L’armée colombienne, obéissant à l’ordre du président Ivan Duque, a commencé samedi à déployer un millier de soldats dans la ville de Cali, épicentre des manifestations antigouvernementales, où au moins treize personnes ont été tuées vendredi.
Les rues de la troisième ville du pays, 2,2 millions d’habitants, étaient presque désertes samedi, au lendemain d’affrontements entre des manifestants, des policiers et des civils armés qui ont fait au moins 13 morts dans différents incidents.
Au moins huit personnes ont succombé à des tirs d’arme à feu, a indiqué la police.
Un enquêteur du parquet de Cali a tiré sur la foule, tuant deux civils, avant d’être lynché par les manifestants, selon le parquet.
« Je me sens plus en sécurité avec l’armée qu’avec la police (…) parce qu’ici elle a toujours été plus respectée », a dit Modesto Tenorio, un commerçant de 64 ans.
Un mois de soulèvement populaire
Ces violences interviennent un mois exactement après le soulèvement du 28 avril contre un projet de réforme fiscale, vite abandonné, porté par le président Ivan Duque, qui visait à augmenter la TVA et à élargir la base de l’impôt sur le revenu.
En un mois de soulèvement populaire, au moins 59 morts, dont deux policiers, ont été enregistrés dans le pays, selon un décompte officiel. Quelque 2.300 personnes ont été blessées et 123 sont portées disparues. Human Rights Watch évoque jusqu’à 63 morts.
Depuis un mois, le scénario est presque toujours le même: le jour, les manifestations sont pacifiques et créatives, la nuit la rébellion se transforme en émeutes où mortiers d’artifice et cocktails Molotov se mélangent aux tirs à balles réelles.
Cette révolte sans précédent secoue les grandes villes, où sont érigées des barricades et où les blocages d’axes routiers provoquent des pénuries et exaspèrent une partie de la population. Le gouvernement, malgré des médiateurs chargés de négocier avec le Comité national de grève, est incapable de désactiver une crise qui, pour l’instant, ne menace pas de le renverser.
Cette crise soudaine a surtout révélé, selon les analystes, la sourde colère d’une jeunesse politisée, appauvrie par la pandémie, qui ne veut plus se taire.
Plus de 1.100 soldats ont été déployés pour rétablir l’ordre à Cali. Dans un décret signé vendredi soir, M. Duque a activé un dispositif de soutien militaire d’environ 7.000 hommes pour les dix départements où des barrages routiers ont été dressés.
Concentré dans sa lutte contre les guérillas
Pendant un demi-siècle, le conflit avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) a occulté une réalité devenue trop criante: selon la Banque mondiale, la Colombie se classe parmi les pays les plus inégalitaires en termes de revenus et possède le marché du travail le plus informel d’Amérique latine.
L’Etat s’est concentré dans sa lutte contre les guérillas — l’ELN et les dissidents des Farc– et a totalement délaissé la demande sociale.
En 2019, un an après l’élection d’Ivan Duque, les étudiants étaient descendus dans la rue pour réclamer un enseignement public meilleur et gratuit, des emplois, un Etat et une société plus solidaires.
La pandémie a éteint la mobilisation en 2020 sans que le chef de l’Etat de 42 ans ne fasse de trop grandes concessions.
Le retour de bâton est d’autant plus fort, avec une pauvreté qui s’est accélérée pour atteindre 42,5% des 50 millions d’habitants, la pandémie plongeant les plus vulnérables dans l’indigence.
Exclu du monde du travail et maintenant du système éducatif
L’accord de paix de 2016, qui a désarmé ce qui était autrefois la guérilla la plus puissante du continent américain, a mis fin à un conflit dépassé, loin de la nouvelle génération citadine « qui découvre la politique », explique l’universitaire Hernando Gomez Buendia, auteur du livre « Entre l’indépendance et la pandémie ».
Alors qu’un tiers des jeunes âgés de 14 à 28 ans ne travaillent ni n’étudient, « la Colombie est en train de devenir », selon lui, « un pays de conflits urbains ».
« Il existe un pan actif de la société qui a longtemps été exclu de la politique, du monde du travail et maintenant du système éducatif, et qui en a assez d’être exclu. C’est celui qui manifeste aujourd’hui dans les rues », explique Sandra Borda.
L’impopularité d’Ivan Duque, qui doit quitter ses fonctions en 2022, semble jouer en faveur de la gauche, qui n’a jamais présidé le pays. L’ancien maire de Bogota et ex-guérillero Gustavo Petro est aujourd’hui en tête dans les sondages.
Avec pour toile de fond cette crise sociale et sécuritaire, la Colombie a battu samedi le record des décès quotidiens dus au Covid-19 avec 540 morts.
Selon le ministère de la Santé, depuis le début de l’épidémie en mars 2020, le pays de 50 millions d’habitants a comptabilisé plus de 3,3 millions cas de Covid-19 pour 87.747 décès.
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