Au début du siècle dernier, on disait que « le violon calme assez bien les personnes atteintes de kleptomanie », tandis que « le piston est indispensable aux malheureux que tourmente le délire des grandeurs ». On déclinait ainsi, dans quelques Annales africaines de 1924, la liste des instruments dans une sorte de tableau des pathologies : « La caisse donne des jambes aux ataxiques. La flûte combat victorieusement tous les cas d’affaiblissements cérébraux. »
L’histoire est si pleine d’exemples de lyres et de flûtes guérisseuses que, dans leurs compilations de remèdes, les érudits du Cinquecento ne pouvaient faire l’impasse (sur la musique. Dans La Magie naturelle de 1558, le polymathe Giambattista della Porta offre une rapide anthologie historique de guérisons musicales :
« Terpender et Avion Methymneus ont guéri les Lesbiens et les Ioniens de graves maladies par l’effet de la musique. Asclepiade, médecin, par le son de la trompette, a guéri les sourds, et par la mélodie de son chant il a réprimé les séditions du peuple. Herminius de Thèbes a guéri ainsi plusieurs personnes de douleurs aiguës des hanches et des cuisses. Thalès de Candie a chassé la peste au son de la harpe, et Hérophile avait coutume d’alléger les infirmités des malades par la musique. »
Musique et sciences cognitives
À la fin du siècle dernier, en recourant dans les années 1990 à la tomographie par émission de positons (TEP), les effets singuliers de la musique s’attiraient les attentions des sciences cognitives. Robert Zatorre et Anne Blood du Montreal Neurological Institute vérifiaient que les mécanismes à l’origine des émotions musicales n’interviennent pas dans les aires auditives (les zones cérébrales « dédiées » à la reconnaissance des sons), mais dans les circuits neuronaux liés à la constitution du système limbique. Et en comparant les sécrétions de dopamine, les neuroscientifiques en sont venus à penser que la musique pouvait objectivement avoir sur le cerveau des effets comparables à des substances pharmacologiques, des drogues ou du chocolat.
D’un côté, la musique est présentée comme une force aux effets magiques. Inattendus, puissants et salvateurs, ses pouvoirs passent pour surnaturels, irrépréhensibles, impossibles à contenir par un homme normalement constitué, à l’exception éternelle des bonimenteurs habitués à s’approprier la responsabilité des incidences hasardeuses qui, statistiquement, ne tombent vraiment bien qu’une fois sur deux. D’un autre côté, la musique est analysée comme une composante aux effets chimiques. Insoupçonnées jusqu’à récemment, ses influences sont désormais traçables et les euphories spécifiques qu’elles procurent s’expliquent alors par une prise directe sur la sécrétion de telle ou telle hormone.
Pouvoirs de la musique
Alors qu’ils semblent antagonistes, les deux côtés présentent tout de même quelques similitudes. La musique offre à la magie, au charlatanisme et aux sciences positives, un espace de dialogue, si ce n’est un terrain d’entente. Pour se défier des crédulités dont les esprits les plus rationnels pourraient être victimes au sujet de la musique, on s’en tient à se moquer de certaines croyances : « le célèbre Sammonicus proposait, très sérieusement, d’appliquer sur la tête des fébricitants le quatrième livre de l’Iliade (le plus beau du poème) afin de calmer, aussitôt, l’accès de fièvre ! De même, la force de la musique a pu s’attirer quelques suspicions de soignants bienveillants qui préféraient, à toute musicothérapie, consigner les ambivalences d’une « arme à double tranchant » :
« Il suffit pour s’en convaincre de voir les crises en série qui se manifestent parfois à l’occasion de certaines fêtes musicales données aux malades des asiles. […] En appliquant les diapasons à des idiots complets et à des déments précoces en stupeur, j’ai vu plusieurs fois la salivation exagérée se manifester nettement, ou d’autres fois un larmoiement non moins caractéristique. »
Et ses pouvoirs sont si puissants que le son ne fait pas toujours que du bien. En plus des acouphènes qui peuvent survenir après une exposition prolongée à des volumes sonores importants, on sait le pouvoir spécialement nocif que peuvent avoir certains sons. On connaît les répulsifs sonores utilisés pour éloigner les adolescents de zones urbaines spécifiques. On dispose aussi d’une littérature psychiatrique pour consigner les désordres mentaux que peuvent engendrer certaines situations sonores. On peut citer quelques exemples de punitions par le son : la militante d’Action directe, Helyette Bess, emprisonnée en 1984 à Fleury Mérogis, a dû écouter pendant quelques jours une « radio cassée » que l’Administration pénitentiaire disait ne plus pouvoir arrêter.
À côté des acouphènes et du vocabulaire médical qui fixe les pathologies de l’oreille liées à des traumatismes acoustiques, des termes moins précis circulent, qui se présentent pourtant comme plus caractéristiques, aux implications encore plus préoccupantes. On a par exemple formé le terme « phonophobie » pour parler de la crainte d’entendre (autrement définie comme « hyperacousie de peur »), distincte de la « misophonie » qui relève du trouble neuropsychiatrique qui cible l’intolérance à des sons spécifiques comme le crissement de la craie sur le tableau noir ou de la fourchette sur le verre.
Le sens moral de la musique
En soutenant que la musique peut aider l’individu à chasser la mélancolie ou le mal de dents, on charge la musique d’une utilité sanitaire objective. Dans l’enthousiasme de la puissance curative, l’esprit peut s’échauffer jusqu’à donner à la musique un sens moral. S’il peut toujours paraître excessif de chercher la vérité sur le Bien dans l’écoute de telle symphonie de Mozart, on ne saurait y chercher un soulagement psychologique sans lui prêter une certaine dignité. D’où une perplexité systématique quand la même musique est utilisée comme répulsif. Ainsi, le compositeur Gérard Pesson consigne dans son journal une sorte d’hébétude, en 2013 :
« On savait que la musique de Mozart aidait les vaches à produire du lait. Je lis ce soir qu’elle éloigne aussi certains groupes de jeunes urbains indésirables. Pavarotti serait même, dans ce genre répulsif, la botte fatale ; un seul vibrato du célèbre ténor faisant prendre aux sauvageons leurs jambes à leur cou. »
Depuis, les usages se sont d’ailleurs multipliés : en Écosse, la direction d’un McDonald’s de Glasgow a commencé à diffuser Bach, Mozart ou Haendel dans ses restaurants pour, avec succès, diminuer les bagarres entre clients, alors que la SNCF diffuse de la musique classique à la gare de Rennes ou à la gare Saint-Lazare avec le but avoué de chasser les SDF.
Dans le même temps, la musique classique (entendez : la musique savante occidentale) est convoquée par la littérature de développement personnel, et l’exaltation de ses effets apaisants a gagné le discours des hauts dignitaires des institutions musicales. Ainsi, à l’occasion d’une campagne de promotion en mars 2017, la radio France Musique se présentait en opposition à « un climat médiatique anxiogène », pour s’affirmer comme « la bulle de plaisir qui permet aux auditeurs de s’évader grâce à l’émotion procurée par la musique ».
Capitalisme cognitif
Cet ouvrage fait un panorama historique des théories sur les bienfaits de la musique, en pointant les manières dont ces bienfaits se sont affirmés comme des acquis ancestraux ou des vérités plus scientifiques. À force de faire défiler les études sur l’efficacité de la musique contre la dépression, pour la bonne évolution cognitive des enfants ou la prévention des maladies neurodégénératives, on bascule dans un angélisme qui ferait croire que toute la musique est bonne jusque dans sa consommation la plus distraite.
Devant la prolifération des offres de soin, salons de bien-être et espaces détente présentés comme autant de sas de décompression, la musique pourrait se trouver une nouvelle raison d’être qui sonnerait alors comme une dernière chance de sauver le patrimoine de la musique savante occidentale dans un contexte de consommation culturelle mondialisée, voire télécommandée par les prescripteurs les plus dominants du capitalisme cognitif. Puisque c’est bien au rayon « Bien-être » que l’avenir de la musique classique semble trouver de nouveaux horizons. Les magasins qui proposent à la fois des kits de massage et des chochottes pour se détendre la nuque ouvrent régulièrement leurs gondoles à quelques disques étiquetés « relaxation » ou « bien-être ».
Entre les musiques thérapeutiques, les bols tibétains aux résonances curatives et autres mantras phoniques, les bienfaits venus de la musique renvoient à la bonne vieille opposition entre la médecine des hôpitaux et les médecines dites traditionnelles, parfois appelées « alternatives », quand elles ne sont pas jugées « paranormales ». C’est-à-dire qu’il ne faudrait pas tout mélanger. Mais volontiers ambigus, de grands musiciens sont capables de jouer sur les deux registres quand ils témoignent du pouvoir de leurs concerts d’apporter du bonheur au public. Dans le « dernier long entretien » qu’il donna à Jonathan Cott, Leonard Bernstein disait :
« Je pourrais vous montrer des centaines de lettres de gens qui sont arrivés en chaise roulante à un de mes concerts et en sont ressortis sur leurs deux jambes. »
Comment un chef d’orchestre peut-il en arriver à des tournures aussi miraculeuses ? Personne ne voudrait douter de l’extraordinaire enthousiasme qu’un orchestre sous sa direction peut donner à son auditoire, mais il est curieusement excessif de décrire un effet tellement formidable en des termes aussi magiques. Même si l’idée que la musique est capable de modifier le comportement des individus jusqu’à réparer les dysfonctionnements de leur métabolisme s’inscrit dans une tradition intellectuelle très ancrée dans l’histoire de la pensée.
Nous reviendrons sur les grands textes qui reconnaissent à la musique une puissance particulière de chasser les idées sombres ou les tensions psychiques qui peuvent désaccorder un individu d’avec lui-même. Cette spécificité musicale était encore très notable quand on a commencé à étudier les phénomènes d’influence collective. Avant que l’expression « psychologie sociale » ne se généralise, on a développé la « psychologie collective ». Alors qu’il réactivait au début du XXe siècle la vieille question de Socrate s’interrogeant sur la possibilité d’éduquer la foule, Pasquale Rossi s’était vite inquiété des figures qui pouvaient exercer une fascination sur les foules. En publiant Les suggesteurs et la foule, il donnait aux compositeurs et aux musiciens un statut à part, en leur prêtant la qualité de « meneurs immédiats », emportant l’empathie des auditeurs par des suggestions si sensibles qu’elles ne les laissent réfléchir à leur adhésion.
De la musique comme vitamine à la musique comme baume réparateur, les métaphores se sont donc généralisées pour donner des qualités ouvertement thérapeutiques à la musique. Quand on entreprend de dépasser le sens figuré pour littéralement chercher à soigner un ulcère à l’estomac avec des Variations Goldberg, on peut s’en trouver plus hésitant. Il n’est donc pas question de chercher à démêler le bien-fondé au milieu de la magie sans explorer l’ensemble du spectre des discours qui s’engagent sur le sujet, des prosélytes patentés aux moqueurs souvent réducteurs qui évacuent la question avec ironie et désinvolture.
Chacun peut toujours se lancer dans des introspections vertigineuses au moment d’écouter de la musique et se trouver en proie à des réactions primales. « Inconsciemment, nous réagissons toujours au son comme des hommes préhistoriques », explique le musicologue Joachim Ernst-Berendt qui excite une capacité d’évolution dans nos réactions à la musique, une volonté d’en découdre avec le risque de perte de contrôle de nos émotions à son contact. À moins de pactiser avec nos ressorts ancestraux, tel Pascal Quignard qui cherche dans les origines le gage d’une vérité de la musique susceptible de valoir pour toutes les musiques et pour toutes les cultures : « La musique est une imitation des langages enseignés par les proies lors de la reproduction du chant des proies à l’heure de leur reproduction. »
L’histoire moderne de la pensée médicale de la musique a essayé de rationaliser la réputation thérapeutique de la musique, en multipliant les expériences pour objectiver les phénomènes vertueux investis par les médecins et en organisant un pont entre la pensée antique des bienfaits musicaux et les tentatives de rationalisation de ces effets dans les parcours de soins modernes. Là où les Anciens (Pythagore, Platon ou Tinctoris) ont cherché à repérer les musiques susceptibles de donner courage et d’apaiser les âmes en peine, les exemples se sont multipliés à l’âge classique pour installer une mythologie de la musique roborative.
Editions Puf)
(Jusqu’à ce qu’au début du XXe siècle, par exemple, on cherche à soigner un patient souffrant d’anidrose (une pathologie qui procède d’un déficit de transpiration) en lui jouant la Chevauchée des Walkyries, pour mettre en application les travaux du docteur Warthin du Michigan qui avait constaté qu’en état hypnotique, le corps se couvrait de sueur à l’audition de la fameuse partition de Wagner. C’est aussi l’époque où l’on faisait des expériences de suggestions musicales sur des animaux comme les éléphants et les chevaux.
L’investigation scientifique n’a pas dissipé l’attente magique. L’une n’étant peut-être pas réellement exclusive de l’autre.
David Christoffel a publié « La musique vous veut du bien », éditions Puf, 2018.
David Christoffel, Producteur, directeur d’antenne et intervenant en création radiophonique, Institut Mines-Télécom (IMT)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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