Guerre en Ukraine : « Les pays non-européens ont plus de cartes en main que les Européens eux-mêmes », analyse Emmanuel Dupuy

Par Julian Herrero
21 février 2025 16:54 Mis à jour: 22 février 2025 06:40

ENTRETIEN – Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE) répond aux questions d’Epoch Times sur les pourparlers qui se sont tenus à Riyad en début de semaine, ainsi que sur la situation au Moyen-Orient.

Epoch Times : Emmanuel Dupuy, les pourparlers entre Washington et Moscou se sont achevés à Riyad le 18 février. Ils visaient notamment à améliorer les relations entre les États-Unis et la Russie, mais aussi à échanger sur la fin de la guerre russo-ukrainienne. Cette réunion s’est déroulée sans l’Ukraine et les États membres de l’UE. Les deux parties ont convenu de nommer des négociateurs pour régler la guerre. Qu’avez-vous retenu de cette réunion ?

Emmanuel Dupuy : Cette réunion était un début de processus officiel, mais aussi la continuation d’un processus plus officieux. Ce n’était pas la première fois que Moscou et Washington se parlaient. Ainsi, il était tout à fait logique que le secrétaire d’État américain, Marco Rubio, et le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, reprennent contact officiellement.

Maintenant, les deux hommes d’État n’étaient pas seuls lors des pourparlers. Ils étaient, en tout, cinq autour de la table. Du côté américain, il y avait le conseiller à la sécurité nationale, Michael Waltz, ainsi que le désormais incontournable conseiller passe-partout du président, Steven Witkoff. Il n’a pas officiellement de titre, mais nous l’avons vu à l’œuvre lors de la libération des otages israéliens. Il a désormais la charge de négocier avec Moscou sur le dossier ukrainien.

Côté russe, j’ai noté la présence de Iouri Ouchakov, conseiller diplomatique du Kremlin, aux côtés de Sergueï Lavrov. Entre les deux parties, on trouvait le ministre des Affaires étrangères saoudien, ainsi que le conseiller à la sécurité nationale.

Cette rencontre montre plusieurs éléments : ni les Russes, ni les Américains ne sont gênés par l’absence des Ukrainiens à la table des négociations. Peut-être qu’ils y auront accès s’ils montrent « patte blanche », mais pour l’heure, ce n’est pas le cas.

Les négociations ne seront pas non plus ouvertes aux Européens. Il y a d’ailleurs peu de chance qu’ils y soient associés directement. Ce processus est presque un deal commercial entre la partie russe et la partie américaine sur le devenir de l’Ukraine et non pour un éventuel cessez-le-feu.

En outre, Il y a un enjeu économique très fort : il va sans dire que les Américains gardent un œil sur le marché futur que constitue l’Ukraine. Ils exigent 50 % des 500 milliards de dollars que pourrait constituer la richesse minérale des terres rares qui se situent sous le sol ukrainien.

Et des côtés russe et ukrainien, on retrouve tout l’enjeu du coût de la reconstruction, estimée à 458 milliards de dollars. Les Saoudiens regardent également avec beaucoup d’intérêt la manière dont ils peuvent tirer leur épingle du jeu. Ils vont essayer de s’entendre avec toutes les parties.

Il faut retenir que les Américains vont continuer à aider l’Ukraine, notamment sur le plan militaire, mais sous des conditions qu’ils ont eux-mêmes fixées. Donald Trump a évoqué 300 milliards de dollars, mais nous sommes très loin du compte.

Volodymyr Zelensky, lui, a même rappelé que seulement 67 milliards étaient arrivés dans les caisses ukrainiennes en ce qui concerne la défense, et 31 milliards pour le soutien budgétaire.

Par ailleurs, le président américain avait affirmé que les Européens n’avaient pas vocation à être présents à la table des négociations parce qu’ils étaient soi-disant moins actifs dans le soutien à l’Ukraine. Ce qui est totalement faux, puisque si nous additionnons les sommes d’argent versées par les États européens à Kiev, nous atteignons 85 milliards, auxquels viennent s’ajouter les 50 milliards supplémentaires votés lors du dernier Conseil européen en juin 2024. Ainsi, on avoisine les 135 milliards, c’est-à-dire plus que ce que les États-Unis ont donné !

Mais Donald Trump a eu la subtilité oratoire d’associer ce que l’UE et les États-Unis ont versé, en affirmant que le total aurait été envoyé par Washington.

En réalité, cette réunion était attendue : l’administration américaine fait ce que Donald Trump avait promis lors de sa campagne. Ne soyons donc pas étonnés du discours très va-t-en-guerre, donneur de leçons voire comminatoire donné par le vice-président JD Vance à l’occasion de la conférence de Munich sur la sécurité la semaine dernière.

Nous avons une très cruelle responsabilité de ne pas avoir pris au sérieux les propos du candidat Donald Trump.

Donald Trump et Volodymyr Zelensky se sont échangé des mots durs. Le président américain a accusé le chef d’État ukrainien d’avoir « commencé la guerre ». Celui-ci a répondu que Donald Trump vivait dans un « espace de désinformation russe ». Quelle est la stratégie du président américain ? Est-ce de l’ambiguïté stratégique ?

Non, c’est de la bêtise pure de la part du président américain. Il n’y a pas d’ambiguïté stratégique. Donald Trump sait très bien faire la part des choses entre l’agresseur et l’agressé, mais il ne reconnaît pas volontairement, pour son intérêt, le caractère de l’agression russe.

Volodymyr Zelensky lui a d’ailleurs rétorqué sèchement qu’il n’y a pas seulement 4 % des Ukrainiens qui le soutiennent, mais 57 %. S’il y avait des élections aujourd’hui, il serait vraisemblablement réélu.

Mais il y a, de la part du président Trump, la volonté de s’arrimer aux éléments de langage dictés par Moscou, avec cette impolitesse qui consiste à aller encore plus loin que ce dont les Russes auraient rêvé : c’est-à-dire que le président ukrainien soit obligé de quitter ses fonctions et qu’il y ait un changement de régime avec l’installation d’un homme lige de Moscou ; la rétrocession des territoires sur la rive orientale du fleuve Dniepr pourtant regagnés militairement par les troupes de Kiev lors des contre-offensives successives de 2023 et 2024 ; et la neutralisation de l’Ukraine et son absence de crédibilité sérieuse quant à une adhésion à court terme au sein de l’OTAN.

Étant donné que les Russes obtiennent ce qu’ils veulent du président américain, il y a aussi l’idée selon laquelle il faudrait penser à une nouvelle architecture de paix et de sécurité en Europe. Autrement dit, retirer la protection américaine des pays d’Europe centrale et orientale ayant adhéré à l’OTAN en 1999 et 2004 et lors des vagues successives d’adhésion. Cela va très loin !

Les Américains sont en train, non seulement, de lâcher l’Europe, mais de détruire l’Alliance Atlantique qu’ils ont eux-mêmes créée en avril 1949, puisqu’ils sont prêts à convenir du fait que certains États membres qui ont rejoint l’OTAN après la chute de l’Union soviétique n’en fassent plus partie. C’est hallucinant et inacceptable !

In fine, la méthode du deal et de la contractualisation diplomatique de Donald Trump fait qu’il exige beaucoup pour finalement obtenir un résultat moyen. Par ailleurs, le fait que les États-Unis soient sur le point de retirer les quelque 100.000 soldats américains présents en Europe, met directement en péril certains pays, notamment la Roumanie et les pays baltes.

Ce n’est malheureusement que la confirmation de ce qui a été annoncé par JD Vance à Munich et avant ça, à la conférence des pays du Ramstein : les Américains n’utiliseront pas l’article 5 de l’Alliance Atlantique si la Russie s’en prenait à l’un des pays de l’OTAN.

On arrive exactement à ce dont les Russes ont toujours rêvé : une situation semblable à celle de 1991 où l’OTAN recule et où elle n’est plus crédibilisée par la protection américaine et celle de l’article 5 de la charte de Washington, et enfin où l’Ukraine va devenir une zone tampon neutralisée.

L’Ukraine n’existera plus en tant que telle, surtout si les Russes, les Américains et les Chinois exploitent leurs ressources minières et agricoles comme un trophée de guerre.

De leur côté, les leaders Européens étaient réunis lundi à Paris pour évoquer la situation en Ukraine. Ils ont réaffirmé leur soutien à Kiev tout en affichant une unité fragile. Emmanuel Macron a-t-il bien fait d’organiser cette réunion ?

Seuls certains leaders européens étaient présents à cette réunion, ceux qu’on appelle les « Européens qui le veulent et qui le peuvent », soit une Europe à « plusieurs vitesses ».

On ne peut pas dire qu’il y ait eu, à l’issue de cette réunion, une position européenne déterminée, puisque certains chefs d’État et de gouvernement étaient invités, et pas d’autres.

Quand sont présents le Premier ministre britannique, le chancelier allemand, le président français, le chef du gouvernement espagnol, la présidente du conseil des ministres italien, le Premier ministre néerlandais, la Première ministre danoise, le secrétaire général de l’OTAN, le président du Conseil européen, ainsi que la présidente de la Commission européenne, vous avez l’Europe la plus riche, la plus puissante. Mais c’est en réalité l’antithèse de l’Europe communautaire.

Emmanuel Macron a fait une bévue diplomatique qui n’a d’ailleurs pas manqué d’offusquer ceux qui n’ont pas été invités, à l’instar du président tchèque Petr Pavel, l’ex-président roumain Klaus Iohannis et le président par intérim Illie Bolojan.

Emmanuel Macron a finalement réuni par visioconférence les autres leaders européens pour réparer ce vice de forme protocolaire. Mais quel camouflet de devoir organiser deux réunions à deux jours près, alors qu’il eût fallu inviter tout le monde en même temps.

Quel est l’intérêt de recevoir les autres États membres avec la Norvège et le Canada ? S’agit-il d’organiser une réunion format Ramstein sans les États-Unis ou les 31 membres de l’OTAN sans les États-Unis ? Y a-t-il une volonté de sortir de la coopération transatlantique ? L’on s’y approche.

C’est une bravade qui n’est pas de nature à rassurer, car une bonne partie des responsables politiques qui étaient présents lundi puis mercredi ne sont pas du tout sur la même longueur d’onde que le président Emmanuel Macron. Ils ont répondu à son invitation, mais n’ont pas validé la finalité de la réunion.

Le chancelier Olaf Scholz a quand même rappelé que des élections fédérales se tenaient dimanche et que par conséquent, il ne pouvait décider de rien, puisqu’il ne sera sans doute plus à la tête du gouvernement allemand la semaine prochaine.

De son côté, Giorgia Meloni a indiqué que l’envoi de troupes italiennes nécessiterait l’accord des deux chambres et qu’en l’état actuel, il y avait peu de chance qu’elles le soient.

Enfin, les pays réunis n’étaient pas tous d’accord entre eux sur le possible déploiement de soldats européens en Ukraine. Je pense notamment à l’Espagne, au Portugal et même à la Pologne !

Cette réunion n’aura été utile que de façade. Aucune décision majeure n’aura été prise, si ce n’est de démontrer et de confirmer qu’il faut soutenir l’Ukraine militairement et diplomatiquement.

À l’avenir, une déconvenue supplémentaire pourrait arriver : si un certain nombre de pays européens sont prêts à envoyer des troupes au sol, ils ne s’entendent pas sur le type de missions à déployer. Par exemple, le Premier ministre britannique s’est dit prêt à renforcer directement les capacités militaires de l’Ukraine face aux soldats russes et de facto, d’envoyer des troupes anglaises au sol.

Mais d’autres estiment, à l’instar des Pays-Bas, du Danemark et de la Pologne, qu’il convient de renforcer les capacités aériennes de l’Ukraine quitte à déployer des militaires de leurs pays à cette fin.

Quand j’entends la France et d’autres leaders européens évoquer le déploiement de formateurs ou de matériels accompagnés par une enveloppe supplémentaire de l’UE de 20 milliards, cela arrive tardivement, hélas.

Par ailleurs, ceux qui voudraient voir les troupes européennes assurer une force d’interposition le long de la frontière russo-ukrainienne risquent d’être déçus, puisque personne n’en veut réellement. Ni les Russes, ni les Américains ne souhaitent de présence de troupes cobelligérantes. Tout juste s’accordent-ils sur un déploiement de troupes non-belligérantes à l’instar de troupes brésiliennes, indiennes voire indonésiennes.

Le constat est hélas limpide : les Européens ne seront pas associés au processus de déconfliction. Ils seront peut-être associés marginalement au processus de reconstruction, mais ils n’auront pas voix au chapitre pour assurer la protection de l’Ukraine.

Désormais, les Ukrainiens n’ont que leurs capacités propres de lobbying auprès de Washington pour essayer de changer la donne. La visite à Kiev de l’ancien général Keith Kellogg, envoyé spécial de Donald Trump, tendrait à confirmer que des marges de manœuvre vis-à-vis de Washington sont possibles.

Les pays non-européens à l’instar de la Turquie, des pays du Golfe, ont plus de cartes en main que les Européens eux-mêmes. Je constate que les négociations ont eu lieu à Riyad et que le Brésil, l’Inde et l’Indonésie ont été sollicités pour envoyer des troupes à la place des Européens.

Tous les mots dont se targue l’Europe : « L’ambiguïté et l’autonomie stratégique », « Europe de la défense » ou « l’économie de guerre » n’ont de réelle consistance.

Les États-Unis font aussi parler d’eux concernant la situation à Gaza. Lors d’une conférence de presse avec le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, mardi 4 février à Washington, le président américain a affirmé que les États-Unis pourraient « prendre le contrôle » de la bande de Gaza, déplacer les Palestiniens vers d’autres pays, notamment l’Égypte et la Jordanie. De son côté, Benyamin Netanyahou a assuré qu’Israël « ferait le travail » pour appliquer le plan de Donald Trump. Que pensez-vous du plan du président américain ?

Il n’y a pas de plan de paix du président américain, mais une logorrhée verbale qui part du principe que sa capacité de réaction, son envie d’aboutir à la fin du conflit, va mettre un terme à près de 80 ans de tensions diplomatiques là où personne n’a réussi à le faire.

Le seul plan réaliste qui est sur la table depuis 1967 reste la solution à deux États : Palestine et Israël.

D’ailleurs, Benyamin Netanyahou était lui-même estomaqué par la position américaine visant à déplacer la totalité de la population palestinienne de Gaza ailleurs… Il n’y a eu aucune concertation entre le président américain et les Israéliens sur le sujet.

On pourrait imaginer que Donald Trump a simplement voulu « dealer » avec Israël pour qu’il ne vienne pas occuper Gaza lui-même, c’est une option plausible.

Cependant, je pense qu’il y a une volonté de rendre des gages aux Républicains les plus conservateurs, à l’instar de l’ambassadeur des États-Unis en Israël, Mike Huckabee, et du secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, qui ne parlent tous deux jamais de Cisjordanie ou de Gaza, mais font référence à la Judée et à la Samarie, niant ainsi l’existence d’une demande de création d’un État palestinien.

Tout cela va de pair avec la totale désillusion selon laquelle les Américains pourraient respecter les résolutions onusiennes (résolution 181 de novembre 1947 et 242 de novembre 1967), alors qu’ils sont en train de démanteler le système international multilatéral.

Donald Trump cherche aussi à assurer Benyamin Netanyahou du soutien politique et militaire indéfectible des États-Unis.

Ainsi, la livraison de bombes de 900 kilos que Joe Biden avait refusée en son temps va être effectuée. Ces bombes risquent même d’être utilisées dans les prochains jours, puisque vraisemblablement les combats vont reprendre après la phase II de la libération des 33 otages israéliens détenus par le Hamas et du Jihad islamique.

Enfin, le locataire de la Maison-Blanche fait tout pour récupérer un maximum d’otages du Hamas et du Jihad islamique encore vivants ou décédés pour ensuite « éradiquer » les deux organisations terroristes comme l’a rappelé le secrétaire à la Défense, lors de son audition devant le Sénat américain.

Le cessez-le-feu du 19 janvier 2025 ne sera donc plus à l’ordre du jour. In fine, l’idée selon laquelle le déplacement des Gazaouis réglerait le problème palestinien n’est évidemment pas une solution.

Je note qu’aucun des pays évoqués comme pouvant accueillir les Gazaouis, que ce soit l’Égypte, la Jordanie, la Tunisie, l’Algérie, le Somaliland ou encore l’Albanie, n’ont accepté cette idée saugrenue d’accueillir les quelque 2 millions de civils palestiniens résidant à Gaza. Cela n’a aucune crédibilité. Les desseins de Donald Trump n’iront donc pas plus loin.

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