ENTRETIEN – En octobre dernier, la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) a publié la troisième édition de son rapport sur le terrorisme islamiste à l’échelle mondiale, couvrant la période de 1979 à avril 2024. Bien que la violence islamiste ait connu une expansion et une intensification considérables au fil des décennies – avec près de 67.000 attentats recensés, ayant causé environ 250.000 victimes –, l’analyse de ce péril, pourtant central dans les enjeux sécuritaires contemporains, ainsi que de ses conséquences, reste étonnamment lacunaire, déplore Dominique Reynié, président de la Fondapol. Par cette étude, la Fondapol ambitionne de combler cette carence.
Epoch Times : Pourquoi la Fondapol a-t-elle décidé de produire une étude quantifiant et analysant le terrorisme islamiste dans le monde depuis 1979 jusqu’à 2024 ?
Dominique Reynié : La raison pour laquelle nous avons conduit cette étude découle avant tout du constat d’un écart frappant entre la gravité du phénomène du terrorisme islamiste et l’absence de données à la fois satisfaisantes et accessibles pouvant permettre de mieux cerner l’ampleur de la menace, de l’évaluer objectivement, et d’en comprendre les dynamiques.
Ce manque d’informations fiables et structurées est d’autant plus surprenant que ce phénomène est unanimement reconnu comme l’un des plus graves enjeux contemporains : loin d’être en recul, il est au contraire en expansion dans plusieurs régions du globe
Pour une fondation comme celle que je dirige, reconnue en France mais de taille modeste à l’échelle internationale, il est saisissant de constater que même les grandes institutions dotées de moyens financiers et humains considérables n’ont pas mis en place de systèmes exhaustifs et rigoureux pour collecter, organiser et analyser les données liées au terrorisme islamiste.
Je pense notamment au recensement des attentats, à l’évaluation précise de leurs conséquences – qu’il s’agisse des pertes humaines, des impacts économiques ou des bouleversements sociaux – ainsi qu’à l’identification des pays et des populations les plus touchés. Ce travail est pourtant essentiel pour permettre d’alimenter la réflexion des décideurs et des institutions chargées de la lutte contre le terrorisme.
Aucun autre think tank, même américain, n’a mené une étude équivalente sur le terrorisme islamiste à celle réalisée par la Fondapol ?
Il ne s’agit pas tant d’un manque total de données sur le terrorisme islamiste que d’un défi lié à leur collecte, leur vérification et leur organisation en séries cohérentes et continues. Par exemple, certains journaux, comme le média allemand Welt am Sonntag, ont proposé dans leur édition du 28 avril 2019 des données couvrant la période du 11 septembre 2001 au 28 avril 2019. Cependant, ces données ne sont ni complètes ni actualisées. De même, Le Monde en France a mené des recherches pour la période juin 2014-juin 2016. Idem pour le New York Times, pour la période d’octobre 2015 à juillet 2016 ou encore les données fournies par le journaliste Alexander Perry. Les résultats de ces initiatives restent limités.
Des bases de données comme le Global Terrorism Database existent, mais elles ne sont pas exemptes de problèmes : elles s’arrêtent en 2017 et nécessitent une vérification approfondie des informations antérieures. Pour la période allant de juillet 2020 à avril 2024, nous avons utilisé la base de données Armed Conflict and Event Data Project (ACLED) qui recense les actes terroristes, mais cela exigeait un tri minutieux pour distinguer les actes liés au djihadisme des autres formes de terrorisme.
C’est dans ce contexte que notre fondation a décidé de produire un rapport structuré sur le terrorisme islamiste, dont la première édition remonte à 2019, accessible en plusieurs langues : français, anglais et arabe. À ma connaissance, la Fondapol est le seul think tank offrant une telle étude. Nous restons ouverts aux apports sourcés et aux contributions documentées.
Notre approche se veut volontairement prudente. Entre 1979 et avril 2024, nous recensons environ 67.000 attentats islamistes et 250.000 victimes dans le monde. Ces chiffres, bien qu’importants, représentent des estimations minimales, car nous n’incluons pas des cas pour lesquels nous n’avons pas de certitude sur la nature islamiste de l’attentat ou pas de sources vérifiables. Un exemple éloquent est celui de la « décennie noire » en Algérie (1992-2002). Si les estimations des pertes humaines convergent autour de 200.000 victimes, l’absence de données accessibles et fiables nous empêche d’inclure les victimes algériennes du terrorisme islamiste dans notre rapport. Cette prudence est essentielle pour maintenir la crédibilité de notre travail.
D’autres obstacles compliquent également la tâche, comme l’absence de données sur ce que je nomme les « morts différées ». Ce sont les personnes qui succombent à leurs blessures des jours, des semaines ou des mois après un attentat. Ce genre d’information n’est disponible que dans des pays disposant de systèmes d’information robustes, comme les États occidentaux. Nous devons aussi tenir compte des qualifications tardives des événements : par exemple, lors de notre édition 2021 du rapport, nous n’avions pas inclus les quatre morts et les deux blessés dans l’attentat à la préfecture de police de Paris le 3 octobre 2019, puisqu’il n’était pas encore officiellement établi qu’il s’agissait d’un attentat islamiste. Ce n’est que plus tard, dans notre édition 2024, que ces informations ont été intégrées dans notre base de données.
Malgré ces limites, notre rapport est, à mon avis, l’analyse la plus précise à ce jour de l’ampleur du terrorisme islamiste dans le monde.
Jusqu’à la fin des années 1980, les causes séculières dominaient largement le terrorisme, mais cette dynamique a changé avec l’émergence et la montée en puissance d’un terrorisme d’inspiration islamique, rapporte votre étude. Entre 2001 et 2012, on constate une forte augmentation du nombre d’attaques terroristes : 8265 attentats recensés contre 2194 entre 1979 et 2000. Le nombre de victimes a suivi cette tendance, passant à 38.187 morts sur cette période, alors qu’il s’élevait à 6817 pour les deux décennies précédentes. Aujourd’hui, les chiffres montrent que le terrorisme islamiste atteint un niveau sans précédent. À quoi attribuez-vous cette hausse ?
La hausse que nous mesurons s’explique par une combinaison de facteurs. D’une part, la globalisation joue un rôle majeur. Ses effets, bien qu’ambivalents, ont fragilisé certains États qui ne parviennent plus à contenir les protestations politiques et sociales, lesquelles se transforment souvent en revendications religieuses dans un cadre historique et culturel spécifique. Ces « États faillis », qui sont incapables d’assurer les services sociaux de base ou de protéger leurs populations, laissent le champ libre à des groupes organisés qui prospèrent sur ces fragilités. L’effondrement des institutions publiques dans ces contextes contribue à amplifier l’instabilité, et la globalisation, en redistribuant les forces économiques et sociales, en est parfois un catalyseur.
La globalisation de la communication, notamment via le web et les réseaux sociaux, est un autre facteur crucial. Le 11 septembre 2001 a marqué une étape clé. La diffusion globale et en direct de l’information a été rendue possible par les chaînes d’information continue, les sites web et les blogs, décuplant l’impact psychologique des attentats. À l’ère actuelle, l’amplification médiatique des actes terroristes accentue leur force politique, suscitant terreur et inquiétude bien au-delà des lieux des attaques. Les terroristes exploitent cette dynamique pour maximiser l’efficacité de leurs actes, rendant le recours à cette forme de violence plus performants aux yeux de groupes cherchant à se faire connaître ou à recruter.
Cette tendance s’accompagne d’une réorganisation significative de la mouvance islamiste, particulièrement visible depuis 2012 avec l’émergence de groupes comme Daesh ou Boko Haram. Ces organisations, devenues extrêmement puissantes, ont démontré leur capacité à occuper des territoires, à agir comme des quasi-États pendant des périodes significatives et à établir des réseaux internationaux d’une grande efficacité.
Vous avez décidé de commencer la collecte de donnée à partir de l’année 1979. Pourquoi cette date constitue-t-elle selon vous un moment charnière dans l’émergence du terrorisme islamiste contemporain ?
L’année 1979 marque un tournant décisif dans l’histoire du terrorisme islamiste, plusieurs événements majeurs survenus cette année-là convergeant pour créer un terreau favorable à l’islamisme et donnant lieu à une islamisation progressive de certaines causes politiques. L’exemple le plus emblématique est celui de la cause palestinienne, qui, initialement séculière et nationaliste, s’est progressivement transformée en une cause à dominante religieuse, jusqu’à devenir presque exclusivement islamique aujourd’hui.
Le premier événement déterminant est l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique. Elle a suscité une vague de solidarité parmi les musulmans du monde entier, poussant beaucoup d’entre eux à rejoindre les maquis afghans pour lutter contre les troupes soviétiques. Cette mobilisation massive a militarisé des groupes d’islamistes venus de divers horizons, y compris du Maghreb. En partie armés et financés par les États-Unis et les puissances occidentales dans le cadre de leur stratégie visant à contenir l’URSS, ces groupes se sont renforcés et radicalisés au fil de leur lutte. L’assistance apportée à ces islamistes a contribué à leur organisation et à leur structuration, jetant les bases de réseaux qui allaient ensuite se retourner contre leurs anciens soutiens.
Le deuxième événement majeur est la révolution iranienne, qui a abouti à l’instauration d’un régime théocratique en Iran et a donné une nouvelle visibilité à la compétition politico-religieuse opposant les chiites aux sunnites.
Le troisième facteur clé de cette année 1979 est la prise d’otages dans la grande mosquée de La Mecque, en Arabie saoudite, du 20 novembre au 4 décembre. Cet événement a montré au monde entier la capacité des groupes islamistes à franchir toutes les limites, y compris en foulant au pied de grandes institutions de l’islam.
Ces événements de 1979 ont marqué le début d’une phase de radicalisation islamiste, dont nous constatons encore aujourd’hui les effets.
Le terme islamisme est largement utilisé, mais souffre d’une absence de définition claire et consensuelle, comme vous le rappelez dans votre étude. Quelle est celle que vous avez retenu ?
Il est difficile, voire impossible, de proposer une définition universellement acceptée du terrorisme islamiste. Ce problème se pose également pour d’autres notions complexes, comme le populisme, où le consensus sur une définition fait défaut. Ce manque de consensus n’est pas qu’un obstacle méthodologique ; il est aussi une question éminemment politique, qui reflète la diversité des points de vue et des contextes d’interprétation.
Dans notre travail, nous avons choisi de nous appuyer sur des définitions qui mettent en avant la détermination religieuse, ici l’islam, comme raison principale de l’action terroriste. Cette approche vise les actes terroristes conçus et réalisés par un groupe se réclamant de l’islam, avec pour objectif d’instaurer un système théologico-politique fondé sur la charia et visant, à terme, la fédération de l’Oumma à l’échelle mondiale.
Cependant, cette grille de lecture implique de ne pas retenir certains actes terroristes perpétrés par des groupes musulmans. En effet, dans certains cas, la religion n’est qu’un facteur parmi d’autres, lorsqu’elle est mêlée à des idéologies de type nationaliste ou indépendantiste. Si la composante religieuse n’est pas centrale dans la motivation du groupe ou de l’acte, il devient difficile à nos yeux de qualifier ces actions de terrorisme islamiste, même si elles relèvent indiscutablement d’une violence terroriste.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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