Frank Giletti : « Alors que la Chine, la Russie et les États-Unis intensifient leur domination spatiale, la France a vu sa dynamique s’essouffler »

Par Julian Herrero
24 janvier 2025 17:40 Mis à jour: 24 janvier 2025 19:38

ENTRETIEN – Frank Giletti est député RN du Var et vice-président de la commission de la Défense nationale et des Forces armées. Pour Epoch Times, il revient sur la stratégie spatiale de la France.

Epoch Times : Dans une tribune publiée dans Le Figaro le 13 janvier, vous plaidez pour que la France retrouve sa place historique de puissance spatiale dans le concert des nations. Quand est-ce que la puissance spatiale française a-t-elle commencé à décliner ?

Frank Giletti : La stratégie spatiale de défense, rendue publique en 2019 et incarnée par la création du Commandement de l’Espace, a marqué une prise de conscience importante.

Si cette initiative a vu le jour, c’est précisément parce que nous avons constaté que nos compétiteurs – qu’il s’agisse de nations alliées ou adversaires – ont pris une avance considérable dans l’investissement du domaine spatial.

Nous avons notamment observé des approches hostiles de nos satellites par d’autres puissances, parfois même depuis la Terre, ce qui génère des centaines de milliers de débris spatiaux particulièrement dangereux pour la circulation dans l’espace, tandis que les tentatives de sabotage ou destruction de satellites sont amenées à se multiplier.

De plus, des actions malveillantes comme le brouillage des communications satellitaires se multiplient. La guerre en Ukraine a également montré que le contrôle de l’espace est devenu un enjeu stratégique déterminant : la rapidité et la fiabilité des communications spatiales sont cruciales pour évaluer la situation sur le terrain.

Par ailleurs, si l’on compare le nombre de satellites que nous lançons à ceux déployés par des puissances comme la Chine, la Russie ou les États-Unis, le contraste est frappant. Alors que ces nations intensifient leurs efforts pour asseoir leur domination spatiale, la France a vu sa dynamique s’essouffler ces dernières décennies.

Ces écarts ne sont pas seulement techniques ou industriels, ils traduisent un véritable recul stratégique qui appelle une réponse forte pour redonner à la France son statut de puissance spatiale.

Vous pointez du doigt le fait que « nous avons cruellement manqué de vision et d’ambition, au vu du retard considérable accumulé par la France vis-à-vis de ses compétiteurs stratégiques ». La stratégie spatiale de défense (SSD) présentée en 2019 que vous mentionnez n’allait-elle pas assez loin ?

Ce n’est pas tant que la stratégie spatiale de défense de 2019 n’allait pas assez loin (sur le papier), mais plutôt qu’elle peine aujourd’hui à se concrétiser, faute de moyens adéquats. Les ambitions affichées tardent à se traduire en actes concrets.

Par exemple, nous n’avons toujours pas la pleine capacité d’action autonome dans l’espace, et le programme Ariane 6, qui devait être un fer de lance de notre souveraineté spatiale, a pris énormément de retard – son prochain lancement étant reporté, semble-t-il, au début de cette année 2025.

Nous avons également mis trop de temps à comprendre que l’espace est devenu un domaine de conflictualité stratégique. Pendant ce temps, nos compétiteurs ont intensifié leurs efforts et investi massivement dans des technologies de pointe, qu’il s’agisse de satellites militaires, de capacités anti-satellites ou de constellations dédiées aux communications et à l’observation.

Nous avons accumulé un retard considérable et nous devons désormais agir avec détermination pour combler cet écart. L’espace n’est pas seulement une question technologique, mais un enjeu de souveraineté et de sécurité nationales.

Pourriez-vous revenir sur le concept d’ambivalence stratégique dans l’espace ?

Le concept d’ambivalence stratégique dans l’espace repose, à l’instar de la dissuasion nucléaire, sur une certaine ambiguïté quant à notre capacité de réponse et les seuils à partir desquels nous pourrions l’activer.

Historiquement, le programme spatial français est né d’un désir profond de souveraineté, intimement lié au développement du programme nucléaire. Dès les années 1960, sous l’impulsion du général de Gaulle, la France a mis en œuvre un programme de missiles balistiques à têtes nucléaires – comme le S2 – dont les technologies étaient étroitement liées à celles des lanceurs civils. Ce lien stratégique a permis à la France d’envoyer son premier satellite en orbite en 1965, affirmant ainsi son autonomie spatiale.

Dans les années 1970, des blocages américains, notamment sur l’exploitation commerciale des satellites franco-allemands Symphonie et sur le partage d’imageries spatiales, ont accéléré des initiatives souveraines comme le programme Ariane et les satellites d’observation militaires. Ces décisions ont confirmé que l’espace est un domaine stratégique où l’indépendance et la capacité d’action autonome sont essentielles.

Aujourd’hui, cette ambivalence stratégique doit être maintenue pour préserver notre liberté d’accès et d’action dans l’espace, tout en renforçant la souveraineté française face aux grandes puissances.

Selon des données relatées par la Cité de l’espace de Toulouse, les États-Unis ont effectué en 2024, 156 lancements ; la Chine, 68 ; la Russie arrive en troisième position, et l’Europe en septième position, derrière l’Inde et l’Iran avec « 3 décollages ». Au-delà de la France, peut-on dire que l’Europe accumule également du retard ?

En 2024, la France n’a effectué aucun lancement, principalement en raison de l’indisponibilité de nos lanceurs.

Cela illustre une problématique plus large qui touche également l’Europe, laquelle accumule un retard préoccupant face aux grandes puissances comme les États-Unis, la Chine et même l’Inde, désormais mieux positionnée. Ce retard est particulièrement critique dans un contexte où l’espace devient un domaine stratégique et où les orbites, notamment en orbite basse (LEO), ne sont pas extensibles.

Si nous n’agissons pas rapidement pour occuper ces orbites, elles seront accaparées par d’autres nations ou acteurs privés, limitant ainsi notre capacité à déployer des satellites pour des usages cruciaux comme les télécommunications, l’observation ou la défense.

La France doit donc rattraper ce retard, en investissant dans des technologies de pointe, avec des coopérations industrielles qui fonctionnent, et en s’assurant de maintenir un accès indépendant et compétitif à l’espace. Ce n’est pas seulement une question de progrès technologique, mais également de souveraineté et de sécurité face à des compétiteurs de plus en plus agressifs.

« Nous poursuivrons notre destinée manifeste jusqu’aux étoiles, en envoyant des astronautes américains planter la bannière étoilée sur la planète Mars », a déclaré lundi Donald Trump lors de son discours après l’investiture. Pour vous, La France a-t-elle un rôle à jouer dans la conquête de la planète rouge ?

Avant de viser la planète rouge, concentrons-nous d’abord sur une autre mission capitale : redonner à la France les moyens de reconquérir sa souveraineté, notamment dans le domaine spatial.

En ce qui concerne l’espace, j’invite le gouvernement à prendre connaissance de mes préconisations et des conclusions de mon rapport, qui proposent des actions concrètes pour remettre la France et l’Europe sur une trajectoire ambitieuse.

Quant à la conquête de Mars, c’est un défi fascinant et inspirant. Peut-être m’en occuperai-je bientôt, mais d’abord, assurons-nous que la France retrouve la place qui lui revient dans le concert des nations spatiales !

Ne craignez-vous pas qu’aujourd’hui, les difficultés économiques auxquelles la France fait face, freinent le développement d’une grande stratégie spatiale ?

Aujourd’hui, les contraintes budgétaires et la dette de la France limitent la capacité à engager de nouvelles politiques ambitieuses et stratégiques, et l’emprunt n’est plus un levier aussi facilement mobilisable. Mais au-delà des difficultés économiques, c’est avant tout une question de volonté politique et de priorisation.

Depuis des années, des sommes importantes ont été investies dans des politiques dont l’efficacité est parfois discutable, comme la politique de la ville ou certaines dépenses non prioritaires. Par exemple, l’Aide Médicale d’État (AME) représente entre 1 et 1,4 milliard d’euros par an. Si ces budgets étaient redéployés plus efficacement, ils pourraient financer des initiatives stratégiques, comme le réarmement spatial de la France.

En d’autres termes, il s’agit d’opérer des choix courageux. L’espace est un domaine essentiel pour notre souveraineté, notre sécurité et notre avenir économique. En réorientant nos priorités budgétaires, nous pouvons donner à la France les moyens de redevenir un acteur majeur dans la compétition spatiale internationale !

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