De l’autre côté du miroir

Trois siècles d'autoportraits magistraux de Sofonisba Anguissola, Judith Leyster et Adélaïde Labille-Guiard sont classés parmi les meilleures œuvres de chacune de ces femmes

Par Michelle Plastrik
5 novembre 2024 17:44 Mis à jour: 6 novembre 2024 19:03

Les autoportraits comptent parmi les œuvres les plus révélatrices, les plus perspicaces et les plus intimes qu’un artiste puisse créer. L’élément essentiel pour réaliser une telle peinture est un miroir. Bien que les miroirs soient utilisés depuis l’Antiquité, ce n’est qu’à la Renaissance que des versions de meilleure qualité et moins chères sont devenues plus courantes. Cette évolution s’est faite parallèlement à l’expérimentation artistique croissante de l’autoportrait. Les artistes se mettent en scène dans des tableaux historiques et religieux de groupe, comme l’insertion du visage de Raphaël dans L’école d’Athènes, ainsi que dans des poses en solo, comme les autoportraits de Rembrandt réalisés sur divers supports, qui comptent au total près de 100 œuvres.

Aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, les femmes peintres étaient rares, et encore plus rares celles qui connaissaient le succès. Sofonisba Anguissola, Judith Leyster et Adélaïde Labille-Guiard ont toutes peint de multiples autoportraits, dont des versions qui mettent en valeur leur profession.

Sofonisba Anguissola

Partie d’échecs, 1555, par Sofonisba Anguissola. Huile sur toile ; 71 cm par 97 cm. Musée national de Poznan, Pologne. (Mortendrak/CCBY-SA 4.0)

L’artiste italienne Sofonisba Anguissola (1532-1625) a été l’une des rares femmes peintres professionnelles en Europe au cours du XVIe siècle. Née dans une famille noble, ses premiers modèles étaient principalement des membres de sa famille, et elle a également enseigné la peinture à plusieurs de ses sœurs. Les sujets de vie quotidienne étaient plus facilement accessibles à une femme peintre, car les femmes étaient limitées dans les lieux qu’elles pouvaient fréquenter et la compagnie qu’elles pouvaient avoir.

Un de ses premiers chefs-d’œuvre, Partie d’échecs, qui représente trois de ses cinq sœurs et une servante. Réussie et célèbre de son vivant, son œuvre se distingue par le réalisme avec lequel elle saisit la personnalité et l’émotion de ses modèles dans leurs portraits.

L’autoportrait est l’un des genres que Sofonisba Anguissola a étudié en profondeur. Elle en a créé au moins douze exemples, auxquels s’ajoutent sept autres qui auraient existé, mais qui sont aujourd’hui perdus. Certaines compositions la représentent en train de lire ou avec un instrument de musique, des attributs qui révèlent au public qu’elle est une femme cultivée.

En effet, elle est connue pour l’inclusion d’objets dans les portraits qui révèlent des informations importantes sur le modèle. Son autoportrait, réalisé vers 1556, est l’un de ses tableaux les plus remarquables, car il la montre en train de peindre. Il s’agit de l’un des premiers autoportraits montrant une artiste à côté d’un chevalet.

Autoportrait au chevalet, vers 1556, par Sofonisba Anguissola. Huile sur toile ; 66 cm par 57 cm. Château de Lancut, Pologne. (Domaine public)

Aujourd’hui conservé au musée du château polonais de Lancut, son autoportrait donne un aperçu des méthodes de travail des artistes dans les années 1500. Comme c’était le cas à l’époque, sa palette est une petite planche rectangulaire. Elle utilise un bâton, bien en évidence dans sa main gauche. Cet outil était utilisé pour maintenir la main dominante près de la toile, ce qui permettait d’obtenir une ligne régulière.

Dans la vie réelle, Sofonisba Anguissola peignait des scènes de dévotion. Son Autoportrait au chevalet la montre en train de peindre une image de la Vierge et l’Enfant. L’interprétation de cette inclusion est qu’elle fait la promotion de ses compétences dans la catégorie des œuvres religieuses.

Sofonisba Anguissola se présente comme une artiste confiante et sûre d’elle. Elle regarde directement le spectateur. L’artiste porte une simple robe noire avec un col et des poignets à volants modestes. Le contraste est saisissant avec les vêtements somptueux de ses sœurs dans Partie d’échecs. Le fait de se représenter dans une tenue plus appropriée au travail est atypique pour les autoportraits de l’époque. La tradition voulait que les artistes, désireux d’élever leur position sociale en passant du statut d’artisan à celui de membre de la haute société, se représentent dans des vêtements raffinés. Peut-être que Sofonisba Anguissola, déjà issue de la noblesse, ne pensait pas avoir quelque chose à prouver. En effet, quelques années après avoir peint cette œuvre, elle s’est installée à Madrid à l’invitation du roi Philippe II d’Espagne et est devenue la dame d’honneur de sa reine.

Pendant son séjour à la cour royale, elle a peint des portraits de la noblesse ; nombre de ces œuvres ont ensuite été attribuées à un peintre masculin de la cour ou à d’autres artistes, dont Titien. De plus, elle a donné des cours d’art à la reine et à ses filles.

De retour en Italie, elle a vécu entre Gênes et Palerme et s’est consacrée à la peinture religieuse. Elle meurt à l’âge de 93 ans. Un an avant sa mort, l’artiste baroque flamand Anthony van Dyck lui a rendu visite et a peint un portrait d’elle. Il citera plus tard leurs conversations sur la peinture comme étant les plus influentes de sa vie.

Portrait de Sofonisba Anguissola, 1624, par Anthony van Dyck. Huile sur panneau ; 42 cm par 34 cm. Collections du National Trust, Royaume-Uni. (Domaine public)

Judith Leyster

Judith Leyster (1609-1660), artiste baroque, est née à Haarlem. À la fin de son adolescence, son œuvre est déjà respectée. Elle a vécu avec sa famille dans la ville néerlandaise de Vreeland (près d’Utrecht) et dans la ville de Zaandam (près d’Amsterdam) avant de retourner à Haarlem à l’automne 1631. Judith Leyster s’est formée auprès de différents artistes, son style de sujet et son coup de pinceau vigoureux ont été fortement influencés par le célèbre portraitiste et peintre de genre de Haarlem, Frans Hals.

Le travail de Judith Leyster était tellement apprécié qu’elle a été admise en tant que maître indépendant dans la Guilde de Saint-Luc de Haarlem. De plus, elle a eu plusieurs élèves.

Autoportrait par Judith Leyster, vers 1630. Huile sur toile ; 99 cm par 91 cm. Don de M. et Mme Robert Woods Bliss (1949), National Gallery of Art, Washington. (Domaine public)

Judith Leyster s’est spécialisée dans les portraits, souvent d’individus ou de petits groupes joyeux, et a peint des natures mortes. Son Autoportrait, datant d’environ 1630, est l’une des vedettes des collections hollandaises de la National Gallery of Art (Galerie nationale d’art). À l’instar de l’autoportrait de Sofonisba Anguissola, Judith Leyster se représente avec assurance au travail. Son regard rencontre le visiteur alors qu’elle tient un pinceau dans sa main droite. Sa main gauche est chargée d’une palette en bois, d’un chiffon de peintre blanc et d’une vingtaine de pinceaux.

Sa pose est décontractée. Son bras droit reposant sur le dossier de sa chaise, elle donne l’impression que le visiteur a interrompu sa peinture. La toile inachevée posée sur son chevalet représente un joueur de violon. Une analyse scientifique a révélé qu’à l’origine, Judith Leyster avait peint le portrait d’une femme, probablement un autoportrait, avant de passer à l’image d’un musicien jovial. Cette dernière figure provient de sa toile Le Joyeux Trio, datant de 1630, qui lui avait valu des éloges, et met en évidence ses compétences en tant que peintre de scènes de genre.

Le Joyeux Trio, vers 1630, par Judith Leyster. Huile sur toile ; 76 cm par 63 cm. Collection privée. (Domaine public)

Les vêtements formels de Judith Leyster contrastent avec l’air informel de l’autoportrait. Elle porte une robe noir et rose à la mode, avec une collerette en dentelle extravagante. Ces vêtements ne sont pas très pratiques pour la peinture, mais ils sont typiques de la parure que l’on voit habituellement dans les autoportraits. Le style spécifique de son col et de son bonnet a aidé les chercheurs à dater cette œuvre.

Après son mariage, Judith Leyster a cessé de peindre en son propre nom. On pense qu’elle a continué à collaborer avec son mari. Après sa mort, ses œuvres ont été attribuées à tort à Frans Hals ou à son mari, qui était également un disciple de Frans Hals. Ce n’est qu’en 1893 que l’on a « redécouvert » l’identité artistique de la Judith Leyster du XVIIe siècle.

Adélaïde Labille-Guiard

Adélaïde Labille-Guiard (1749-1803) est une peintre française qui a combiné les caractéristiques du rococo et du néoclassicisme dans son œuvre. Artiste importante avant la Révolution française, elle est née fille d’un commerçant parisien. Sa formation artistique débute auprès d’un miniaturiste. Elle suit ensuite l’enseignement d’un pastelliste avant d’entreprendre une formation auprès d’un peintre d’histoire et d’un portraitiste, où elle travaille sur des toiles grandeur nature.

Bien qu’elle ait privilégié le pastel, Adélaïde Labille-Guiard est devenue une peintre à l’huile accomplie et est surtout connue pour ses portraits. Ses plus importants mécènes étaient royaux. Elle était le peintre officiel des deux tantes du roi Louis XVI de France, Mesdames Adélaïde et Victoire. Plusieurs de ses tableaux et pastels, comme le Portrait de Madame Adélaïde, font toujours partie de la collection du château de Versailles.

Portrait de Madame Adélaïde, 1787, par Adélaïde Labille-Guiard. Huile sur toile ; 270 cm par 194 cm. Château de Versailles, France. (Domaine public)

Adélaïde Labille-Guiard a été honorée en 1783 en devenant membre à part entière de l’Académie royale de France. Elle est l’une des quatre femmes admises à l’époque. Deux ans plus tard, elle peint son œuvre la plus importante : Autoportrait avec deux élèves, Marie Gabrielle Capet (1761-1818) et Marie Marguerite Carraux de Rosemond (1765-1788). Ce magnifique tableau, qui fait partie du Metropolitan Museum of Art (Met), témoigne de son habileté technique et de son engagement à enseigner aux femmes artistes. Il a été présenté au Salon de cette année-là, où elle exposait régulièrement, et a été salué par la critique.

Autoportrait avec deux élèves, Marie Gabrielle Capet (1761-1818) et Marie Marguerite Carraux de Rosemond (1765-1788), 1785, par Adélaïde Labille-Guiard. Huile sur toile ; 210 cm par 151 cm. The Metropolitan Musuem of Art, New York. (Domaine public)

Le tableau est audacieux dans sa forme et son message. Il s’agit d’un grand portrait en pied qui montre Adélaïde Labille-Guiard tenant une palette, des pinceaux et un bâton. Une boîte de peinture se trouve à sa droite. Elle est assise devant son chevalet et deux élèves se tiennent derrière elle. L’une d’elles regarde le chevalet tandis que l’autre fixe le visiteur. Les autoportraits d’artistes du XVIIIe siècle continuent de présenter des vêtements élégants et peu pratiques. Adélaïde Labille-Guiard porte une somptueuse robe de soie bleu pastel ornée de dentelles et de nœuds sinueux. Un ruban et des plumes assortis ornent son chapeau de paille à larges bords. Le tissu bleu de sa robe se reflète sur le parquet.

Dans cette œuvre, elle s’est particulièrement intéressée aux jeux de lumière et d’ombre ainsi qu’aux compositions complexes. Le Met possède un rare dessin préparatoire pour cette peinture, une étude à la craie de la tête des élèves. Cette œuvre illustre l’habileté technique d’Adélaïde Labille-Guiard à capturer ces éléments.

Dessin de Marie Gabrielle Capet et Marie Marguerite Carreaux de Rosemond, vers 1785, par Adélaïde Labille-Guiard. Craie noire avec estompe, craies rouge et blanche sur papier beige ; 38 cm par 48 cm. The Metropolitan Museum of Art, New York. (Domaine public)

Les spécialistes modernes interprètent parfois le sujet de son tableau comme une déclaration en faveur de l’éducation artistique des femmes et de leur accès à l’Académie. Bien qu’Adélaïde Labille-Guiard recevait des commandes royales, elle avait des convictions républicaines. Elle est restée en France pendant la Révolution et a reçu quelques commandes de dirigeants du nouveau gouvernement. L’Académie a été fermée en 1793, mais les organisations artistiques qui ont suivi n’admettaient pas les femmes.

À la fin de sa vie, ses expositions ont été largement ignorées. Aujourd’hui, son autoportrait avec des élèves est une œuvre très appréciée au Met, qui la cite comme « l’une des images les plus remarquables de l’éducation artistique des femmes dans l’Europe du début des temps modernes ».

Ces autoportraits magistraux de Sofonisba Anguissola, de Judith Leyster et d’Adélaïde Labille-Guiard sont tous classés parmi les meilleures œuvres de chacune de ces femmes. Bien que séparées par des siècles, les trois artistes ont passé du temps en tant qu’éducatrices et ont projeté dans leurs autoportraits la confiance dans leur carrière, en mettant en évidence les outils de leur métier. Surmontant les erreurs d’attribution, les œuvres de chaque femme sont aujourd’hui conservées et prisées par des musées de renommée mondiale.

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