Comment nourrir les villes ?

14 juin 2016 15:50 Mis à jour: 15 juin 2016 20:08

De nombreux chercheurs et acteurs de la société civile interrogent le modèle d’urbanisme actuel et sa capacité à répondre à des défis toujours plus importants. Faut-il craindre une crise alimentaire ? D’après eux, le modèle actuel nous force à réfléchir et à nous remettre en question pour le meilleur.

En 2050, il y aura neuf milliards d’habitants sur terre et les trois quarts d’entre eux vivront dans des villes. Cette estimation, largement reconnue aujourd’hui, pose une équation alimentaire difficile à résoudre pour notre société. Comment produire, distribuer la nourriture de demain au sein des métropoles qui devraient, selon les estimations, accueillir 75% de la population mondiale ?

À Paris, 4 millions de repas sont consommés chaque jour. Pour autant, cette nourriture circule, s’achemine ou se jette sans même que le citoyen n’en ait conscience. « Parce que cet approvisionnement se produit de façon invisible, on assume l’idée que c’est facile. Mais ça ne l’est pas. C’est très compliqué, et c’est aussi une préoccupation », soulève Carolyn Steel, architecte et auteure de Ville affamée, comment la nourriture façonne nos vies, best-seller en Amérique.

« Même situation qu’en 1789 »

« Sur la question de l’alimentation, nous sommes dans la même situation qu’en 1789 », explique Pierre Priolet. Voyant le difficile sort des agriculteurs français, qui vendent à perte et survivent de subventions, ce producteur de salades a décidé en 2012 d’entamer une marche symbolique vers Paris et de discuter avec les personnes qu’il croiserait sur la route. Les choses ont-elles changé depuis ? « C’est pire », s’exclame-t-il.

D’après un rapport édité en mars par l’association Solidarité Paysans, les agriculteurs se trouvent dans une situation de « fragilisation ». L’étude cite un endettement croissant, une pression familiale et un nombre élevé de suicides dans la profession. De nombreuses exploitations familiales se voient finalement abandonnées – une situation évoquée par José Bové comme la fin d’un savoir-faire à la française de l’agriculteur.

Pierre Priolet confirme : lors de son périple vers la capitale, il a croisé de nombreuses terres en friches. « Dans le Morvan, le Haut-Beaujolais, il y a des friches partout. Il n’y a personne qui peut s’y installer, on arrête de produire, ainsi les terres se transforment en friches », continue-t-il. À Mollèges, la ville où il réside, sur les 800 hectares disponibles, 600 sont laissés à l’abandon. Et dans de nombreuses villes rurales, où la moyenne d’âge est élevée, on ne compte guère qu’une poignée d’agriculteurs. Résultat, selon M. Priolet, « il faut chercher la nourriture très, très loin. On cultive au Maroc, on repousse les problèmes sans solution ».

Problèmes anciens

« Si vous regardez en arrière dans l’histoire, vous réalisez que les dilemmes auxquels l’humanité fait face aujourd’hui ont toujours existé », indique Carolyn Steel. Architecte de nationalité britannique, Carolyn Steel a été enseignante et chercheuse à la London School of Economics à l’université de Cambridge.

Rome fut la première cité à compter plus d’un million d’habitants, en l’an 1 ap. J.-C. À l’époque, la capitale romaine étendait son emprise sur toute la Méditerranée et nourrissait sa population en important des produits de Sicile, d’Égypte, d’Afrique ou d’Espagne ; au point même de ruiner les producteurs italiens locaux. De nombreux paysans italiens se sont vus dépossédés de leurs terres et de nombreuses terres ont été abandonnées par les paysans. Cette situation est parfois évoquée comme l’une des raisons du déclin romain.

Il faudra attendre 1700 ans plus tard avant que Londres, puis Paris n’atteigne une telle démographie. Et de l’avis de Carolyn Steel, « l’acheminement de la nourriture a été le plus gros casse-tête que les villes aient eu à résoudre et cela limitait strictement leur capacité à s’étendre ». L’une des solutions était d’acheminer la nourriture par bateau. Sur le marché de Londres, les fruits, légumes et viandes importés résistaient difficilement au voyage et devaient rapidement être consommés.

L’ère des petites boîtes

Le manque de pain a été une cause déterminante pour la Révolution française en 1789. « Acheminer la nourriture à Paris était loin d’être une question simple. Le « Qu’ils mangent de la brioche ! » de Marie-Antoinette, qu’il soit avéré ou non, résume bien la situation de l’époque », souligne Carolyn Steel, qui évoque la tâche difficile de la redistribution des denrées en France ; le prix du grain était fixé par l’État et le roi avait la responsabilité morale et assurait la sécurité alimentaire de ses sujets.

Au cours du XIXe siècle, les politiques ont été « soulagés » de cette responsabilité. « Les autorités de la ville ont commencé à perdre leur emprise sur l’approvisionnement en nourriture, de plus en plus pris en charge par les compagnies commerciales », relève l’architecte. L’arrivée du train et des transports rapides ont achevé cette mutation industrielle. La bourgeoisie prenant de l’importance et la royauté faiblissant, les marchands ont pu s’approprier l’organisation de l’approvisionnement, de la production à la mise en rayon.

Dans les pays européens, l’alimentation arrive dès le début du XXe siècle sous formes de petites boîtes de couleur différentes. Une grande partie de la nourriture est transformée. Celle-ci est devenue, de fait, « invisible » : l’idée est que la nourriture ne représente qu’une valeur économique – prix d’achat – et le rapport du consommateur au produit se cantonne à la lecture des indications du paquet ou de la liste des ingrédients. Qui sait d’où cela vient, ou cela a été transformé, conditionné ?

Solutions pour demain

« Agrisepticisme ». Le néologisme, inspiré de l’eurosepticisme, a circulé le 10 mai dernier dans une conférence parisienne traitant du futur de l’alimentation. La méfiance envers les méthodes actuelles employées par les grands groupes se traduit, pour un nombre croissant d’acteurs de la société civile, en la recherche d’alternatives.

Pierre Priolet a choisi, pour sa part, de vendre en circuit court. « On n’a aucune aide de l’État, on n’en veut surtout pas ! Car le jour où l’aide se termine, on est mort. Mon système doit être économiquement viable », indique-t-il. Les Amap, l’économie solidaire ? Tentant, mais insuffisant, d’après lui. « Les circuits alternatifs doivent être économiquement viables sinon on ne peut pas continuer. On ne peut pas travailler bénévolement », indique-t-il.

La solution de l’agriculteur : vendre lui-même sa production sur 25 points de distribution en Île-de-France. Et pourquoi pas, ouvrir un magasin à Pantin si l’opportunité se présente. En parallèle, il continue de parler de sa démarche sur consommer-juste.fr.

D’autres solutions sont évoquées dans le milieu de l’innovation. Comme les fermes verticales, une idée d’aménagement urbaine permettant aux habitants de cultiver des surfaces de terre installées sur des immeubles. L’idée fait son chemin. Aux Pays-Bas, une société nommée Urban Farmers propose l’installation de système aquaponiques sur les toits. Le principe : un aquarium de poissons est installé sous des bacs contenants des plantations. L’eau circule entre l’aquarium et les bacs, les déchets des poissons nourrissent les plantes en nutriments, et celles-ci purifient l’eau qui retourne dans les aquariums. Reste à savoir de quoi les poissons seront nourris, quelle dose d’antibiotiques sera necessaire pour leur survie en milieu artificiel, quelle valeur nutritive aura le produit final et quelles sont les entités qui ont intérêt à détourner l’humanité d’une agriculture fondée sur des sols vivants.

Sur 250 m² d’installation pilote, la société assure pouvoir produire 5 tonnes de légumes et 800 kilos de poisson par an, soit la nourriture nécessaire pour une centaine de personnes chaque année. Roman Gaüs, fondateur d’Urban Farmers, assure qu’ « avec les surfaces d’ores et déjà disponibles, il est réaliste d’affirmer que les villes pourront produire de 10 à 30% de leur production alimentaire ».

Une question de « vie »

Il apparaît cependant qu’aussi développées que soient les technologies du futur, celles-ci ne pourront endosser à elles seules la tâche d’alimenter des métropoles de millions d’habitants. D’après les experts, la capacité de production d’une ville ne pourra jamais suffire à nourrir ses habitants, ni en terme de quantité de nourriture, ni en terme de qualité.

D’un point de vue historique, les grandes villes ont toujours été dépendantes d’une production extérieure, et la question de l’approvisionnement en nourriture n’a bien souvent été pensée qu’en aval. Descartes, en son temps, évoquait les « cités spontanées » dans son Discours de la méthode : « Ainsi ces anciennes cités qui, n’ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues par succession de temps de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu’un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine ».

Carolyn Steel a étudié les modèles de « cités idéales » préconisées par Platon ou Thomas More : des cités reposant sur des principes moraux et politiques. Pour elle, l’équilibre des échanges humains et la relation à la nourriture sont une étape fondamentale, mais qui doit se réinventer. « La question est finalement de savoir quel genre de vie nous choisissons et quel système va soutenir cette vie », déclare-t-elle. L’architecte cite notamment les marchés français, signe, selon elle, de vitalité. « Les marchés sont un signe d’alimentation saine, il n’y aurait pas de marchés s’il n’y avait les gens qui préparent et cuisinent. Au final, la question de comment l’on s’alimente dépasse la nourriture, c’est une question de vie », conclut-elle.

 

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