Frédéric Encel : « La chute du dictateur syrien est catastrophique pour Moscou »

Par Julian Herrero
16 décembre 2024 13:19 Mis à jour: 16 décembre 2024 19:00

ENTRETIEN – Frédéric Encel, docteur HDR en géopolitique spécialiste du Moyen-Orient, enseignant à Sciences Po et auteur de nombreux ouvrages sur les enjeux internationaux dont Les voies de la puissance : penser la géopolitique au XXIe siècle (Odile Jacob, 2023) répond aux questions d’Epoch Times sur la chute de Bachar Al-Assad.

Epoch Times : Après une offensive éclaire du groupe islamiste Hayat Tahrir Al-Cham et de leur leader Abou Mohammed Al-Joulani, le 8 décembre, le régime de Bachar Al-Assad s’est effondré. Quel évènement a précipité la chute du dictateur syrien ? La guerre en Ukraine ? Les attaques du 7 octobre ?

Frédéric Encel : Je pense que l’écrasement du Hezbollah par Israël a été la cause directe et la plus immédiate de la chute de Bachar Al-Assad. Quand son régime était déjà au pied du mur en 2015, 2016 et 2017, outre les bombardements aériens russes massifs, notamment sur Alep, ce sont les fantassins du Hezbollah qui l’ont sauvé in extremis.

Ces mêmes fantassins, mis hors d’état de nuire par l’État hébreu, ont manqué au dictateur syrien. Je note d’ailleurs la concomitance parfaite entre le cessez-le-feu entre la milice islamiste chiite et Israël et l’offensive fulgurante de la coalition islamiste contre Assad.

Mais à cette cause directe viennent s’ajouter deux autres causes, que nous pourrions qualifier d’indirectes. La première, très liée au Hezbollah, vous l’avez mentionnée, c’est le gigantesque pogrom du 7 octobre. Le lendemain des attaques perpétrées par le Hamas, le Hezbollah, obéissant à Téhéran, avait décidé d’engager une guerre de basse intensité contre Israël pour défendre prétendument le Hamas à Gaza. Cette décision a précipité la volonté israélienne d’en finir avec les capacités les plus mortifères du Hezbollah à la frontière israélienne. Et ça a été fait.

Ensuite, la guerre en Ukraine constitue évidemment l’autre cause indirecte : elle prive concrètement la Russie de sa capacité à déployer des escadrilles de chasseurs bombardiers et des commandos en faveur d’Assad, comme elle a pu le faire il y a dix ans.

Nous ne pouvons que constater l’extrême faiblesse de l’appareil militaire russe à l’œuvre en Ukraine depuis presque trois ans.

Qu’implique la fin du régime d’Assad pour le Kremlin ? Une perte d’influence dans la région ?

La chute du dictateur syrien est catastrophique pour Moscou. Je rappelle que la Syrie, depuis 1959, était la seule et unique puissance alliée de l’Union soviétique, puis de la Russie dans les deux grands bassins stratégiques que sont la Méditerranée et le Moyen-Orient. C’est une perte d’influence énorme pour la Russie dans la région.

Cette défaite est d’autant plus majeure pour le Kremlin, qu’au-delà de la très probable perte des bases militaires, d’autres États, notamment d’Afrique ou d’Asie qui pensaient s’appuyer sur des alliances avec la Russie afin de concurrencer l’Occident, vont réaliser à quel point Moscou est faible et à quel point Vladimir Poutine est duplice.

Il a lâché Assad militairement, comme il avait d’ailleurs lâché les Arméniens en 2020 contre l’Azerbaïdjan.

L’arrivée au pouvoir des islamistes a-t-elle de quoi inquiéter l’Occident et plus particulièrement la France, sévèrement touchée depuis plusieurs années par le terrorisme islamiste ?

Oui, tout à fait. La plupart des groupes qui forment cette coalition sont intrinsèquement djihadistes. D’ailleurs, Al-Joulani est lui-même un ancien djihadiste du front Al-Nosra, branche syrienne d’Al Qaïda.

Il a, soi-disant, rompu avec cette organisation pour des raisons idéologiques. Nous verrons, il est encore trop tôt pour le savoir. Il est, en outre, certain qu’Al-Joulani a quitté Al-Nosra pour des raisons tactiques. Mais, à l’évidence, ce n’est pas suffisant pour assurer l’innocuité de ce nouveau régime et son caractère inoffensif.

Je pense que les Français et les Européens seraient bien inspirés de demander des gages et d’attendre des résultats très concrets de cette nouvelle coalition avant de la considérer comme respectable.

Dans un entretien accordé à Paris Match le 7 décembre, le président américain élu Donald Trump affirmait que sa « priorité était de résoudre le conflit entre l’Ukraine et la Russie » et que les Syriens devront se débrouiller seuls ». Comment analysez-vous les propos du futur locataire de la Maison-Blanche ?

Donald Trump est très imprévisible dans beaucoup de domaines, mais pas sur celui du porte-monnaie du contribuable américain et de l’industrie aéronautique militaire.

C’est un isolationniste, qui, par ailleurs, ne s’intéresse pas à l’expansion américaine dans sa forme conflictuelle. Mais surtout, il considère que les Américains doivent investir là où cela rapporte. Concrètement, la Syrie ne rapporte rien aux États-Unis. Le volume d’échange, naguère, entre la Syrie d’Hafez Al-Assad – le père de Bachar – et les États-Unis, était absolument marginal.

Par ailleurs, la guerre en Ukraine coûtant énormément d’argent à l’Amérique, Trump veut y mettre fin rapidement. C’est pour lui une affaire prioritaire au dossier Syrien.

Cela étant, il y a toujours entre 800 et 900 soldats américains en Syrie. Ces derniers ne sont pas là pour gérer les affaires syriennes, mais pour assurer une forme de soutien aux forces kurdes du Nord-Est syrien et du Nord irakien, qui ont combattu aux côtés des Occidentaux il y a quelques années contre Daesh. Pour ma part, je ne pense pas qu’il les retirera. Leur présence ne représente pas un coût exorbitant.

Bachar Al-Assad sera-t-il un jour poursuivi par la justice internationale ?

Si les Russes le lâchent, oui. Cependant, la justice internationale est soumise aux rapports de force. De plus, le Conseil de sécurité de l’ONU est composé de cinq membres permanents puissants qui disposent d’un droit de veto, dont la Russie.

On peut donc toujours imaginer la Cour pénale internationale le poursuivre, mais tant qu’il est à Moscou, personne ne pourra aller le chercher.

En réalité, c’est toujours la même problématique avec les dictateurs accueillis par des puissances étrangères. Ils sont protégés. Je pense notamment à l’ancien leader soudanais Omar El-Béchir, visé par deux mandats d’arrêt internationaux pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, qui s’était déplacé en Afrique du Sud en 2015, sans que Pretoria ne procède à son arrestation.

Pour le moment, il n’y a donc aucune raison que Moscou lâche l’ex-leader syrien ?

Non, c’est évident. Le Kremlin va se servir de l’exil d’Assad pour gêner les Occidentaux, mais surtout pour démontrer qu’il est, malgré tout, capable de sauver les familles des dictateurs qu’il a soutenus pendant des années.

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