Guillaume Bigot : « La France s’est transformée en ONG mondiale, finançant un peu tout et surtout n’importe quoi »

Par Etienne Fauchaire
1 mars 2025 20:01 Mis à jour: 1 mars 2025 20:01

ENTRETIEN – Les dépenses controversées de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) mises en lumière par l’administration Trump ramènent l’Agence française de développement (AFD) au centre de l’attention publique. Pourtant, l’ampleur du scandale avait déjà été exposée quelques mois plus tôt par Guillaume Bigot, qui a remis un rapport à l’Assemblée nationale en octobre dernier. Le député RN du Territoire de Belfort revient sur ce système tentaculaire et dénonce ses dérives financières.

Epoch Times : Pourriez-vous d’abord expliquer ce qu’est l’Agence Française de Développement et comment elle opère ?

Guillaume Bigot : Qu’entend-on par « aide au développement » ? Il s’agit de toute aide financière, technique ou matérielle apportée à des pays en voie de développement pour favoriser leur essor. Cette aide revêt principalement deux formes : d’un côté, les prêts ; de l’autre, les dons. L’Agence française de développement (AFD) joue le rôle de chef d’orchestre de cette aide française au développement sur ces deux volets.

En matière de prêts, l’AFD agit comme une banque publique de développement, opérant alors pour le compte du ministère des Finances en octroyant des prêts, en levant des fonds sur les marchés financiers et en collaborant avec des institutions comme la Banque mondiale ou le Fonds pour le développement. À ce titre, elle est le bras armé du ministère de l’Économie et des Finances. D’autre part, elle intervient, en appui et en théorie, pour le compte du Quai d’Orsay, en distribuant des fonds destinés à des projets de coopération internationale. Elle sélectionne, via des appels d’offres, des opérateurs – entreprises privées, associations, ONG, cabinets de conseil – qui mettent en œuvre ces projets dans différents pays.L’AFD est un établissement public à caractère industriel et commercial, ce qui signifie qu’elle appartient à l’État mais qu’elle fonctionne comme un acteur privé et doit dégager des bénéfices. D’ailleurs, l’argent qu’elle gère provient non seulement du contribuable français, mais aussi de sources internationales comme l’Union européenne et diverses agences des Nations Unies et même de levée de fond privés.

L’Agence française de développement est aussi un groupe. En son sein, on trouve l’AFD proprement dite, qui emploie quelque 3000 employés souvent sous contrat salariés, mais aussi deux filiales. La première, Proparco, est tournée vers le financement d’entreprises privées impliquées dans des projets de développement. La seconde, Expertise France, réunit des experts spécialisés et fonctionne comme une structure prestataire de services, travaillant davantage pour l’Union européenne que pour la France elle-même. Elle pourrait d’ailleurs être rebaptisée « Expertise Europe », tant cette structure travaille davantage au service de l’UE que de notre pays.

Ce système d’aide au développement est donc un mélange complexe de public et de privé, associant levée de fonds, prêts, investissements, dons et gestion de dettes. Le directeur de l’AFD, lorsqu’il s’adresse au ministère des Affaires étrangères, se présente comme une banque publique d’investissement assurant qu’il rend surtout des comptes au Trésor. À l’inverse, lorsqu’il s’adresse au ministère des Finances, il se définit comme un opérateur de la diplomatie française travaillant pour le Quai d’Orsay. Lorsque l’on a une double tutelle, on n’en a aucune en définitive. Par ailleurs, le DG de l’AFD, Rémy Rioux, est un proche d’Alexis Kohler, le tout puissant SG de l’Élysée.

Et en examinant la gouvernance de l’AFD, on constate que l’État, c’est-à-dire la direction du Trésor et le Quai d’Orsay, y est minoritaire. Le Conseil d’administration comprend de nombreux représentants d’ONG, de cabinets de conseil et de parlementaires. Cette configuration n’est pas anodine : les 50 milliards d’euros de créances gérées par l’AFD – c’est-à-dire les prêts consentis à des pays aidés– ne sont pas comptabilisés dans la dette publique française. Si l’État était majoritaire au sein du Conseil d’administration et que l’AFD était une structure entièrement publique, ces montants devraient être intégrés à la dette nationale.

Suite au passage de Sarah Knafo sur CNews, le ministre chargé des partenariats internationaux, Thani Mohamed-Soilihi, a dénoncé des « manipulations grossières », affirmant, en se basant sur le cas de la Chine, que l’État français « ne dépense pas un euro d’argent public », puisqu’il « prête au taux du marché ». Qu’en est-il ?

L’AFD ne tire pas l’essentiel de ses revenus de ses activités de prêts, et pourtant, elle coûte au contribuable français un peu moins de 5 milliards d’euros par an. L’un de ses grands axes de défense consiste à affirmer qu’elle ne coûte rien et qu’elle fait même gagner de l’argent. C’est faux. Une banque comme la Société Générale ne se rend pas chaque année devant le Parlement pour demander à lever des milliards.

Il est vrai que la Chine est un pays qui reçoit, et c’est heureux, que très peu d’aide sous forme de dons mais surtout des prêts au taux du marché, et que les opérations de l’AFD en Chine peuvent même dégager un léger bénéfice. Mais c’est l’arbre qui cache la forêt. L’essentiel de nos activités de prêt dans la plupart des pays que nous aidons sont ce que l’on appelle des prêts « bonifiés », c’est-à-dire accordés à des taux inférieurs à ceux du marché. Le contribuable français finance donc la différence entre ces taux réduits et les taux réels du marché.

En outre, ce mécanisme de bonification est doublement coûteux. D’abord, il est risqué, car ces prêts sont souvent accordés à des pays dont la solvabilité est incertaine. Sur les 50 milliards d’euros prêtés par l’AFD à l’étranger, environ 9,7 milliards ont été consentis à des pays extrêmement pauvres, sur des durées très longues, parfois 40 ou 50 ans. Cet argent, dans la pratique, s’apparente donc à des dons. Ensuite, la France, elle-même ultra endettée, doit emprunter à des taux de plus en plus coûteux pour prêter à des taux dérisoires.

Et si l’on revient à la Chine, on peut d’ailleurs s’interroger sur la raison qui motive une agence française à lever des capitaux privés chinois pour financer des projets liés au climat ou à l’archéologie chinoise… Je rappelle que la Chine dispose des premières réserves de change mondiales. Quel besoin a-t-elle de voir des hauts fonctionnaires français de l’AFD lever des fonds sur les marchés financiers pour financer ses propres projets ? Quelle est la contrepartie de ces opérations ? Rapportent-elles réellement de l’argent à la France, et si oui, combien ?

Tout cela reste extrêmement nébuleux, ce qui justifierait un audit approfondi et rigoureux de l’AFD. Une chose demeure certaine : que ce soit pour la Chine ou pour n’importe quel autre pays, le prêteur en dernier ressort est toujours le contribuable français. Si ces prêts ne sont pas remboursés, c’est lui qui paiera.

Dans Le Figaro, vous décrivez la stratégie de Rémy Rioux, directeur général de l’Agence française de développement au Sahel et en Afrique centrale, comme une politique consistant à « payer pour se faire des amis ». Pourtant, elle ne favorise ni le contrôle migratoire ni le développement économique, et la France essuie même du mépris, déplorez-vous. Comment analyser cet échec ?

Lorsqu’en 2017, le président Macron a décidé de relancer l’aide au développement, afin qu’elle atteigne 0,7 % de notre PIB – ce qui correspond à un seuil totémique qui n’a jamais été atteint-, il a commencé par promouvoir une idée de bon sens : concentrer l’aide sur quelques pays francophones d’Afrique, notamment ceux du Sahel, avec une stratégie dite des « 3D » : défense, diplomatie, développement. Cela s’est soldé par un échec total. L’une des raisons en est que l’Élysée a tenu à promouvoir les lubies idéologiques des grandes organisations internationales : égalité de genre, idéologie LGBT, ou même lien entre genre et climat… Tout cela était totalement illisible pour les partenaires africains.

Par ailleurs, en stationnant trop longtemps ses soldats dans ces pays, la France est devenue un occupant et un acteur politique à part entière, se retrouvant impliquée dans leurs querelles internes, ce qui ne pouvait que mal finir. Plutôt que d’en tirer les leçons et d’admettre que ni le développement économique, ni l’influence française n’avaient progressé en dépit des milliards investis, la stratégie a été modifiée, non en réduisant la voilure, mais en redirigeant massivement les fonds vers des organisations internationales.

Aujourd’hui, l’AFD intervient dans 150 pays et finance 271 organisations internationales. Autant dire que contrôler un tel saupoudrage relève du casse-tête.

Depuis 2017, 25 milliards d’euros ont ainsi été versés à des organismes multilatéraux et il s’agit principalement de versements volontaires, essentiellement dirigés vers des agences des Nations unies, des fonds comme le Fonds vert pour le climat ou dépendants de l’OMS tel que le Fonds GAVI pour les vaccins en Afrique. Ce système mêle de manière assez baroque le privé et le public, avec des entités comme la Fondation Bill Gates.

Ce transfert de l’aide vers les institutions internationales a permis de masquer l’échec de l’aide au développement au Sahel en favorisant une stratégie mondiale et tous azimuts. « Que mille fleurs s’épanouissent », exigeait Mao. Sauf qu’ici, c’est une pluie de milliards qui s’abat dans toutes les directions.

On finance par exemple un programme à hauteur de 15 millions d’euros pour garantir un « accès à une information fiable et indépendante » sur les objectifs du développement durable au Sahel et en Afrique centrale, donc dans des pays où la France s’est fait expulser. On dépense 1,1 million d’euros pour renforcer l’offre de santé sexuelle et reproductive, notamment pour les LGBTQI et les femmes migrantes en Argentine, Bolivie, Colombie et Équateur. On a déboursé près d’un milliard en Afrique du Sud pour l’aider à sortir du charbon, alors même que la France rouvre ses propres centrales à charbon.

La France s’est transformée en ONG mondiale, finançant un peu tout et surtout n’importe quoi. L’AFD prétend que cela renforce notre influence et notre visibilité internationale. Encore faudrait-il que les bénéficiaires sachent que cette aide vient de la France. En passant par des fonds internationaux, l’origine française des financements est souvent effacée. Même lorsqu’il s’agit d’aides directes, la discrétion est de mise. Aux Comores, les rares panneaux indicatifs arborent des logos totalement méconnus. L’AFD elle-même est inconnue du grand public en France, alors que dire des populations locales censées en bénéficier ?

Pire encore, une grande partie de cet argent finit entre les mains d’entreprises étrangères. Un projet d’adduction d’eau potable, pourtant parfaitement justifié, a été confié à une entreprise chinoise. Non seulement les habitants n’ont aucune idée que c’est la France qui finance, mais en plus, l’entreprise chinoise s’offre le luxe de narguer la France, ce que j’ai vu lors de ma visite aux Comores.

« Un peu de trumpisme, beaucoup de xénophobie. Notre APD doit bien sûr être évaluée, elle l’est d’ailleurs, mais pas dans l’ignorance et la mauvaise foi ! », s’est indigné sur X Pierre Moscovici à la suite de l’enquête du JDD sur l’aide publique au développement, ajoutant : « Un vent mauvais souffle sur la France ». Quelle est votre réaction aux propos du président de la Cour des comptes ?

Tout d’abord, Pierre Moscovici ignore son histoire. Le discours du « vent mauvais » a été prononcé par le maréchal Pétain en août 1941 pour dénoncer la montée dans l’opinion française d’un courant puissant de rejet de sa politique de collaboration. Personnellement, je n’emprunte pas mes formules à Pétain.

Ensuite, il ne s’agit pas de dire qu’il faut mettre fin à l’aide publique au développement. Il faut d’abord instaurer un moratoire, c’est-à-dire une pause, pas sur tout, mais immédiatement et totalement sur ce qui ne relève pas de l’aide d’urgence – l’aide alimentaire et sanitaire, qui sont légitimes et que nous devons continuer à fournir. Il ne s’agit pas non plus de remettre en cause les contributions contractuelles de la France en tant que membre d’organisations internationales comme l’ONU ou l’OMS. Personne ne dit qu’il faut arrêter de payer notre quote-part.

En revanche, les contributions volontaires et les dons absurdes doivent être suspendus le temps que chaque euro dépensé soit passé au crible. Il faut examiner chaque euro dépensé, projet par projet, pays par pays. Et lorsqu’on fait cet exercice, on tombe sur des aberrations. Un PDF de quatre pages sur le lien entre genre et climat payé 50.000 euros. Un musée à la gloire des rois du Dahomey – des esclavagistes – financé à hauteur de 35.000 euros au Bénin. Où est l’intérêt, pour les populations aidées comme pour la France ?

L’aide publique au développement finance des projets qui n’ont ni queue ni tête et, parfois, profite même à des pays hostiles. L’exemple de l’Algérie est révélateur. Même si ce n’est pas un bénéficiaire majeur, nous continuons à lui verser des fonds alors que son gouvernement refuse de reprendre ses ressortissants sous OQTF, y compris des criminels, et qu’il a kidnappé Boualem Sansal. C’est un scandale absolu.

Ce qu’il faut, c’est un audit indépendant, pas une commission de façade truffée de membres du gouvernement et de dirigeants de l’AFD. Clemenceau le disait déjà : « Quand vous voulez enterrer un problème, vous créez une commission. » On produit un rapport, on le range dans un tiroir, et l’affaire est classée.

Vous exigez un moratoire. Dimanche dernier, Jean-Noël Barrot a annoncé qu’il avait signé un décret instaurant une commission d’évaluation de l’AFD.

La commission annoncée par M. Barrot ne trompe personne. Elle était prévue, que dis-je, exigée par la loi du 4 août 2021, et elle va enfin voir le jour en réaction au scandale, comme si c’était une mesure inédite. En réalité, elle aurait dû être créée depuis 2021. Son lancement aujourd’hui relève d’une manipulation cynique de l’opinion.

Par ailleurs, l’AFD elle-même n’a pas les moyens de surveiller l’ensemble des projets qu’elle finance, et elle décide pourtant de subventionner des initiatives sans rapport avec l’intérêt des pays bénéficiaires ni avec celui de la France. Par conséquent, une commission ne pourra pas, en quelques mois, analyser ces flux financiers enchevêtrés, qui concernent 150 pays, 271 organisations et des dizaines d’objectifs aussi vastes que la lutte contre la faim, l’éducation universelle, le réchauffement climatique ou l’égalité entre les sexes…

Il faut une méthode rigoureuse. Une organisation véritablement indépendante doit être chargée d’examiner l’efficacité de notre aide tant pour la France que pour les populations aidées. Tant que cet audit n’a pas été réalisé, il faut mettre sur pause les versements.

C’est dans le sillage de la suspension par Donald Trump des activités de l’USAID, l’agence américaine de développement, et du séisme provoqué outre-Atlantique par les révélations qui en ont découlé, que le gouvernement français a finalement consenti à examiner les dons versés à l’étranger. Que cela vous a-t-il inspiré ?

En premier lieu, l’objectif des États-Unis semble être de mettre fin à toute aide au développement. En ce qui concerne la France, j’estime que cela ne correspond ni à notre culture ni à notre intérêt. En revanche, leur approche pragmatique, qui consiste à dire que si l’on ne comprend pas ce que l’on fait et que l’on est incapable d’en rendre compte démocratiquement devant le peuple, alors il faut arrêter ce qui peut l’être sans provoquer de catastrophe, est totalement pertinente.

Cela étant, ce n’est pas la première fois que la classe dirigeante française a besoin des États-Unis pour agir. Une fois de plus, il a fallu que les États-Unis s’emparent du sujet pour que, tout à coup, il devienne digne d’attention. En réalité, plusieurs voix, dont la mienne, alertent depuis longtemps sur les dérives de l’aide publique au développement. J’ai moi-même étudié la question lorsque l’Assemblée nationale m’a chargé d’une mission pour avis budgétaire en octobre. D’autres s’y intéressent depuis bien plus longtemps, mais cela n’intéressait presque personne.

Ce suivisme américain est gênant. Nous ne sommes ni sous tutelle ni sous curatelle. Nous n’avons pas besoin de Washington pour nous emparer d’un sujet. Ce mimétisme est visible en tout domaine. On l’a vu avec la constitutionnalisation du droit à l’avortement, alors qu’il n’est absolument pas menacé en France.  On a aussi importé le principe des primaires pour sélectionner les candidats à la présidentielle. On parle de « ticket » ou de « midterms » alors que notre système politique n’a rien à voir avec le leur. Cette imitation presque inconsciente des États-Unis relève de ce que les marxistes appelaient « l’aliénation », soit le comportement du dominé qui confond ses propres intérêts avec ceux du dominant. Mais s’agissant de l’aide au développement, une fois n’est pas coutume, cette imitation des Etats-Unis n’est pas absurde.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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