« Au voleur ! Au voleur ! À l’assassin ! Au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent » : composée en 1668, la célèbre tirade de L’Avare résonne encore dans des théâtres du monde entier. Et dans les classes des collèges.
Dans les manuels scolaires du XXIe siècle, Molière est en effet toujours très présent, et les pièces qu’on fait lire aux élèves demeurent en grande partie celles qui étaient étudiées par les générations précédentes. Au-delà de L’Avare, les parents retrouvent ainsi dans les classeurs de leurs enfants collégiens des cours sur Les Fourberies de Scapin, Le Médecin malgré lui, Le Malade imaginaire, ou encore Le Bourgeois gentilhomme pour le collège.
Au lycée, ce sont plutôt des textes de L’École des femmes, Dom Juan, Le Misanthrope, ou du Tartuffe qui sont proposés. Pourquoi étudie-t-on encore et toujours ces comédies en cours de lettres ? Retour sur la scolarisation de ces comédies et son histoire.
Un corpus assez stable
Depuis les premiers programmes scolaires, rédigés en 1803, Molière est présenté comme une figure incontournable de la littérature française. Jusqu’en 1880, seules trois pièces y sont présentées : Le Misanthrope, L’Avare et Les Femmes savantes et leur étude, de 1880 à la fin du siècle, se renforce. Mais, c’est aussi au cours de cette période, alors qu’en 1880, Jules Ferry est au pouvoir, que le français comme discipline se développe au lycée.
Dans ce cadre, le panel d’œuvres de Molière pris en considération s’ouvre de façon manifeste. Trois nouvelles comédies entrent alors dans le répertoire des classes : Le Tartuffe, Le Malade imaginaire et Le Bourgeois gentilhomme. En 1900, le corpus canonique des œuvres de Molière est donc constitué de six pièces. Trois d’entre elles sont manifestement réservées aux grandes classes : Le Misanthrope, Le Tartuffe et Les Femmes savantes. Les trois autres sont les comédies que l’école républicaine estime être les mieux adaptées à la formation des jeunes élèves.
Si ce n’est l’introduction des Précieuses ridicules, en 1941, sous le gouvernement de l’État français, c’est surtout dans le dernier quart du XXe siècle que le corpus va s’étendre à de nouvelles pièces. Cette ouverture qui débute à la fin des années 1970, peut certainement être mise en lien avec l’impact que le film Molière d’Ariane Mnouchkine, sorti sur les écrans en 1978, va avoir sur le grand public.
La nouveauté réside d’abord dans l’introduction de la farce dans les petites classes du collège. En 1977, Le Médecin malgré lui et Les Fourberies de Scapin entrent respectivement en sixième et en cinquième. Les textes officiels de 2008 confirment l’ouverture du corpus farcesque avec l’apparition de nouveaux titres en classe de sixième, comme Le Médecin volant, Le Sicilien ou l’Amour peintre, L’Amour médecin.
En ce qui concerne le lycée, les programmes de 1987 introduisent L’École des femmes. Parmi les pièces étudiées actuellement, seule Dom Juan n’a jamais été officiellement inscrite aux programmes alors qu’elle recueille tous les suffrages des auteurs des manuels du second cycle depuis les années 1980. Longtemps mise au purgatoire, elle est aujourd’hui l’objet de toutes les attentions.
Relecture des personnages
Qu’en est-il de la fortune de ces comédies ? Leur mobilisation est-elle la même au fur et à mesure que les années passent ? Si l’on excepte Les Femmes savantes, les autres comédies ne cessent d’être remises en avant dans les manuels. Seule cette pièce, victime d’une lecture axiologique trop restrictive, témoigne d’un retour de fortune. Son héroïne Henriette, considérée par l’école républicaine comme l’égérie de la femme française, focalise pendant des décennies toutes les lectures et l’exploitation de la pièce se sclérose dans cette image de la femme idéale.
La comédie ne résistera pas à la révolution féministe des années 1980 détrônée par l’ingénue Agnès de L’École des femmes, plus en phase avec les valeurs d’une société qui prône l’égalité des sexes. La disparition des Femmes savantes dans les manuels témoigne ainsi du lien étroit qui unit la littérature scolaire à la société. Elle reflète les changements sociaux qu’opère le dernier quart du XXe siècle.
Les textes littéraires ne sont désormais plus considérés comme les garants d’une éducation morale ; ils s’inscrivent plutôt dans une tradition humaniste, une culture ouverte, libératrice, qui se doit d’être le reflet de la société de son temps.
En ce qui concerne l’analyse des pièces, elle varie peu au cours des temps. C’est toujours en tant que critique sociale et/ou morale qu’une comédie de Molière est appréhendée. On constate aussi que les ouvrages scolaires ont souvent modélisé la lecture qui en est faite. Ainsi, les anthologies ont fait du Bourgeois gentilhomme l’archétype de la comédie-ballet et du Médecin malgré lui celui de la satire de la médecine.
En règle générale, ce sont toujours les mêmes morceaux choisis qui sont sélectionnés, et ce, depuis plus d’un siècle. Par exemple, c’est toujours la première scène de l’acte I du Misanthrope qui constitue le morceau privilégié des anthologies du second cycle pour illustrer les caractéristiques de la scène d’exposition.
C’est surtout dans l’approche du personnage et non dans la lecture globale de la pièce que l’on peut constater des évolutions. À chaque époque correspond sa vision des « héros » moliéresques.
Ainsi, Harpagon est exploité pendant longtemps comme un contre-exemple à proposer à la jeunesse pour ancrer les sacro-saintes valeurs de la famille. Jusqu’au milieu du XXe siècle, dans une perspective axiologique, c’est son côté odieux et inquiétant qui intéresse les auteurs des manuels. La lecture s’inverse ensuite en donnant à lire avant tout le personnage comme un rôle comique.
L’exemple de Dom Juan est, lui aussi, très révélateur. Jusque dans les années 1970, on le stigmatise en contre-exemple et on condamne le « grand méchant homme ». À partir des années 1980, la tendance s’inverse et les manuels interrogent la complexité du personnage qui incarne la volonté de puissance de l’être humain, un désir forcené et désabusé de liberté qui fascine.
L’angle de la représentation théâtrale
La modification du regard institutionnel sur la visée de l’enseignement de la littérature à l’école n’est cependant pas la seule explication à cette modification du point de vue sur l’analyse des personnages. Elle va de pair avec l’importance accrue, depuis le début du XXIe siècle, de l’étude du théâtre en lien avec la représentation.
C’est l’intérêt de plus en plus croissant porté au travail du plateau qui permet le renouvellement dans les manuels de la lecture du personnage moliéresque. En effet, c’est souvent dans la confrontation des mises en scène d’une pièce à différentes époques que se situe la richesse de l’analyse d’une comédie de Molière. Cette constatation illustre le fait qu’aujourd’hui, la lecture scolaire d’une pièce de Molière ne peut être dissociée de ce qui en fait une œuvre théâtrale.
La lecture du théâtre de Molière passe toujours par le prisme du penseur par le rire mais l’image du dramaturge est celle d’un artiste complet. Aux côtés de mises en scène classiques, on montre aux élèves des choix scénographiques qui transposent les comédies de Molière dans un autre univers que celui de sa création initiale. Par ces photographies, le texte de Molière entre en résonance avec le monde d’aujourd’hui.
Ainsi, dans les manuels, depuis plus d’un siècle, les mêmes comédies demeurent toujours très présentes ; mais, elles ne peuvent être accessibles à la jeunesse que si elles sont actualisées par des photographies de mises en scène qui permettent aux adolescents de comprendre que la lecture de Molière est toujours d’actualité parce qu’il nous parle de problèmes qui nous concernent encore.
Isabelle Calleja-Roque, Chercheuse en didactique de la littérature, Université Grenoble Alpes (UGA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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