« Chaque après-midi, avant de quitter le bureau, j’éteins mon téléphone et je retire la carte SIM. Je ne veux pas que les autorités puissent savoir à chaque instant où je me trouve. » Ayman (le prénom a été modifié) est l’un des rares journalistes à oser critiquer les autorités tunisiennes. Alors que son patron a été arrêté et interrogé en février, il redoute désormais d’être inquiété à son tour.
Loin sont les jours grisants ayant suivi la chute de l’autocrate Zine el-Abidine Ben Ali (1987-2011), lorsque le secteur des médias tunisiens a été profondément transformé en même temps que le reste de la société. Le printemps arabe de 2011 avait entraîné, comme en Égypte, l’effondrement d’un régime autoritaire alors qualifié de véritable État policier. Puis, en très peu de temps, les Tunisiens étaient parvenus à mettre en place de nouvelles institutions démocratiques, notamment un Parlement fonctionnel, une présidence responsable et des tribunaux indépendants.
La révolution avait également favorisé le développement de nouveaux médias indépendants, aussi bien des stations de radio que des chaînes de télévision et des journaux en ligne. La chaîne publique de télévision et de radio Al-Wataniyya a été restructurée pour devenir un radiodiffuseur public sur le modèle de la BBC. Le syndicat des journalistes s’est révélé un protecteur efficace des droits de la profession vis-à-vis des autorités. Les Tunisiens se sont ainsi rapidement habitués à une couverture critique de l’actualité et à des débats politiques animés à la télévision aux heures de grande écoute.
Aujourd’hui, tous ces acquis sont menacés… et les citoyens ne semblent pas s’en préoccuper outre mesure. Comment le pays en est-il arrivé là ?
La face cachée des médias libres
Depuis 2015, nous étudions les relations entre les médias et la politique en Tunisie dans le cadre d’un projet de recherche sur le journalisme dans les luttes pour la démocratie.
Au cours des sept dernières années, nous avons mené 55 entretiens, dont deux de groupe, avec des journalistes, des activistes et des politiciens tunisiens. L’objectif était de comprendre comment les journalistes gèrent l’instrumentalisation des médias et quel est leur rôle politique dans des contextes hybrides oscillant entre autocratie et démocratie. Notre dernière visite remonte à mars 2023, un an et demi après la brusque suspension du Parlement par le président Kaïs Saïed.
Mais revenons d’abord en 2011, lorsque la Tunisie est passée d’un État policier où les médias faisaient partie du système de propagande de Ben Ali à un environnement médiatique soudainement libre (et initialement chaotique).
Le remodelage de la scène médiatique s’est déroulé dans un contexte de troubles politiques : une situation politique hybride de démocratisation continuellement contestée dans laquelle les élites politiques et économiques étaient désireuses d’exploiter les médias à leurs propres fins.
Le cas de Nabil Karoui, un homme d’affaires (PDG de la société de relations publiques Karoui & Karoui World) ayant bâti sa fortune sur la production audiovisuelle, les médias numériques et la publicité urbaine, en est un exemple typique : du fait de sa position de propriétaire de la chaîne de télévision la plus populaire de Tunisie, Nessma, il a personnellement influencé ses politiques éditoriales tout en agissant en tant que conseiller en communication de l’ex-président Beji Caid Essebsi (2014-2019).
Karoui est également apparu dans la série documentaire Khalil Tounes – consacrée à la couverture des activités d’une association caritative qu’il avait créée pour lutter contre la pauvreté – en même temps qu’il fondait son propre parti et que ses ambitions présidentielles devenaient de plus en plus claires. Si Karoui est un exemple particulièrement flagrant d’instrumentalisation des médias, de nombreux autres politiciens, propriétaires de médias et personnalités publiques ont été impliqués dans des intrigues et des transactions obscures.
Les journalistes ont vu l’un des grands acquis de la révolution – la liberté des médias – fondre sous leurs yeux, les chamailleries des politiciens et les textes rédigés sur commande par des éditorialistes peu scrupuleux suscitant au sein de la population tunisienne une profonde méfiance à la fois envers le monde politique et envers les médias d’information.
Populisme contre journalisme : le président Kaïs Saïed et les médias
L’élection présidentielle de septembre 2019 a mis aux prises deux populistes convaincus. Tous deux représentaient un danger pour les médias libres et critiques, mais de manière très différente.
Nabil Karoui, nous l’avons dit, était un charismatique magnat des médias qui utilisait sa propre chaîne de télévision pour manipuler le climat politique. Le conservateur Kaïs Saïed, a finalement été élu avec 72,71% des suffrages, était un ancien professeur de droit à l’université qui évitait complètement les médias d’information. Saïed était surnommé « Robocop » en raison de son style mécanique lors des interviews. Sa campagne ne s’est pas appuyée sur les médias, mais sur des militants de base faisant du porte-à-porte et organisant des réunions publiques dans tout le pays.
Saïed traite les médias avec le même mépris que celui qu’il a manifesté à l’égard des partis politiques et du parlementarisme. Les journalistes avec lesquels nous nous sommes entretenus en mars ont déclaré que la chaîne publique tunisienne avait été réduite à un organe de propagande. Saïed évite les relations avec les médias privés et préfère communiquer avec le public par le biais de messages postés sur Facebook, une plate-forme de communication très importante en Tunisie.
Lorsque les médias contactent le bureau du président pour obtenir des déclarations sur les affaires courantes, ils ne reçoivent aucune réponse. Il est révélateur que lors de l’ouverture du nouveau Parlement, le 13 mars, aucun journaliste des médias indépendants ou étrangers n’ait été autorisé à pénétrer dans le bâtiment afin d’éviter tout « désordre ».
Le déclin du journalisme et la relativisation de la vérité
L’antipathie du président pour les médias va de pair avec son intolérance à l’égard de toute critique et sa prédilection pour les théories du complot. Sa diatribe visant les Africains subsahariens, en février, a fait couler beaucoup d’encre, mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Plusieurs dirigeants de l’opposition ont été emprisonnés depuis mars, accusés de « conspiration contre la sécurité de l’État ».
Noureddine Boutar, directeur de la principale chaîne de radio indépendante de Tunisie, Mosaïque, a été arrêté en février pour « atteinte au plus haut symbole de l’État et exacerbation des tensions dans le pays ». Les journalistes que nous avons rencontrés en mars nous ont dit que simplement rapporter des faits sur les nombreux problèmes économiques et sociaux de la Tunisie pouvait leur valoir d’être accusés de répandre la peur au sein de la population (un crime désormais passible de poursuites pénales).
Il existe encore, dans le milieu des journalistes, des voix fortes qui s’élèvent contre les atteintes à la liberté d’expression. Les responsables du Syndicat des journalistes avec lesquels nous avons échangé se savaient surveillés, mais refusaient de céder aux intimidations : quelques jours avant notre rencontre, ils avaient pris part à une marche pour la liberté.
Le tableau d’ensemble n’en reste pas moins très sombre. Les contenus politiques ont pratiquement disparu des chaînes de télévision, alors qu’ils y étaient autrefois omniprésents. Les journalistes désireux d’écrire ou de réaliser des émissions sur les questions politiques ont de plus en plus de mal à en vivre. De plus, Kaïs Saïed semble avoir réussi à persuader une grande partie de la population que les médias font partie d’une élite corrompue et ne sont pas dignes de confiance. En conséquence, les gens s’informent toujours davantage à partir de rumeurs sur Facebook. Comme nous l’a confié un chercheur spécialiste des médias :
« J’ai eu du mal à convaincre ma propre famille que les affirmations largement exagérées de Saïed sur le nombre d’immigrés subsahariens étaient forcément absurdes, parce qu’il n’y a plus d’autorités “épistémologiques”. Les annonces et les rumeurs sur Facebook ont remplacé les informations vérifiées comme source d’information. »
La quasi-disparition de tout journalisme sobre et critique ne contribue en rien à réduire l’intense polarisation de la politique tunisienne entre le président, les islamistes et le très réactionnaire Parti destourien libre. Ils ont tous en commun de s’en prendre avec véhémence aux journalistes. Chaque camp construit sa propre réalité et s’attaque férocement à ceux qui remettent en cause ses affirmations en cherchant à diffuser des informations objectives et critiques.
Certes, la Tunisie n’est pas, loin de là, le seul pays où la situation de la liberté de la presse n’est pas idéale : celle-ci est en danger aussi bien sur le continent américain, que dans certains pays d’Europe et d’Asie centrale ou encore, bien sûr, en Russie – liste non exhaustive. Le journalisme critique et factuel est menacé dans de nombreuses sociétés prétendument libres et pluralistes, et la Tunisie est actuellement l’un des points chauds. Ce constat n’aide toutefois en rien les journalistes tunisiens…
Article écrit par Jacob Høigilt, Professor of Arab studies, University of Oslo et Kjetil Selvik, Research Professor in political science, Norwegian Institute of International Affairs
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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