Nous publions ici un extrait de l’ouvrage collectif « La ville rêvée des philosophes », qui vient de paraître aux éditions Philosophie magazine. Les propos de cet entretien entre Catherine Larrère et Philippe Madec ont été recueillis par Michel Eltchaninoff.
Constatant l’échec du modernisme architectural et l’ampleur du changement climatique, la philosophe du rapport à la nature Catherine Larrère et l’architecte écoresponsable Philippe Madec critiquent les fausses solutions de réintroduction de la nature dans la ville. Ils tracent des pistes moins spectaculaires que des murs végétalisés, mais bien plus efficaces.
Catherine Larrère : Autrefois, on considérait que la nature serait toujours plus forte que la ville. Il est vrai qu’on n’annule pas la nature en construisant une ville. Il y a quelque chose de frappant : barrez une rue à ses deux extrémités. Au bout de quelques semaines, le bitume défoncé laissera pousser l’herbe dans les fissures. En même temps, ce n’est plus tout à fait vrai. Penser la nature comme grande et forte, combattue par l’homme et ses villes, mais toujours victorieuse, est un peu naïf. En effet ce que nous avons fait subir à la nature l’a profondément transformée. Nous avons modifié le climat. Il suffit de parcourir la France en été ; les bouleaux, par exemple, souffrent énormément. Ils sont jaunes, leurs feuilles sont desséchées. Quant aux hêtres, ils disparaissent du sud de la France.
Philippe Madec : L’ère machiniste et industrielle est passée par là. L’artificialisation est trop profondément infiltrée pour être vaincue par la seule tentative d’un retour de la nature en ville. Dans certaines petites villes, si l’on détruit un immeuble, à son emplacement s’ouvre un fragment de campagne, de paysage, de lointain, de nature. Dans les métropoles, on ne le retrouve plus. Or le modèle métropolitain a supplanté le modèle urbain d’hier.
C.L. : Mais il faut comprendre que cette disparition de la nature dans la ville est quelque chose de très récent. Pensez que jusqu’au XIXe siècle il y a un nombre étonnant d’animaux dans les villes : des animaux de trait, de travail. Il y a des fermes dans les villes. Londres, au XVIe siècle, est un immense jardin. Même les grandes villes n’ont rien à voir avec le désert de pierres que nous connaissons depuis le XXe siècle. Tout a changé avec l’apparition de l’automobile, le passage de l’énergie organique à l’énergie fossile. L’opposition ville/campagne s’est alors radicalisée, accélérée et surtout transformée.
P.M. : Dans l’histoire des villes, un événement crucial a lieu au XVIIIe siècle, notamment par la création, en France, de l’École des ponts et chaussées. Auparavant, architecte et ingénieur étaient un seul et même métier. La séparation des savoirs confie le bâtiment et la beauté à l’architecte. Quant à l’ingénieur, il prend en charge la gestion du territoire par les routes et des prouesses, les ponts, l’arc tendu de Jean‑Rodolphe Perronet, ingénieur et architecte fondateur de l’École des ponts et chaussées en 1775. L’approche physiocratique du flux : « laisser faire, laisser passer », du déplacement des hommes et des choses l’emporte sur celle de l’embellissement, de la qualité de l’espace à vivre. Ce mouvement se poursuit au long du XXe siècle. Souvenezvous que le président Georges Pompidou voulait créer une autoroute en plein Paris, selon l’axe Nord-Sud, de la porte d’Aubervilliers à celle d’Italie. Nous y avons échappé de peu. Montréal ou Bruxelles n’ont pas résisté ; on peut y juger du résultat. Dans les années 1980-90, il y a eu le projet Laser : des autoroutes souterraines menaient à un anneau circulaire, sous le centre de Paris. Bref, la logique des flux automobiles règne jusqu’à la fin du XXe.
C.L. : C’est bien pour cela que dès le XIXe siècle, on a essayé de réintroduire de la nature en ville par le biais des parcs. Si l’on a créé des parcs à Paris, c’est parce que les gens n’avaient plus de jardins. Cette nature en ville, c’est de la nature qu’on fait venir d’ailleurs et qu’on enferme, avec ce que cela peut avoir d’artificie et d’exotique. Je n’aime pas voir des palmiers en dehors de leur habitat naturel, au jardin du Luxembourg par exemple, et encore moins à Strasbourg.
P.M. : Les parcs expriment une revendication de qualité de vie. J’ai eu la joie d’enseigner dans des écoles de paysage. Le végétal urbain n’est pas de nature. Ce que l’on appelle « nature en ville » est en grande partie un artefact, par exemple ces tomates-cerises cultivées sur un balcon.
C.L. : Les tomates-cerises, pas de la nature ? On peut en discuter. Mais c’est vrai que nous avons tendance à créer en ville une nature qui nous arrange.
P.M. : La nature n’est pas une chose. Elle est d’abord le vivant, le mouvement, le complexe. L’homme est un être de nature qui s’est dénaturé, dans les deux derniers siècles, avec outrance. Il a porté atteinte à la nature et à sa propre nature. Que faut-il faire pour le renaturer ? D’abord commencer par résister à une approche récente que j’appellerais décorative. Il ne suffit pas d’accroître la présence urbaine – quoique précieuse – du végétal. C’est léger et parfois l’objet de contresens. Prenez la végétalisation des façades, l’un des grands projets de la Ville de Paris pour faire de l’ombre, amener de l’humidité et réduire la température. Planter au sol des plantes grimpantes est cohérent et opportun. Mais certains murs végétaux sont tout sauf écologiques. Pour les réaliser, on ne plante rien en terre. Il faut construire avec une grue une structure métallique permettant de porter des poches de terre qu’il faut monter, puis construire un réseau électrique et hydraulique afin d’arroser le tout. Plusieurs fois par an, une autre grue avec nacelle doit se déplacer pour l’entretien. Imaginez le coût en énergie de ce type de réalisations. C’est du décor ! En outre, ce n’est pas beau !
C.L. : Cela rappelle ces peintures baroques de femmes transformées en bosquet, où le végétal mange la chair. C’est en effet un peu monstrueux…
P.M. : Ces errements – des gadgets plutôt que des solutions – tentent de répondre à une situation catastrophique. Le modernisme architectural, au XXe siècle, est devenu une terrible bombe à retardement. Quel est le bâtiment modèle reproduit à l’infini ? Une structure en béton armé, habillée de verre et climatisée. La monoculture du béton nous a coupé de la nature et l’a fortement abîmée. La surexploitation du sable pour fabriquer du béton crée d’énormes problèmes. Le sable manque, les côtes sont atteintes. Le fait d’ajouter une peau en verre – ou avec la même façade sur toutes ses faces – interdit toute relation au contexte humain/culturel et naturel/climatique. Cela crée une perte de sens. Ajoutez l’énergie nécessaire à la climatisation qui consomme tant et sera davantage sollicitée dans ce type de bâtiment à grand renfort de canicules… Cet objet-modèle, ce bâtiment générique, reproduit indéfiniment, a détruit l’environnement.
C.L. : Nous devons transformer notre rapport à la nature. Il faut bien distinguer l’opération consistant à fabriquer et celle consacrée à piloter. La technique fondée sur l’idée de fabrication, selon un modèle reproductible et maîtrisable, a montré ses limites, notamment dans la construction des bâtiments et des villes. Or de nombreuses techniques humaines sont des méthodes de pilotage. Le pilote du navire ne fabrique pas sa route. Il se règle sur les vents et obtient quelque chose à partir de là. C’est la même chose pour l’agriculteur. Il ne fabrique pas le blé. La plus grande partie de la technique s’explique en termes d’accompagnement et de détournement opportuniste de processus. Cela interdit la reproduction indéfinie de la même chose, et pousse à tenir compte du contexte.
P.M. : Nous devons faire le deuil du modernisme, en gardant les avancées magnifiques des Modernes – comme l’abstraction présente dans la beauté de la forme et dans la pensée elle- même. Pendant mes études, personne ne m’a parlé d’environnement ni de paysage. Ce n’est qu’en 1983, grâce à l’architecte britannique Kenneth Frampton que j’ai découvert le mot « idiosyncrasie », qui évoque la singularité résistante des lieux.
C.L. : Mais le changement de regard sur la ville n’est pas encore réalisé. Il y a encore tant de bâtiments qui n’ont absolument rien à voir avec l’environnement dans lequel ils s’inscrivent…
P.M. : Bien heureusement, d’autres flux que celui des énergies fossiles et des voitures existent dans la ville. Ils sont tous liés au vivant. Aucun des grands sujets actuels, comme la biodiversité, le paysage, la pollution, les déplacements doux pour la planète et nous autres humains, l’eau, les rivières, la faune, la flore, ne tiennent plus dans des boîtes, dans des cadres, dans des échelles ; ils sont transcalaires, s’écoulant d’une dimension l’autre, d’un état vers le suivant. La prise en compte du vivant comme une valeur pour la conception et la réalisation des établissements humains change notre regard.
C.L. : Du coup, on passe à une protection dynamique, et non statique, de la nature. Il ne s’agit pas de préserver un état mais de favoriser des processus. L’important n’est plus ce que la ville enferme, mais sa capacité à se faire traverser. Les bêtes et les végétaux qui se trouvent par exemple au sud de Paris doivent pouvoir traverser la capitale. La ville ne doit pas arrêter ces échanges constants. La coulée verte n’est pas purement décorative ! Elle permet la mobilité. C’est particulièrement important à notre époque de changement climatique, car l’un des seuls moyens qu’auront les végétaux de survivre sera de bouger. Pour cela il ne faut pas que les villes les bloquent. L’idée est d’intégrer la ville dans un flux naturel.
P.M. : Le vivant ne peut pas être contenu dans des figures simples et par des lignes droites. Il relève davantage de la géométrie fractale que de la géométrie euclidienne. Pour comprendre le dessin de la côte bretonne, le mathématicien Benoît Mandelbrot est plus utile qu’Euclide. J’essaie d’incarner cette renaturation complexe dans mon travail d’architecte. Je ne fais par exemple jamais de dégradé, d’une grande hauteur de bâtiment à une petite hauteur en passant par des hauteurs moyennes, parce qu’une forme dégradée est une solution de paresse qui incline au sommaire. La complexité de la forme relève de la vie. Je ne cherche pas des solutions homogènes, symétriques, mais préfère l’hétérogénéité. Et je ne répète jamais deux fois le même projet. Il n’y a plus de modèle pour faire la ville aujourd’hui, mais il y a des idées partagées : contextualité, frugalité, bioclimatisme, spécificité, vie quotidienne. Dans les réalisations, je ne mets jamais la nature en scène. Je pars des habitants, avec qui je travaille en participation et en conception commune, pour un projet partagé. Les usagers connaissent davantage leur vie que moi ! Ensuite, nous faisons en sorte que le bâti proposé porte le moins possible atteinte à la planète. Lorsque je présente les projets, je pars souvent des quatre éléments de la nature. L’air avec la question de la ventilation naturelle et de la lumière, l’eau, avec son accueil, son utilisation, son réemploi, le feu avec l’énergie du soleil et la question du chauffage, la terre avec tous les matériaux qui ont une origine biosourcée – les arbres, les herbes, la terre, les pierres, etc. Cela permet de comprendre que l’architecture peut retrouver sa source élémentaire et naturelle.
Catherine Larrère, Professeur des universités en philosophie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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