Jean‑François Billeter est sinologue, spécialiste de Zhuang Zi (connu aussi sous le nom de Tchouang Tseu), et ses Trois essais sur la traduction (Allia, 2015) « montrent à quels problèmes se trouve confronté le sinologue qui traduit des textes chinois classiques en français et comment il peut tenter de les résoudre ». Si ce petit ouvrage rend compte d’une expérience d’enseignant et de chercheur, il a aussi une ambition paradigmatique :
« Le passage du chinois classique au français est en effet tel que les difficultés inhérentes à toute traduction y apparaissent plus clairement qu’ailleurs et peuvent être analysées de façon plus fine. Ce passage est donc un cas d’école. » (p. 7)
Et il y arrive.
Comment la poésie fixe la vie
L’approche de J.-F. Billeter est à la fois celle d’un sinologue érudit, d’un philosophe et d’un comparatiste. Le premier essai, « Poésie chinoise et réalité », commence par le commentaire de quelques haïkus japonais ; le développement se clôt sur la comparaison d’un quatrain de Li Bai avec un extrait de la Délie de Maurice Scève, pour donner à sentir « l’extrême condensation » du sens et de l’expérience dans le texte dont la poésie est capable, et qui permet à la poésie de fixer et de prolonger la vie :
« Le drame est que notre mémoire n’est pas plus soumise à notre volonté que le réel et qu’elle ne garde souvent de ces moments privilégiés qu’une trace incertaine. Il n’y a qu’un moyen de préserver l’expérience du réel et d’en faire notre bien. Il s’agit de la poésie et, plus généralement, de la littérature lorsqu’elles parviennent à fixer par les moyens du langage la complexité d’un instant vécu. Le poème est en quelque sorte un souvenir réussi qui peut être repris et réussi à nouveau. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’un poème chinois ou tel passage du roman proustien nous donne accès à des moments vécus par autrui. » (p. 28)
Dans ces quelques lignes lumineuses, le sinologue propose une réponse aussi sereine que puissante à la question de la liaison de la forme et du sens, de la littérature et de la vie. Mais ce bel éloge de la poésie comme réceptacle d’expériences n’est pas une théorie : notre philosophe « propose de considérer toute chose sub specie activatis, “en tant qu’activité” ». C’est d’autant plus vrai de la traduction, qui est avant tout une pratique : ainsi J.-F. Billeter retrace-t-il dans cet essai le chemin qu’il suit pour traduire, montrant à son lecteur comment il élabore la traduction d’une série de poèmes plus qu’il ne démontre.
Pour qui (comme moi) est totalement incapable de lire le chinois, passer en quelques pages de l’énigme absolue des caractères à cette profondeur de compréhension est une expérience heuristique fascinante. C’est une épiphanie – mais une épiphanie rationnelle, appuyée sur une approche philologique minutieuse (assurer son assise philologique est « la première opération de la traduction », p. 82), qui évite absolument le genre d’attitude religieuse qu’on a parfois face à la poésie quand on en affirme la transcendance sans trop bien savoir pourquoi (ce qui plonge un philosophe comme Jacques Bouveresse dans une perplexité compréhensible).
Ce comparatisme serein et cette clarté dans l’explication reposent donc sur une base philosophique, qui est explicitée dans le troisième essai, « La traduction vue de près ». Là aussi, J.-F. Billeter part de la pratique – cette fois de celle du professeur de chinois qui enseigne la traduction. Cet essai détaille la méthode qu’il défend dans Contre François Jullien :
« J’ai relevé que beaucoup de sinologues, quand ils traduisent des textes philosophiques, posent a priori que la pensée chinoise est différente de la nôtre, puisqu’elle est fondée sur des notions telles que le Tao, par exemple, et traduisent en conséquence, prouvant par leurs traductions ce qu’ils ont posé au départ. Pour sortir de cette circularité, il suffit d’inverser ce mécanisme, de poser d’emblée l’unité foncière de l’expérience humaine, de chercher à comprendre à partir de là le texte qu’on a sous les yeux et de rendre ensuite le plus naturellement possible en français ce que le texte dit. Pour cela, il ne faut pas traduire en premier lieu les mots, mais la phrase… » (p. 81)
L’universalisme que propose J.-F. Billeter offre une réponse argumentée mais tranchée à ce que Pascal Engel appelle « le mythe de l’intraduisible ». Cet universalisme n’a rien de naïf : il s’appuie notamment sur Wittgenstein, et propose ainsi, après le comparatisme poétique du premier essai, un comparatisme philosophique.
Pourtant, la conclusion de « Poésie chinoise et réalité » décrit bien une forme d’intraduisibilité. Est-ce un paradoxe ?
« Ai-je convaincu le lecteur que la poésie chinoise classique est intraduisible ? Elle l’est à mes yeux à cause des propriétés de la langue chinoise et des harmonies que les poètes de l’âge classique en tiraient suivant les règles de la prosodie. Elle l’est aussi à cause des siècles qui nous séparent du parler de leur temps, pour lequel cette prosodie était faite. […] Et que savons-nous de la façon dont elle était récitée ? […] »
et encore :
« On ne peut pas la traduire, mais on peut suggérer ce qu’elle fut. Elle naît le plus souvent de moments vécus, parfois situables et datables dans la vie du poète. Alors que le haïku ne dépasse jamais l’instant, le poème chinois classique comporte presque toujours une articulation temporelle forte – quoiqu’inapparente, puisque les temps des verbes ne sont pas exprimés. En français, elle doit être explicitée. Quand elle ne l’est pas, le poème s’affaisse. Le traducteur doit en outre s’efforcer de rendre sensibles, dans la mesure du possible, les ruptures entre durées différentes à l’intérieur du poème. » (p. 55)
J.-F. Billeter décrit une perte qui, effectivement, complique l’appréhension de cette poésie classique – d’autant plus qu’il s’agit de la transmettre à des néophytes. Par ailleurs, pour un tenant du whorfisme
(l’idée que « les structures d’une langue déterminent les structures de la pensée »), l’absence de marquage temporel dans la langue chinoise constituerait sans doute un facteur puissant d’intraduisibilité. J.-F. Billeter ne nie pas le problème, mais l’affronte pas un détour : la traduction est « suggestion » – et cette suggestion s’accompagne, dans son essai, de mises en situation elles-mêmes très poétiques des réalités que le poème conserve (l’évocation du chant des gibbons e.g.).
Le traducteur-explicateur
Si je ne connais pas la langue chinoise, en revanche je suis polonisant, et la manière dont J.-F. Billeter conçoit la tâche du traducteur de la poésie des Tang m’évoque la polysémie du verbe polonais tłumaczyć, qui signifie à la fois traduire (perfectif : przetłumaczyć) et expliquer (perf. : wytłumaczyć).
Le paradigme billetérien de la traduction esquisse ainsi un portrait du traducteur en tłumacz : un traducteur-explicateur – un interprète, comme il le dit lui-même, mais au sens musical : le traducteur joue la partition du poète (p. 117). Par cette traduction-explication, il faut entendre deux choses : d’abord, l’explication n’est pas une montée en chaire, mais consiste plutôt à « suggérer » ce que fut le texte poétique, à le mettre en lien avec un rapport à la réalité et une réalité même qui ne sont plus les nôtres. Mais cela n’est possible que grâce à la seconde condition : la traduisibilité est garantie en principe par le continuum de l’expérience humaine, dans l’espace et le temps. Avant d’être une énigme, le texte poétique est l’enregistrement d’une expérience qui peut étendre la nôtre.
Comprendre : une affaire d’imagination
Évoquant Wittgenstein, J.-F. Billeter propose que « “comprendre” est une affaire d’imagination » (p. 86) : comprendre le texte, c’est en ressaisir l’expérience dans notre pensée ; et nous le ferons d’autant mieux que nous devons aller, dans le processus de traduction, jusqu’à la reformuler dans notre langue. On restitue ainsi un contenu d’expérience qui nous parle à tous en tant qu’êtres humains ; mais il faut aussi restituer un ton, une impression – il faut que le texte s’inscrive dans notre mémoire vivante, qu’il nous dise quelque chose (p. 108). Ainsi J.-F. Billeter a-t-il
« essayé de reproduire le ton ferme, passionné, solennel, “romain” de Rousseau afin de faire sentir immédiatement au lecteur que Huang Zongxi est un esprit de la même famille, qui se prononce sur des problèmes de la même nature. » (p. 109)
Là se retrouvent l’universalisme raisonné, la sensibilité littéraire et la nuance philosophique de Billeter, qui sans nier l’écart du temps et de l’espace, fait résonner l’inédit avec le familier, et nous invite à penser le comparatisme comme le commentaire mutuel de deux textes distants.
Précisément parce que je ne connais pas le chinois et très mal la Chine, son histoire et sa littérature, je perçois tout l’intérêt du paradigme billetérien de la traduction ; et quand je dois traduire, je me souviens autant de la méthode que développe J.-F. Billeter que de la manière dont lui-même dans son livre, par ce solve et coagula du sens et de l’expérience qu’il montre à l’œuvre, a transmué ma propre ignorance en une forme de réceptivité. C’est, selon moi, ce qu’un authentique savant (dans le meilleur sens du mot) peut offrir de mieux aux textes qu’il aime fréquenter comme à ceux qui le lisent – et grâce à lui, peut-être, les liront.
Post scriptum. – Je découvre tout juste en préparant cet article qu’une nouvelle édition augmentée de ces textes est en préparation : nous lirons maintenant Quatre essais sur la traduction. Malheureusement, cet ouvrage ne sortira qu’en septembre : trop tard pour le mettre dans la valise de l’été !
Dimitri Garncarzyk, agrégé de lettres modernes, doctorant en littératures comparées (10e section CNU), Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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