En janvier dernier, le gouvernement a validé le projet de construction d’une centrale thermique à Marie-Galante, cette île des Antilles françaises située à 30 km au sud de la Guadeloupe. La nouvelle centrale devrait être associée à l’usine sucrière de l’île et être alimentée pour 20 % à la bagasse – ce résidu obtenu après le broyage de la canne et utilisé comme combustible –, le reste de l’approvisionnement provenant de bois importé.
Mais en visite en Guadeloupe en mars dernier, la ministre de l’Environnement Ségolène Royal a témoigné de son intérêt pour un projet concurrent. Ce dernier, de plus petite taille (4 MW au lieu de 12 MW), est soutenu par la communauté de communes de l’île et utiliserait exclusivement la bagasse de l’usine sucrière.
Les acteurs de la filière sucre, industriels et planteurs de canne, considèrent que le projet de centrale thermique bagasse et bois est indispensable à la rentabilité de l’usine. Pour eux, il en va de l’avenir même de la culture de la canne sur l’île. Du côté des trois maires de la communauté de communes, on rappelle que le projet alternatif – sélectionné en 2016 par le ministère de l’Environnement dans le cadre d’un projet « Démonstrateur industriel ville durable » – est plus conforme à leurs objectifs de développement. Il s’inscrit notamment dans un schéma touristique respectueux de l’environnement, avec en particulier des transports électriques.
Au-delà des choix techniques, ce sont bien deux schémas pour l’avenir de l’île et deux projets industriels qui s’affrontent. Le choix définitif est remis à une date ultérieure, dans les 12 à 18 mois, mais la bataille est donc engagée.
L’île aux cent moulins
Marie-Galante, « l’île aux cent moulins », est sans doute l’un des derniers témoins d’un écosystème social caractéristique des Antilles, dominé depuis le XVIIe siècle par la culture de la canne à sucre.
Au XIXe, l’île a ainsi compté plus de cent moulins et des dizaines de distilleries de rhum. Aujourd’hui, seules subsistent trois distilleries et une usine sucrière. C’est cette usine, située à Grande-Anse, qui devrait bénéficier de l’approvisionnement énergétique fourni par la nouvelle centrale thermique.
En dehors de la pêche, d’un peu d’élevage et d’une agriculture vivrière, il n’y a pas à Marie-Galante d’autre agriculture que la canne. L’absence de culture bananière a d’ailleurs permis de préserver l’île de la pollution par le chlordécone, cet insecticide neurotoxique qui a gravement pollué les sols en Guadeloupe.
Le tourisme constitue donc aujourd’hui l’unique activité alternative. Pratiquement inexistant à la fin du siècle dernier, il s’est depuis développé mais de manière discrète et respectueuse à la fois de l’environnement et des traditions locales. Mais le cœur de l’activité économique demeure la canne à sucre.
La canne à sucre, plante miracle
La canne est une plante extraordinaire. En dehors de produire du sucre et des alcools de qualité, elle présente des rendements de conversion de l’énergie solaire en biomasse inégalés.
On considère que le bilan énergétique de la culture de canne est de huit unités d’énergie récupérées pour une consommée, alors que ce ratio n’est que de deux pour la betterave à sucre de la région parisienne. Selon le prix Nobel de Chimie Paul Crutzen, c’est d’ailleurs la seule production d’agrocarburants qui présente un bilan total en gaz à effet de serre favorable.
En plus de fournir ce jus dont on tire le sucre et l’alcool, la canne offre via ses tiges écrasées (la bagasse) le combustible nécessaire pour les chaudières, les moulins et la distillation. Et lorsque les technologies employées sont efficaces, les quantités de bagasse disponible dépassent les besoins de l’usine.
La canne à sucre est donc une voie royale pour la valorisation énergétique de la biomasse.
Les Brésiliens l’ont compris qui, après les chocs pétroliers, ont lancé leur plan Proalcool qui devait leur permettre de produire massivement de l’alcool-carburant pour remplacer le pétrole importé. Aujourd’hui consommé dans des moteurs « flexfuel », il représente plus du quart de la consommation de carburant du pays et constitue l’un des piliers du modèle énergétique brésilien. Ce dernier associe des ressources hydrauliques abondantes et la biomasse de la canne à sucre pour faire de ce pays l’une des nations émergentes présentant les plus faibles émissions de gaz à effet de serre.
Le projet de centrale bagasse et bois
La filière canne à sucre guadeloupéenne est moins performante que celle du Brésil, qui bénéficie des économies d’échelle rendues possibles par la très grande taille des exploitations. Malgré les subventions, l’équilibre en Guadeloupe s’avère précaire, tout particulièrement à Marie-Galante, où depuis de longues années la question est posée de savoir si l’usine de Grande-Anse ne devrait pas être fermée, étant donné qu’une autre usine existe déjà en Guadeloupe (l’usine Gardel).
S’inspirant du modèle brésilien, la société Albioma, à l’origine productrice indépendante d’électricité à partir du charbon, s’est depuis quelques années spécialisée dans la valorisation de la biomasse et particulièrement de la biomasse issue de la canne. Développant des technologies performantes, qui lui ont d’ailleurs permis de s’implanter aussi au Brésil, elle propose aujourd’hui pour les DOM des centrales thermiques brûlant de la bagasse et du bois, avec pour finalité la production combinée de chaleur pour les usines sucrières et d’électricité pour le réseau.
À Marie-Galante, le projet, porté depuis plusieurs années par Albioma et la SRMG (Sucrerie et Rhumerie de Marie-Galante, filiale d’un groupe alcoolier mais au capital de laquelle on trouve aussi le syndicat des petits planteurs), pourrait permettre de maintenir la production de l’usine. Mais surtout la centrale produirait un excédent d’électricité d’origine renouvelable livré au réseau de Guadeloupe, par le câble sous-marin qui dessert aujourd’hui Marie-Galante. Cette production remplacerait une part de la production actuelle à base de charbon et serait éligible aux tarifs spéciaux de rachat pour l’électricité renouvelable.
On voit donc émerger là un schéma original permettant à la fois d’augmenter la part des énergies renouvelables pour l’ensemble de la Guadeloupe et de pérenniser l’économie de la canne à sucre à Marie-Galante. Mais ce schéma suppose aussi des importations de biomasse sous forme de granulats, sous-produits des industries du bois américaine ou canadienne.
De plus, alors qu’un projet similaire en Martinique (Galion 2) suscite de fortes oppositions locales, il faudra s’assurer que la combustion de la bagasse et du bois n’émettra pas de particules en quantité dangereuse.
Le projet 100 % bagasse
À la mi-2016, un consortium soutenu par la communauté de communes et comportant dans ses rangs des sociétés telles que Vinci et la Compagnie Nationale du Rhône, était sélectionné dans le cadre d’un appel d’offres pour les « démonstrateurs ville durable » du ministère de l’Environnement.
Le projet ambitionne de réaliser l’autonomie énergétique de Marie-Galante dès 2020, soit dix ans en avance sur les objectifs fixés pour les territoires insulaires. Mais ce projet est surtout multidimensionnel puisqu’il combine une centrale de taille plus modeste et fonctionnant exclusivement sur la bagasse locale (porté par la CNR) avec la mobilisation des autres énergies renouvelables (éolien et solaire avec stockage), avec des schémas de mobilité électrique et le développement d’un tourisme vert. Du point de vue du ministère, il s’agit bien de créer à cette occasion une vitrine des technologies françaises pour la transition énergétique dans les zones insulaires.
Là aussi émerge un schéma innovant, conforme aux préoccupations des collectivités locales, et porteur d’effets d’expérience. Les perspectives de retombées industrielles et commerciales pour Vinci ou la CNR ne sont pas non plus absentes et dépassent de loin le seul territoire de Marie-Galante. Mais pour ce projet, la difficulté est qu’il est encore en cours de définition et, malgré l’objectif d’une autonomie énergétique dès 2020, les différents opérateurs restent à identifier et à coordonner.
Des dilemmes enchevêtrés
L’affrontement des deux projets est porteur de tensions politiques, voire de crises sociales ou économiques. Si le démarrage de la récolte 2017 est maintenant assuré, les incertitudes subsistent pour le moyen terme.
On a d’un côté un projet de modernisation industrielle de la culture de la canne, soutenu par les acteurs économiques traditionnels de cette filière et profitant du soutien apporté au développement des énergies renouvelables. Son impact peut être significatif pour l’approvisionnement énergétique de la Guadeloupe, mais il suppose, au moins dans un premier temps, des importations massives de bois.
De l’autre se déploie un projet plus ambitieux parce que plus systémique, porté conjointement par les collectivités locales et des acteurs industriels high tech de la métropole, mais pour l’instant moins avancé et qui resterait centré sur Marie-Galante. Il permettrait une autonomie énergétique à l’échelle la plus locale, mais sans retombée positive pour le reste de la Guadeloupe. De même, son impact sur l’industrie sucrière demeure empreint d’incertitudes.
En toile de fond se jouent certainement les grandes orientations stratégiques pour l’avenir économique et social de la Guadeloupe : quel rôle de l’agriculture et de quelle agriculture ; quel poids du tourisme et de quel tourisme ; peut-on abandonner la canne à sucre et dans cette hypothèse, les activités de la transition peuvent-elles impulser de nouvelles dynamiques économiques locales ?
Pour trancher toutes ces questions, les collectivités locales devront sans doute mieux se concerter et veiller à garder la main : les intérêts économiques ne peuvent être les seuls critères déterminants. Mais bien que les deux projets soient subventionnés, les industriels porteront l’essentiel des investissements et ne pourront être ignorés. Il faudra donc que le conseil départemental et les communautés de commune élaborent leurs visions alternatives de la transition. On saura dans les mois qui viennent si elles y sont parvenues.
Patrick Criqui, Directeur de recherche émérite au CNRS, Université Grenoble Alpes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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