapportent que tout se passe bien.
Malgré une inquiétude légitime, il existe donc l’espoir que les nouveaux dirigeants tiennent leurs engagements, notamment en évitant les dérives que l’on redoute, et qu’ils amélioreront la piteuse situation générale du pays. C’est pourquoi beaucoup choisissent de laisser une chance à cette nouvelle réalité.
L’arrivée du nouveau régime est aussi accueillie, certes avec prudence, car il n’est pas entièrement contrôlé par Hayat Tahrir al-Cham, bien que ce groupe reste la principale force en présence. Ce nouveau pouvoir est en réalité composé d’une mosaïque de factions. Certaines sont encore plus radicales qu’HTC, d’autres, au contraire, n’ont aucun lien avec l’islamisme, et une partie représente même des intérêts étrangers, comme l’Armée nationale syrienne, considérée comme une émanation directe de l’armée turque.
La rapidité de l’effondrement du château de cartes syrien a pris le monde de court. L’absence quasi totale de résistance des forces militaires de l’ancien régime a permis son effondrement en l’espace de moins de deux semaines. Comment l’expliquez-vous ?
La chute du régime de Bachar al-Assad s’est produite comme un fruit mûr qui tombe de l’arbre : inattendue dans sa soudaineté, mais inéluctable. Tout le monde savait que la fin était proche, et pourtant, on s’imaginait que ce régime, même vidé de sa substance, pouvait encore s’éterniser. Ce paradoxe réside dans le fait que, bien avant sa chute officielle, celui-ci avait déjà perdu son essence.
Un notable d’Alep, autrefois fervent soutien du gouvernement, avait d’ailleurs écrit, quelques jours avant l’effondrement, que le régime ne proposait plus rien « à part le vide ». Ainsi, lorsqu’il est effectivement tombé, cela n’a fait qu’aligner le droit sur une réalité déjà évidente.
Pour l’ensemble des Syriens, les premiers jours sous le nouveau régime s’annoncent cependant difficiles et incertains en raison de l’inquiétude croissante face à la poursuite de la guerre. Les deux derniers jours ont été marqués par une escalade inquiétante : l’armée turque intensifie ses attaques contre les milices kurdes au nord, tandis que des populations arabes se révoltent contre l’occupation de ces mêmes milices dans le centre du pays. Dans le même temps, Israël mène des bombardements massifs à travers le territoire syrien et a même déployé son armée pour occuper le sud-ouest du pays.
Selon la diplomatie israélienne, les nombreuses frappes en Syrie sont menées pour empêcher que les armements possédés par l’ancien régime ne finissent dans les mains de rebelles animés par « une idéologie extrême de l’islam radical ». Comment ces interventions sont-elles perçues par les Syriens ? Ceux qui craignent les islamistes les voient-elles d’un bon œil ?
Les frappes israéliennes contre ces sites militaires, officiellement justifiées par la volonté d’empêcher ces installations de tomber aux mains de partisans de l’islam radical après la chute de Bachar al-Assad, suscitent une vive hostilité parmi les Syriens. Beaucoup se souviennent qu’Israël a contribué à détruire l’une des principales forces combattant Daech : le Hezbollah.
Pendant la guerre contre le groupe terroriste, les bombardements israéliens visaient fréquemment aussi l’armée syrienne, pourtant engagée dans des combats contre les djihadistes.
Dans ce contexte, il est impossible pour les Syriens de voir en Israël un allié. Aucun Syrien que j’ai rencontré n’a jamais exprimé une telle perception, bien au contraire : ces interventions israéliennes, qu’elles aient été dirigées contre l’armée syrienne ou des groupes comme le Hezbollah, ont alimenté un ressentiment généralisé, renforçant l’idée qu’Israël agit dans son propre intérêt au détriment de la sécurité locale.
Après la chute de Bachar al-Assad, Emmanuel Macron s’est félicité que l’« État de barbarie » soit tombé. Comment avez-vous perçu ses propos ?
Je n’ai pas de commentaire spécifique à formuler. J’espère seulement qu’au lieu de faire des communiqués, les sanctions économiques qui asphyxient la Syrie seront levées, car ces mesures pèsent lourdement sur la population et aggravent la crise humanitaire.
Plusieurs pays européens ont annoncé qu’ils suspendaient les demandes de réfugiés syriens après la chute de Bachar al-Assad, mais cela ne pourra se faire que si ces sanctions sont levées. Sinon, la faim et le désespoir pousseront les gens à fuir. Les migrations se poursuivront alors, et si les voies légales leur sont fermées, elles s’opéreront de manière clandestine.
Par ailleurs, il serait temps de rétablir des relations diplomatiques avec la Syrie. Cela permettrait d’encourager la formation d’un gouvernement capable de prendre des décisions constructives et équilibrées, au lieu de le pousser vers des choix extrêmes. L’ostracisme dont a souffert le gouvernement précédent a souvent renforcé ses penchants les plus désastreux. Répéter cette politique d’isolement risquerait de produire les mêmes effets. La vraie question qui se pose désormais est donc la suivante : et maintenant, que faisons-nous ?
L’Europe doit-elle craindre une nouvelle vague de réfugiés syriens selon vous ?
Il y a plusieurs raisons qui rendent une vague importante de réfugiés extrêmement probable. D’abord, tant que la situation économique ne s’améliore pas, en particulier à cause des sanctions internationales, la population syrienne continuera de souffrir, forçant de nombreuses personnes à chercher refuge ailleurs. Ensuite, si un califat islamique venait à se constituer, cela pourrait également pousser des populations à fuir.
Il y a aussi la guerre civile, qui persiste, en particulier les affrontements entre Arabes et Kurdes dans le nord-est, qui pourrait aggraver la situation et multiplier les déplacements internes et externes. Enfin, les interventions étrangères, notamment avec l’occupation de territoires par Israël dans le sud-ouest, ajoutent une pression supplémentaire sur la stabilité du pays, créant un climat d’insécurité qui incite encore plus de Syriens à opter pour l’exil. Ces quatre risques combinés rendent le risque migratoire très important.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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