Quand je demande à mes collègues physiciens ce qu’ils pensent de la vulgarisation, tous s’accordent sur sa nécessité. Mais quand il s’agit de savoir qui devrait vulgariser, comment s’y prendre, et pour quelles raisons, les opinions divergent : « il faut re-motiver les jeunes pour les carrières scientifiques », « le plus important, c’est la pédagogie », « il faut éviter la quantique »… J’avais moi-même des idées arrêtées sur le sujet quand, il y a 12 ans, j’ai commencé à participer à des actions de vulgarisation. Après des années de conférences grand public, d’interventions scolaires, de fêtes des sciences, et de collaborations avec des musées, je dois l’avouer : mes certitudes sur le sujet se sont peu à peu effritées. Voici dix idées dont j’étais assez convaincu, mais qui ne résistent pas à l’épreuve du terrain et des chiffres.
Pour résumer mon propos : la vulgarisation met en jeu des ressorts et des relations au public plus complexes qu’il n’y paraît, et les scientifiques qui s’y intéressent doivent en prendre conscience, sans pour autant abandonner leurs ambitions et leurs idéaux !
1. « Le public s’intéresse de moins en moins aux sciences ».
Voilà une des idées que j’entends le plus souvent parmi les chercheurs : le grand public n’a pas assez de culture scientifique. En effet, à des questions de base, les français ne savent souvent pas bien répondre, par exemple moins de 20 % identifient les gaz et le CO2 comme origine de l’effet de Serre. Un tiers des européens ne savent pas que la Terre tourne autour du Soleil.
Mais ces mauvaises réponses sont-elles le symptôme d’un désintérêt pour les sciences ou juste d’une formation de départ insuffisante ? Car contrairement aux idées reçues, le grand public s’intéresse aux sciences et en a une bonne image. À la question : « la science et la technologie apportent-elles des solutions aux problèmes que nous rencontrons aujourd’hui ? », le oui remporte près de 84 % (Le Monde, 2016). Mieux, 93 % de la population exprime un désir de développer ses connaissances dans au moins un domaine scientifique (Credoc, 2013). Et chez les 15-25 ans, 76 % éprouvent de l’intérêt pour la science, et 95 % ont une opinion positive des chercheurs (CSA, 2014).
Enfin, quand on demande aux Français quelle activité fait partie de la culture, la science arrive en second avec 77 % des suffrages, seconde juste derrière la visite des musées et devant les voyages, le théâtre, la musique ou la lecture !. Près d’un Français sur deux a déjà visité un muséum d’histoire naturelle ou un centre de culture scientifique et le succès croissant des chaînes scientifiques sur YouTube confirme le constat.
2. « Les jeunes ne veulent plus aller vers les carrières scientifiques ».
Autre idée répandue, en particulier chez les universitaires : nous avons subi une forte désaffection ces dernières années dans les filières scientifiques, et la vulgarisation pourrait nous aider à y remédier. Pourtant, entre 2006 et 2016, le nombre d’étudiants a augmenté de 23 % dans les formations scientifiques contre 16 % pour les autres formations. Les sciences fondamentales à l’Université affichent un gain de 17,7 %, plus élevé là encore que la moyenne nationale. Plus près de la recherche, les effectifs augmentent également en Master 2, de près de 20 %. Du côté des thèses, le nombre de doctorats délivrés est à peu près constant pour les étudiants français et en constante hausse pour les étrangers.
Même si l’on oublie un instant ces bons chiffres, je me méfie de cette mission prosélyte qu’on voudrait confier aux vulgarisateurs. Une intervention ponctuelle lors d’une conférence ou d’une visite de labo peut-elle convaincre des élèves de changer d’avis sur leur avenir professionnel ? L’image qu’ont les jeunes de la science, c’est d’abord celle qui leur est enseignée. Et de ce point de vue, le constat est cruel pour ma propre discipline, la physique : quand on leur demande leurs trois matières préférées durant leurs études, les Français répondent français (42 %), histoire (38 %), maths (34 %), et la physique arrive seulement dixième du classement (10 %) (Credoc 2012). C’est là, à mon avis, que doivent porter les efforts.
3.« La vulgarisation, c’est d’abord savoir bien expliquer ».
La priorité du scientifique qui vulgarise, c’est la qualité et la précision de ses explications. Ne va-t-il pas trop approximer au risque de manquer de rigueur scientifique ? Mais la vulgarisation, ce n’est pas l’enseignement, et c’est un enseignant universitaire qui vous parle. Il est impossible d’être parfaitement rigoureux du début à la fin, et ce n’est pas grave, tant qu’on l’annonce clairement. Pour avoir fait de nombreuses conférences sur la physique quantique, je sais bien les approximations « impardonnables » que je suis obligé de faire quand j’évoque la dualité onde-particule ou l’intrication. Mais à y réfléchir, c’est plus l’opinion du collègue ou du prof de physique caché dans l’audience qui me fait peur quand je fais des approximations.
Surtout, ce qui va vraiment toucher le public se joue souvent ailleurs que dans la qualité de l’explication scientifique : c’est le look du chercheur, c’est sa personnalité, c’est la tête du PowerPoint et le choix des couleurs, bref, le style. Il suffit de lire les résultats des enquêtes après nos passages en lycée : « le chercheur portait un jean ! », « un physicien, ça peut être une femme », « moi qui pensais que la physique c’était mort », etc. Très rares sont les commentaires sur l’explication elle-même !
4.« Dans un débat grand public, il suffit de montrer les preuves scientifiques pour convaincre ».
J’irai vite sur cette idée là : de nombreuses études ont fait la liste des biais cognitifs qui affectent les opposants dans un débat : biais de confirmation, de familiarité, modèle du déficit, retour de flamme, etc. Un raisonnement scientifique clair se basant sur des preuves objectives ne suffit pas à convaincre, au contraire ! Pour avoir été souvent confronté à des débats sur les pseudo-sciences – médecine quantique, magnétiseurs ou médecine par les cristaux – j’ai moi-même tendance à ne plus m’opposer fermement aux défenseurs de ces pratiques comme je le faisais au début, mais plutôt à tenter une pédagogie sur la démarche scientifique, en visant en fait le reste de l’auditoire.
5.« Certains sujets sont trop compliqués pour être vulgarisés ».
Souvent, j’entends qu’il n’est pas possible d’expliquer certains sujets, par exemple la physique quantique : trop compliqué, trop abstrait, trop mathématique. Je suis assez d’accord, si il s’agit d’expliquer « proprement ». Mais, si l’on accepte de faire son deuil d’une certaine rigueur mathématique, il est possible de donner quelques éléments et intuitions, quel que soit le sujet. La preuve : le boson de Higgs ou les ondes gravitationnelles, deux sujets « terribles », ont pourtant été non seulement médiatisés mais aussi vulgarisés de façon remarquable lors de leur découverte récente. Les Nobels de Physique, attribués chaque année aux sujets les plus ardus, font l’objet d’excellentes vulgarisation sur le site même du Nobel. Une enquête auprès d’experts de la vulgarisation indique que tous considèrent qu’il n’existe pas de problème assez complexe pour qu’on ne puisse en faire comprendre les grandes idées.
6.« Il faut privilégier les sujets avec des applications concrètes ».
Combien de fois m’a-t-on dit qu’il fallait, pour impliquer le public, démarrer une conférence de vulgarisation sur la supraconductivité plutôt par ses applications, l’imagerie médicale ou le train à lévitation. Ici, je n’ai pas d’étude à citer, juste une impression : le public n’aime pas toujours être ramené à son quotidien, et reste fasciné par les grands mystères et les questions fondamentales que pose la science. Il suffit de voir les succès d’édition scientifique : théorie des cordes, relativité générale, astronomie, physique quantique, cosmos… Aucun livre dans les premières ventes sur la physique pour le médical ou sur ses applications dans l’électronique !
7.« Certains sujets seront toujours plus vendeurs parce qu’ils font rêver ».
Au vu de l’idée précédente, on pourrait conclure que les sujets les plus fascinants, l’origine de l’Univers, les paradoxes quantiques ou relativistes, seront toujours plus fascinants que les sujets plus concrets. Par exemple, en physique, l’astronomie ou même la théorie des cordes semblent plus « vendeuses » que la matière condensée vu le territoire qu’elles occupent dans les médias. Un tel déséquilibre n’a pas seulement à voir avec l’attrait du sujet, mais aussi avec la mobilisation des scientifiques. Les théoriciens des cordes ont développé un véritable « lobbying » pour leur discipline à travers des formidables représentants médiatiques. Les astrophysiciens, de même, s’impliquent plus et mieux que d’autres. Au CNRS, ils sont cinq fois plus actifs en vulgarisation que les physiciens de la matière condensée. La taille des structures de recherche aide aussi : le CERN pour la physique des particules ou l’ESA et la NASA pour le spatial ont une force de frappe formidable en comparaison des autres communautés éclatées en micro-équipes. Une source d’inspiration pour les autres disciplines !
8. « Pas besoin que les chercheurs vulgarisent, laissons cela aux professionnels ».
Les chercheurs ont beaucoup de bonnes raisons pour ne pas participer aux actions de vulgarisation : manque de temps, manque de compétences, manque de reconnaissance. Pourquoi ne pas laisser les médiateurs des musées et associations de science faire le travail ? Là encore, notre expérience montre que la présence des chercheurs est irremplaçable, non pas pour la clarté de leurs explications, mais pour deux autres raisons : d’abord ils peuvent parler des recherches récentes et ancrer la science dans sa modernité.
Mais surtout, ils sont les acteurs de la recherche, et peuvent témoigner de cette pratique, de leur vécu, de leurs questionnements. Il suffit de voir le nombre de questions qu’on a sur le métier et les pratiques de la recherche pour se convaincre de la pertinence de leur présence. Je plaide pour une complémentarité et une collaboration entre professionnels de la médiation et scientifiques, que j’ai moi-même pu pratiquer par exemple avec les médiateurs de la Cité des Sciences.
9. « Vulgariser prend trop de temps ».
C’est vrai, si on part de zéro et qu’on vise d’écrire un article ou de faire une conférence grand public. Mais des « micro-actions » sont possibles, utiles et rapides : répondre à quelques questions sur Internet, contribuer à Wikipédia, ou à Twitter, répondre aux questions d’un groupe de lycéens pour un TPE, participer à un stand dans une fête de la science, écrire un petit « highlight » sur son dernier article scientifique, les occasions ne manquent pas, qui prennent au plus une ou deux heures.
10. « La vulgarisation nuit à la carrière des chercheurs ».
Là, je l’avoue, ce n’est pas une idée complètement fausse. La vulgarisation n’aide pas particulièrement les carrières dans le monde de la recherche publique en France. Il manque des outils d’évaluation sérieux et une vraie volonté politique pour en tenir compte dans les promotions. Mais elle ne nuit pas forcément non plus et présente plusieurs bénéfices auxquels on ne pense pas assez. Un bon vulgarisateur, et je parle d’expérience, recrutera plus facilement des doctorants car il présentera mieux son sujet de recherche. Il parlera mieux en conférence pour présenter ses résultats aux collègues. Il rédigera mieux les introductions de ses articles, les « highlights » associés, et surtout, ses demandes de financements, le nerf de la guerre !
Enfin, et surtout : la vulgarisation, c’est un formidable bol d’air, une façon de sortir de son laboratoire, de prendre du recul sur son propre travail, et d’aller à la rencontre d’un public rafraîchissant, enthousiaste et curieux !
Julien Bobroff, Physicien, Professeur des Universités, Université Paris Sud – Université Paris-Saclay
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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