Depuis quelques mois, la flambée des prix de l’électricité suscite légitimement de fortes réactions des populations et des entreprises qui voient leurs factures énergétiques exploser. Elle appelle également des analyses des experts du secteur électrique qui avancent de nombreux facteurs pour expliquer cette augmentation. Il y a la guerre en Ukraine, la flambée des prix des combustibles fossiles, la forte croissance des prix du carbone sur le marché du CO2, la faible disponibilité du nucléaire pour des raisons de maintenance, ou encore le déficit hydrique dans les barrages…
Ces raisons sont certes indiscutables et un plan d’urgence est en discussion à Bruxelles, mais au-delà de la conjoncture, il existe aussi des explications à plus long terme. Elles tiennent aux réformes mises en place dans le cadre de l’ouverture à la concurrence des marchés européens de l’électricité au début des années 2000, objet de nos travaux depuis plusieurs années.
Aux racines d’un grand chamboulement
Il y a plus de 20 ans maintenant, le marché de l’électricité s’ouvrait à la concurrence en France. L’article 90 du traité de Rome de 1957 imposait cette ouverture, finalement formalisée dans le cadre d’une directive européenne de 1996. Cette directive prévoyait une mise en concurrence progressive et actait la fin du monopole d’EDF : d’autres fournisseurs doivent pouvoir vendre de l’électricité aux particuliers comme aux entreprises.
Très rapidement, la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne a considéré qu’il n’y avait pas suffisamment de concurrence, avec un nombre trop réduit de fournisseurs alternatifs d’électricité. Particulièrement pointée du doigt, la France a réagi en votant en 2010 la loi Nouvelle organisation du marché de l’électricité, ou loi Nome dont Bercy, piloté alors par Christine Lagarde, se félicitait. Deux dispositifs apparaissent alors dans l’Hexagone : l’Accès régulé à l’énergie nucléaire historique, ou ARENH, et une nouvelle méthode de calcul des Tarifs réglementés de vente de l’électricité, les TRVE, qui sont les prix auxquels doit vendre l’opérateur historique EDF.
Leur raison d’être puise dans les travaux des économistes William Baumol, John Panzar et Robert Willig, et dans l’ouvrage qu’ils publient en 1982 sur la « contestabilité » des marchés. L’idée ? S’il n’est pas possible de contester à un acteur, la domination d’un marché, les prix resteront plus haut qu’à l’optimum que l’on atteint en situation concurrentielle. La priorité serait donc de s’assurer que l’entrée (de même que la sortie) sur les marchés reste libre et gratuite et que les concurrents potentiels bénéficient des mêmes conditions économiques de production que les entreprises en place.
Vision idyllique
Pour beaucoup, la transposition de cette analyse dans le secteur électrique semblait évidente : pour assurer la contestabilité des marchés, les concurrents doivent bénéficier d’un accès à l’électricité nucléaire produite par EDF, électricité produite à un coût nettement inférieur à la concurrence. C’est là qu’intervient l’ARENH : EDF doit céder à ses concurrents chaque année environ un quart de sa production d’électricité nucléaire (100 TWh/an) à un prix fixé à 42 euros par MWh, proche du coût de production des centrales nucléaires d’EDF. Ce dispositif était vu, notamment par les auteurs du rapport de la commission Champsaur, comme la condition permettant l’entrée de nouveaux concurrents et, à terme, une baisse des prix pour les consommateurs.
Cette vision idyllique de l’ARENH reste cependant très discutable si on évalue le dispositif du point de vue d’un autre phénomène bien connu que les économistes appellent la « double marge ». EDF vendait dans le passé son électricité directement aux consommateurs à un prix reflétant les coûts de production. Maintenant, EDF vend son électricité aux fournisseurs, première marge, qui la revendent à leur tour aux consommateurs, deuxième marge, ce qui semble clairement source d’inefficacités.
En mettant en place ce nouveau dispositif, le régulateur a certainement fait le pari que les bienfaits supposés de la concurrence l’emporteraient à terme pour faire baisser les prix ; cela ne s’est malheureusement pas produit.
Des prix déconnectés des coûts
Ce n’est pas tout : la loi NOME de 2010 imposait d’aller plus loin en définissant un nouveau mode de calcul des TRVE, toujours afin de faciliter l’entrée des concurrents sur le marché.
Historiquement, les tarifs étaient fondés sur les coûts de production d’EDF : la Commission de régulation de l’énergie (CRE) évaluait les coûts comptables d’EDF puis les répartissait sur le parc d’abonnés. La loi NOME est ensuite intervenue avec un objectif clair rappelé par le Juge des référés du Conseil d’État dans une décision du 7 janvier 2015 :
« La contestabilité économique que le nouveau mode de fixation des tarifs est destiné à garantir, consiste en la faculté pour un opérateur concurrent d’EDF présent ou entrant sur le marché de la fourniture d’électricité de proposer, sur ce marché, des offres à prix égaux ou inférieurs aux tarifs réglementés. »
Est conçu un nouveau mode de calcul des TRVE, dit par « empilement ». Il s’agit d’intégrer dans le calcul le coût d’approvisionnement des fournisseurs alternatifs d’électricité et donc, de faire dépendre les TRVE des prix de l’électricité sur les marchés de gros. Cela revient à calculer indirectement les augmentations des TRVE nécessaires pour que les concurrents puissent être compétitifs et rentrer sur le marché.
Autrement dit, les TRVE qu’EDF propose à ses clients deviennent déconnectés de ses coûts de production et sont à présent liés aux coûts d’approvisionnement des concurrents. Les TRVE deviennent ainsi en quelques sortes un prix fixé pour que la concurrence puisse être compétitive par rapport à ce même prix (on parle de « contestabilité des tarifs »). Cela ressemble à une anomalie.
Réforme profonde ou bien rustines ?
Devant l’explosion des prix de l’électricité depuis juin 2022, d’autres mesures ont été mises en place pour sauver ce marché. Le dispositif ARENH a été étendu au 1er avril et ce sont à présent 120 TWh qu’EDF doit céder aux concurrents (soit un tiers de sa production nucléaire). Parallèlement, l’État a mis un bouclier tarifaire qui permet de limiter l’augmentation des TRVE à 4 % seulement, avec un coût pour les finances publiques estimé à plus de 20 milliards d’euros.
Reste que le système nous semble avoir montré de grandes limites. Les consommateurs s’avèrent soumis à la volatilité d’un prix de marché de gros qui peut passer en un an de 80 euros/MWh à des pics à plus de 1000 euros/MWh pour un bien essentiel. Il nous semble souhaitable de revenir à une organisation beaucoup plus centralisée du secteur électrique où les TRVE seraient à nouveau calés sur les coûts de production.
Des questions cruciales relatives aux missions de service public concernant les prix, la sécurité d’approvisionnement, l’indépendance énergétique, à la réduction des émissions de CO2, à la promotion des énergies renouvelables paraissent nécessiter un encadrement et une planification forte de l’État. Ces exigences sont au cœur des contestations citoyennes pour une électricité sécurisée, à prix régulés et équitables.
Dans ce contexte, une réforme profonde de l’organisation du secteur de l’électricité doit être engagée. Les ministres chargés de l’énergie dans les États membres de l’Union européenne ont tout récemment entamé des discussions. À voir s’il n’en sortira que de nouvelles rustines.
François Mirabel, Professeur en économie de l’énergie et des transports, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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