LONDRES – Où jadis des carrosses transportaient les ducs et les comtes lors des soirées estivales, maintenant des bruyantes Ferrari dorées propulsent leurs propriétaires devant les foules de touristes brandissant des cellulaires munis de caméras.
La police londonienne a récemment commencé à serrer la vis aux adolescents qui conduisent à vive allure leurs supervoitures, utilisant des pouvoirs normalement réservés aux comportements antisociaux. Ce problème n’est toutefois qu’un symptôme démontrant comment Londres s’est transformée, alors que l’élite locale est supplantée par une nouvelle race : les ultra-riches internationaux.
Les rues les plus huppées de la capitale ont peut-être conservé leurs façades classiques, leurs jardins privés et leurs balcons de fer forgé, mais derrière se trouve maintenant au sous-sol un monde moderne de salles d’entraînement, de piscines plaquées or et de salles de divertissement. Leurs propriétaires sont rarement vus et connus, visitant seulement quelques semaines par année ou masquant leur identité par l’entremise de paradis fiscaux.
« Il y a vraiment ce sentiment que l’élite britannique a peine à garder pied », explique Roger Burrows, professeur d’urbanisme à l’Université de Newcastle qui fait des recherches sur les effets des capitaux étrangers sur le marché immobilier du centre de Londres. « Ils peuvent se permettre 10 millions de livres, mais pas 40 millions. Il y a vraiment un sens de perte des régions clés, du Commonwealth. »
Les résidents originaux ont été en mesure d’obtenir gros avec le boom immobilier dans lequel le tiers supérieur des prix a écrasé le reste du marché immobilier londonien, triplant depuis 2003 et presque doublant depuis 2008. Cependant, il y a aussi un sentiment de déchirement et de colère, alors qu’on perçoit que la méga-opulence de ces nouveaux riches traîne dans la boue le vieil establishment et son sens du raffinement et de la culture.
L’héritage aristocratique des quartiers comme Knightsbridge est un argument de vente important pour les acheteurs internationaux qui ne veulent pas seulement des résidences, mais aussi des investissements.
Environ 69 % des acheteurs dans Knightsbridge étaient des étrangers en 2012, selon l’agence immobilière internationale Savills, avec plus de la moitié des ventes dans les quartiers centraux « super primés » allant à des acheteurs étrangers. M. Burrows affirme que le taux de propriétaires étrangers est de 80 à 90 % dans certains quartiers primés.
Solliciter le capital international
Beaucoup de villes de par le monde sont affectées par la tendance des investissements internationaux dans l’immobilier, faisant exploser les prix des propriétés et accentuant l’embourgeoisement. Londres, toutefois, est le chef de file de cette poignée de villes qui sont devenues les terrains de jeu des ultra-riches. En comparant les différentes données durant la dernière décennie – que ce soit le nombre de milliardaires, les sondages auprès des investisseurs ou le nombre de particuliers à valeur nette élevée – Londres trône au sommet. New York arrive tout près en deuxième place.
À la suite du krach de 2008, les investisseurs ont perçu le marché immobilier londonien comme une valeur sûre, ce qui n’a fait qu’augmenter les prix déjà surélevés.
« Londres est encore un endroit très attirant et sûr pour placer son argent. Il ne s’agit pas d’occuper, mais bien de conserver son capital. Ça revient souvent au choix entre une maison à Londres ou des voitures classiques, du bon vin ou des œuvres d’art », mentionne M. Burrows.
Son attrait provient aussi de ses liens internationaux, de son éducation, de son état de droit et de sa stabilité sociale.
Le capital étranger n’a pas seulement été attiré par le charme naturel de Londres, remarque M.Burrows. Certains ont été très impliqués dans le jumelage.
« Ce fut une stratégie politique que d’attirer le capital international à Londres. Cela a été encouragé par une faction de l’élite britannique. »
Ironiquement, cette faction se voit maintenant aussi affectée directement, souligne-t-il.
« Peter York [auteur et autorité sur la classe supérieure londonienne] discute de l’aristocratie de la bourgeoisie dans ces quartiers qui sont plus une classe de majordomes, eux-mêmes étant très riches. Le rôle qu’ils jouent maintenant est de faire connaître la culture aux nouveaux riches – une classe de majordomes qui facilite ou aide le transfert de capitaux à Londres. »
La majorité des propriétés extrêmement dispendieuses se trouve dans les quartiers de Westminster et Kensington et Chelsea, une région d’environ 21 km carrés au cœur de la ville qui comprend le palais de Buckingham et les édifices du Parlement. (La grande région de Londres, avec une population de plus de 8 millions, couvre une région d’environ 965 km carrés.)
Les propriétés dans ces quartiers sont souvent occupées seulement quelques semaines ou quelques mois par année. Un rapport du conseil de la Ville de Westminster en 2014 estimait le taux d’occupation à 40 %.
Au total, 10 % des propriétés de Westminster et 7 % de Kensington et de Chelsea appartiennent à des entreprises enregistrées dans des paradis fiscaux, selon les données du registre foncier compilées par le quotidien The Guardian.
Icebergs et super-voitures
À Knightsbridge, à quelques minutes de marche d’où des chauffeurs de Bentley en complet chic attendent patiemment à l’extérieur du grand magasin de luxe Harrods, et à quelques coins de rue des salles de montre de McLaren et Ferrari, parmi un amoncellement de nouveaux restaurants se trouve un vieux deli italien, La Picena. La propriétaire indique que le coin a complètement changé au cours de 42 dernières années. « Il y a plus d’argent, mais le coin est moins raffiné. » Ses clients faisaient autrefois partie de la classe supérieure anglaise qui, selon elle, avaient des manières et formaient une communauté.
« Maintenant, les gens vont et viennent, viennent et vont, et personne ne connaît plus personne. Avant, nous les voyions entrer. Maintenant, ils envoient leur personnel. » Beaucoup des résidents originaux qui louaient ont été forcés de quitter le quartier il y a un certain temps, indique-t-elle.
Cette histoire trouve écho chez le propriétaire d’une épicerie, fondée il y a 28 ans, aux abords de Belgravia, non loin du square Eaton. Les appartements ici, le plus grand et le plus dispendieux parc privé à Londres, peuvent coûter jusqu’à 50 millions de livres (86 millions de dollars). Le square est pratiquement vide, excepté pour les rares touristes ou les ouvriers de construction qui travaillent sur les édifices aux alentours.
Les rénovations bruyantes, à grande échelle et de longue durée (parfois jusqu’à un ou deux ans) sont parmi les cauchemars des résidents. Les acheteurs aisés, qui ne peuvent agrandir l’édifice de l’extérieur, décident de plonger plusieurs étages dans le sol. Leurs immenses sous-sols dépassent même sous les jardins, ce qui génère ce qu’on appelle les propriétés iceberg.
Les super-voitures sont l’autre bête noire des résidents. Il n’y a pas que le facteur ostentatoire qui irrite, mais aussi les moteurs qui tournent à haut régime, les courses dans les rues et les foules de badauds.
Pour la première fois, la police londonienne a décidé de sévir cet été contre la « saison des super-voitures », ne ciblant pas que les conducteurs, mais aussi les spectateurs qui filment le cirque sur leurs mobiles. « Les années passées, il y a eu beaucoup de plaintes durant les nuits d’été – particulièrement les fins de semaine – concernant des comportements antisociaux et le bruit des voitures puissantes conduites de manière dangereuse et agressive », a déclaré dans un communiqué l’inspecteur Chris Downs de la police communautaire de Kensington et Chelsea.
C’est le vieil argent contre le nouvel argent, les jeunes contre les vieux, il y a plein de nouvelles divisions.
– Rowland Atkinson
Vieil argent, nouvel argent
Selon M. Burrows, les super-riches internationaux se préoccupent peu des résidents établis qui, bien qu’ils soient discrets, formaient tout de même une communauté avec des valeurs partagées.
« Si vous allez à des endroits comme Highgate, vous voyez des milliardaires ou des individus de très haute valeur nette qui n’ont que faire de gens qui se plaignent de leurs sous-sols ou de leurs systèmes de sécurité exagérés », affirme Rowland Atkinson, professeur d’urbanisme à l’Université de Sheffield, qui a étudié l’embourgeoisement des super-riches en compagnie de M.Burrows.
Les adolescents du Moyen-Orient qui conduisent à vive allure font transporter leurs Lamborghinis à Londres pour un mois, les oligarques qui achètent deux maisons et les convertissent en une seule ainsi que la purge et la marchandisation des édifices du patrimoine sont perçus comme étant vulgaires et répugnants par l’élite londonienne traditionnelle.
Le professeur Atkinson estime qu’il y a un choc des cultures grandissant. « C’est le vieil argent contre le nouvel argent, les jeunes contre les vieux, il y a plein de nouvelles divisions. »
Les « vieux riches » n’ont pas la même relation avec l’argent, explique-t-il. « Ils ne sont pas intéressés par l’excès éhonté. Il y a un sentiment que tout cela est une question d’avidité et que Londres auparavant était plus que cela, qu’il y avait une certaine dimension de cercle social. »
« Il y a des gens dont les réseaux sont encore intacts dans des endroits comme Knightsbridge, mais ils expriment une profonde colère et du racisme parfois. Il y a un sentiment de contrecoup postcolonial. “Ces gens déménagent ici, quelle témérité !” »
Les mêmes attitudes et problématiques survenues avec la classe ouvrière quand leurs quartiers ont été embourgeoisés se retrouvent au sein de la classe supérieure.
L’arrivée d’investissements dans l’immobilier n’est pas limitée aux quartiers huppés ; tout le marché est affecté, alors que la classe moyenne supérieure achète également des pied-à-terre à Londres. Cela ne fait qu’exacerber la crise du logement, accélérer l’embourgeoisement et rendre plus inaccessible le marché immobilier à la jeune classe moyenne aspirante.
Tandis que le marché traverse une période post-Brexit chancelante, ceux qui sont depuis longtemps exclus du marché attendent patiemment, espérant voir une chute des prix – ce que peu d’analystes prédisent.
MM. Atkinson et Burrows insistent sur le fait que leur recherche démontre l’influence hautement disproportionnée qu’une poignée de super-riches ont sur l’économie, la société et la politique de la ville. La cause de la vieille garde britannique – le « super-embourgeoisement » par les super-riches – n’est pas une question de se réjouir du malheur d’autrui ou d’empathie, mais indique une situation plus large, affirme M. Atkinson.
« Si ces gens [de la classe supérieure traditionnelle] sont financièrement et symboliquement déplacés du cœur de l’empire et du centre de la ville, il y a un véritable problème. Cela veut dire que personne n’est à l’abri. »
Version originale : Excesses of global super-rich elbowing out London’s aristocracy
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