François Cocq : « La proposition de destitution d’Emmanuel Macron portée par LFI s’inscrit davantage dans un jeu politique que dans un rapport de force »

Par Etienne Fauchaire
19 septembre 2024 18:46 Mis à jour: 20 septembre 2024 12:36

ENTRETIEN – Les révélations de François Ruffin sur les dérives internes de La France insoumise ont entamé encore un peu plus la cohésion fragile d’une gauche en quête d’unité. Cette polémique s’est rapidement estompée dans le débat public, éclipsée à la faveur de l’annonce triomphante des Insoumis concernant la procédure de destitution d’Emmanuel Macron, qu’ils ont initiée. Ancien secrétaire général du Parti de gauche et ex-directeur de campagne d’Arnaud Montebourg, François Cocq analyse les ambitions du mouvement mélenchoniste derrière cette proposition, puis décrypte l’affrontement pour le leadership entre les différentes gauches.

Epoch Times : Quel regard portez-vous sur la procédure de destitution contre Emmanuel Macron initiée par les Insoumis ?

François Cocq : Cela confirme que La France insoumise privilégie le champ institutionnel plutôt que la confrontation au sein de la société. LFI disposait de plusieurs options pour contester la légitimité du président de la République. La première, suivre la voie qu’ils ont choisie : passer par l’Assemblée nationale et engager une procédure de destitution. La deuxième, appeler directement à la démission du président. Dans le premier cas, ils s’appuient sur l’Assemblée nationale ; dans le second, sur un rapport de force populaire. Or, il est important de rappeler que 73 % des Français, d’après une récente enquête Ipsos, ne font pas confiance à la nouvelle Assemblée nationale élue.

On observe donc un conflit de légitimité, présent depuis 2017, entre Emmanuel Macron et la population, conflit qui remonte en réalité à la Révolution française : d’un côté, la légitimité institutionnelle ; de l’autre, la légitimité populaire, qui, par essence, appartient au peuple souverain et ne peut lui être retirée.

Pour résoudre ce conflit, LFI, en dépit de sa tradition politique, a préféré opter pour une voie institutionnelle. Autrement dit, cela s’inscrit davantage dans un jeu politique que dans un véritable rapport de force, car l’issue de cette procédure, qui nécessite une majorité des deux tiers à l’Assemblée nationale et au Sénat, est vouée à l’échec.

Marine Le Pen a dénoncé une « manœuvre d’enfumage » de LFI pour « tenter de faire oublier ses multiples compromissions avec la Macronie », en référence notamment aux désistements de candidats insoumis en faveur de candidats macronistes lors des dernières législatives. Partagez-vous son point de vue ?

Aujourd’hui, personne ne sait vraiment quelle est la ligne stratégique de LFI, encore moins celle du Nouveau Front populaire, face au pouvoir de M. Macron. Lors de la campagne des élections européennes, LFI a cherché à établir un trait d’union entre le camp présidentiel et le Rassemblement national, en les renvoyant dos à dos.

Quelques semaines plus tard durant les législatives, les mêmes prétendaient faire front commun avec ceux qu’ils assimilaient au camp de l’extrême droite lors des européennes. Autant dire que cela rend la stratégie des Insoumis floue et illisible.

Cela étant dit, LFI a compris que le principal sentiment partagé dans le pays est le rejet du président de la République. La place de premier opposant étant toutefois désormais occupée par le Rassemblement national, LFI cherche un moyen de se repositionner et de trouver une utilité dans le débat public. Faute d’y être parvenu par les urnes, elle tente de le faire sur le plan institutionnel via cette procédure de destitution.

Même là, LFI risque cependant d’avoir du mal à regagner du terrain. Outre le fait que cette procédure de destitution n’a aucune chance d’aboutir, sur le fond, il est question de reprocher au président de ne pas avoir proposé le poste de Premier ministre à une représentante du Nouveau Front populaire. Or, rien dans les institutions ne l’y oblige.

Dans son dernier ouvrage et dans des interviews, François Ruffin a dénoncé une stratégie électorale de LFI « quasi raciale » et fustigé le manque de démocratie interne au sein du mouvement. À la lumière de votre propre expérience, confirmez-vous l’existence des griefs de François Ruffin ?

Il y a deux aspects dans l’action de François Ruffin. D’une part, à travers ses récentes prises de parole, il marque clairement un désaccord stratégique avec Jean-Luc Mélenchon. Il rejoint ainsi le constat que j’avais établi dès 2018 : deux stratégies s’affrontent.

La première, que j’appelle la « stratégie de majorité populaire », vise à obtenir, à terme, 50 % + 1 des voix pour accéder au pouvoir. C’était d’ailleurs la stratégie de Jean-Luc Mélenchon lors de la présidentielle de 2017. Face à cela, une autre approche a émergé : la « stratégie du socle », perçue par certains comme un raccourci pour accéder au pouvoir. Dans le contexte actuel de « démocratie minoritaire », certains pensent qu’un socle électoral solide de 25 à 30 % suffit pour se qualifier au second tour, et, en fonction des adversaires (candidat d’extrême droite ou représentant d’un bloc élitaire affaibli), suffirait pour remporter l’élection.

C’est le choix qu’a fait Mélenchon à partir de 2018, ne cherchant plus, durant la campagne présidentielle de 2022, à élargir la base de la gauche comme en 2017, mais à capturer tout son potentiel, même restreint, pensant que cela serait suffisant pour accéder au pouvoir.

À cette époque, des désaccords avaient déjà été exprimés suite au virage adopté par M. Mélenchon. J’en étais. D’autres, souvent par intérêt personnel, ont préféré rester en dehors du débat. Ils le rejoignent aujourd’hui. À la bonne heure, même si c’est un peu tard.

Quoi qu’il en soit, il ne faut pas sous-estimer l’importance de cette dimension stratégique, qui, selon moi, est la véritable question de fond soulevée par François Ruffin.

Ensuite, une autre question concerne le contenu des propositions. Pour l’instant, François Ruffin critique plusieurs pratiques de La France insoumise, mais il n’a pas encore formulé une véritable alternative sur le plan des idées et des projets. Prenons l’exemple de l’Allemagne : Die Linke, le parti allié de LFI, a connu une scission menée par Sahra Wagenknecht, qui a formé un nouveau parti avec de très bons résultats électoraux. Cette rupture repose non seulement sur des divergences stratégiques, semblables à celles que j’ai mentionnées, mais aussi sur des différences de fond. Le nouveau parti de Wagenknecht propose une gauche radicale sur les questions sociales et économiques tout en s’attaquant également aux questions régaliennes : sécurité, immigration, justice.

Cela montre bien qu’il existe une dimension que François Ruffin n’a pas encore abordée, ce qui pose la question : jusqu’où compte-t-il pousser son alternative face à Jean-Luc Mélenchon ?

Après ses révélations, François Hollande a saisi l’occasion pour rebondir sur les propos de François Ruffin, déclarant dans le Grand Jury, qu’il « dit de l’intérieur de LFI ce que nous disons de l’extérieur depuis longtemps : une dérive sectaire, communautariste, brutale et une stratégie minoritaire ». L’ancien président estime qu’il existe aujourd’hui deux gauches en France et s’oppose également à l’idée d’une candidature unique pour 2027. Selon vous, cette vision a-t-elle une chance de s’imposer face à la gauche mélenchoniste ? François Ruffin pourrait-il, d’après vous, être tenté de rallier une gauche de type Hollande ?

François Ruffin et François Hollande sont les deux seuls au sein de la gauche à avoir analysé que rien de nouveau ne peut émerger tant que Jean-Luc Mélenchon occupe l’espace politique. Cela est dû à plusieurs facteurs : le socle qu’il a construit, son talent en campagne électorale, et son influence générale. Cette idée qu’il faut se débarrasser de Mélenchon pour que la gauche puisse se réformer et l’emporter explique à la fois l’offensive de François Hollande, que vous mentionnez, et la méthode brutale de François Ruffin, conscient qu’il ne pourra pas évincer Mélenchon en faisant preuve de mollesse.

Si Hollande et Ruffin se rejoignent sur l’idée qu’il faut écarter Mélenchon, leurs visions divergent ensuite. François Hollande reste attaché à un modèle classique de la social-démocratie. Il a bien compris qu’après l’apogée des gauches radicales au sein de l’Union européenne à partir de 2015, ces dernières ont ensuite reculé, laissant la place à un retour de la social-démocratie. Hollande propose donc une alternative qui est, en réalité, un retour à l’ancien leadership de la social-démocratie sur la gauche.

François Ruffin, quant à lui, s’il n’a pas encore adopté de positionnement clair, exprime un désaccord fondamental avec la stratégie de Hollande qui, ironiquement, rejoint celle de Mélenchon en ce qu’elle est aussi une stratégie du socle. Hollande pense qu’une gauche faisant le plein et s’étendant aux franges de la social-démocratie suffirait. Ruffin, lui, estime qu’il faut aller bien au-delà et élargir la gauche pour retrouver les classes populaires et ainsi accéder au pouvoir.

En cherchant à élargir sa base, François Ruffin ne va-t-il pas se retrouver sur le même terrain que celui de Marine Le Pen, souvent accusée par la droite de défendre un programme économique aux accents socialistes ?

C’est un pari risqué et une véritable ligne de crête. En effet, si l’on part du principe que le socle actuel de la gauche ne permet pas d’accéder au pouvoir, il devient nécessaire de l’agrandir. Pour y parvenir, il faut alors s’adresser à d’autres électorats que celui du canal traditionnel de la gauche.

C’est exactement la démarche adoptée par Sahra Wagenknecht en Allemagne. Les récentes enquêtes montrent qu’entre 15 et 20 % de son électorat provient de l’AFD, un électorat qu’elle a réussi à capter en élargissant ainsi sa base, lui permettant de reconquérir des voix face à l’extrême droite. C’est également l’esprit de la démarche de François Ruffin, qui reprend en quelque sorte le fil du mélenchonisme originel, celui de 2017, lorsque Jean-Luc Mélenchon lui-même disait vouloir s’adresser aux « fâchés mais pas fachos ».

Bien sûr, cette stratégie est délicate. Sur cette ligne de crête, le risque est de tomber. Cependant, ne pas s’y engager réduirait considérablement les chances d’atteindre le sommet.

Pour tenter de le faire trébucher et de le faire tomber de cette ligne de crête, certains membres de son propre camp, notamment chez les Insoumis, l’accusent de fascisme, alors qu’on pourrait plutôt voir en lui une figure capable de s’adresser largement aux catégories populaires et, par là même, d’élargir la base électorale de la gauche. Malheureusement, il semble que la gauche, dans son ensemble, préfère jouer de manière restrictive, davantage préoccupée par les enjeux de leadership interne que par la conquête du pouvoir.

Que pensez-vous de cette tendance à gauche d’accuser ses adversaires de fascisme, y compris lorsqu’il s’agit de ses propres membres, comme François Ruffin ?

Ce processus d’argumentation par la disqualification de l’adversaire, et même de l’ennemi, est à mes yeux intrinsèque à la dynamique politique contemporaine, dans ce que j’appelle l’ère de la démocratie minoritaire. Je m’explique : une fois que l’on accepte la logique de tripartition – les trois blocs – et celle de la démocratie minoritaire, c’est-à-dire la possibilité d’accéder au pouvoir avec seulement 25 à 30 % des voix, il y a une tendance naturelle à vouloir rejeter les deux autres blocs sous une même bannière.

C’est exactement ce qu’a fait Emmanuel Macron depuis les élections européennes de 2019, en assimilant La France insoumise au Rassemblement national, tout en renvoyant ce dernier dans le camp des nationalistes, et par extension, des fascistes. Dès lors, toute opposition à M. Macron était réduite au camp du fascisme. De la même manière, la campagne de LFI pour les élections de 2024 consiste à établir un trait d’union entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, tout en affirmant que cette dernière représente le fascisme. Cela revient donc à fusionner les deux sous une même étiquette pour mieux les disqualifier.

Ce mécanisme est devenu inhérent à la démocratie minoritaire : il s’agit de rejeter et disqualifier toute opposition en invoquant rapidement le point Godwin – « tous ceux qui ne sont pas avec nous sont fascistes. » Une tendance extrêmement dommageable car elle érode le débat démocratique. Pire encore, elle ne se limite plus aux oppositions entre blocs. On voit désormais des accusations de fascisme émerger au sein même des blocs.

On l’a observé récemment lors de la Fête de l’Humanité avec le traitement réservé à M. Ruffin. Cette polarisation enferme le débat public dans une logique réductrice, et renforce encore plus la démocratie minoritaire. Sur le fond, il y a des conséquences lourdes : accuser François Ruffin de fascisme n’a aucun sens du point de vue de la science politique. En procédant ainsi, non seulement on vide le terme de sa signification, mais on le banalise au point qu’il risque de ne plus pouvoir désigner ce qui pourrait véritablement relever du fascisme.

C’est là que cette manœuvre, qui relève davantage d’un calcul d’appareil, devient dangereuse. La France insoumise a passé une semaine à assimiler François Ruffin à des figures comme Béat ou Doriot. Ce type de stratégie s’appuie sur une base militante de moins en moins formée, ce qui affaiblit le débat démocratique et, finalement, nous expose tous à un danger collectif : dans ce contexte de démocratie minoritaire, chacun de nous peut potentiellement se retrouver accusé de fascisme.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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