Tombé dans l’oubli (exception faite de sa Psychologie des foules, parue initialement en 1895), Gustave Le Bon (1841-1931), auteur d’une quarantaine d’ouvrages, mérite d’être redécouvert aujourd’hui, notamment parce qu’il fut un véritable penseur de l’individualisme libéral. Si l’on peut certes demeurer critique à son égard – et ainsi rappeler certaines ombres aux tableaux comme sa défense du colonialisme (que le libéral Paul Leroy-Beaulieu avait au demeurant lui aussi soutenu) -, reste que c’est l’image d’un penseur fondamentalement libre, défenseur sans concessions de l’individu, et farouche opposant à tous les collectivismes, qui se dégage à l’évidence lorsqu’on lit son œuvre sans prévention.
La critique du « constructivisme »
Dans sa Psychologie du socialisme (initialement parue en 1898), Le Bon constate que le monde moderne a subi de profondes et rapides mutations (p. IV-V), qui résultent essentiellement des idées nouvelles, des découvertes scientifiques, et des innovations industrielles survenues depuis un demi-siècle. Faisant fi de ces mutations, les théoriciens et doctrinaires socialistes veulent en fait, observe Le Bon, reconstruire de fond en comble l’organisation des sociétés.
De nombreuses pages de Le Bon préfigurent étonnamment ce que Hayek ou Popper appelleront le « constructivisme » ou l’ingénierie sociale ». C’est d’ailleurs notamment son hostilité au « constructivisme » qui a conduit Gustave Le Bon à se montrer si souvent critique de la Révolution française. En effet, « philosophes et législateurs considéraient (alors) comme certain qu’une société est chose artificielle que de bienfaisants dictateurs peuvent rebâtir entièrement » (Ibid, p. IX). « Un Latin (contrairement aux individualistes anglo-saxons), ajoute Le Bon, déduit toujours tout de la logique, et reconstruit les sociétés de toutes pièces sur des plans tracés d’après les lumières de la raison. Ce fut le rêve de Rousseau et de tous les écrivains de son siècle. La Révolution ne fit qu’appliquer leurs doctrines » (Ibid, p. 146).
La défense de l’individu contre le collectivisme social-étatiste
La critique faite par Le Bon du socialisme, de l’étatisme et du collectivisme s’inscrit dans le droit fil de sa critique de la Révolution.
Pour Le Bon, le socialisme est une croyance, une foi comme il le dit souvent, mais c’est aussi une doctrine idéologique assimilable à « une réaction de la collectivité contre l’individualité, (à) un retour au passé » (Ibid., p. 5-6). Le Bon a ainsi très bien vu que l’un des grands ressorts du socialisme est la détestation viscérale de l’individu.
Anthropologue et psychologue des sociétés humaines, Gustave Le Bon pense que l’on peut distinguer entre peuples individualistes et peuples étatistes ou collectivistes : « on observe (chez les premiers), dit-il, l’extension considérable de ce qui est confié à l’initiative personnelle, et la réduction progressive de ce qui est abandonné à l’État » (Ibid., p. 7). Chez les seconds, au contraire, « le Gouvernement est toujours un pouvoir absorbant tout, fabriquant tout et régissant les moindres détails de la vie du citoyen ». Incapable d’advenir aux États-Unis (« pays de l’égalité réelle », comme l’écrit Le Bon dans L’Évolution actuelle du monde – paru en 1927 -, du fait que les ouvriers y sont « les collaborateurs du capitalisme » (p. 185) et non les adversaires de celui-ci), le socialisme est en revanche une menace mortelle pour l’Europe : « Il serait une dictature impersonnelle, mais tout à fait absolue » (Psychologie du Socialisme, op. cit., p. 7)
Le Bon a d’ailleurs parfaitement noté que c’est la passion de l’égalité (qui découle de la haine de la liberté individuelle), si répandue dans un pays comme la France, qui sous-tend la doctrine socialiste, laquelle « veut modifier la répartition des richesses en dépouillant ceux qui possèdent au profit de ceux qui ne possèdent pas » (Ibid., p. 31).
La dénonciation de la tyrannie bureaucratique
Un autre danger, consubstantiel au danger social-étatiste, préoccupe Le Bon dans plusieurs de ses livres : le péril bureaucratique. « C’est la bureaucratie qui gouverne aujourd’hui la France, et nécessairement elle la gouvernera de plus en plus » (Ibid., p. 182). Il en résulte ainsi une inquiétante diminution de l’initiative privée dans les pays dominés par la nouvelle classe bureaucratique. Un « réseau de règlements se développe chaque jour à mesure que l’initiative des citoyens devient plus faible ».
Or c’est en fait nous, par peur d’exercer nos propres responsabilités en tant qu’individus, qui exigeons toujours plus d’État et toujours plus de bureaucratie. Comme le disait Léon Say – que cite Gustave Le Bon – dans Le Socialisme d’État : conférences faites au cercle Saint-Simon (1884), « il s’élève un cri de plus en plus fort pour demander une réglementation de plus en plus minutieuse ».
Pressé par les réclamations incessantes d’un public avide de tutelle, l’État, poursuit Le Bon, légifère et réglemente sans relâche. Obligé de tout diriger, de tout prévoir, il entre dans les détails les plus minutieux. Un particulier est-il écrasé par une voiture, une horloge est-elle volée dans une mairie : immédiatement on nomme une commission chargée d’élaborer un règlement, et ce règlement est toujours un volume.
Annonciateur des périls socialiste, étatiste et bureaucratique parmi les plus lucides de son temps, Le Bon, quoique marqué intellectuellement, comme Herbert Spencer qu’il admirait, par le « darwinisme social », nous parle rétrospectivement peut-être autant de notre temps que du sien. C’est la raison pour laquelle son œuvre doit être redécouverte et examinée sur pièces : on la critiquera pour ses préjugés (qui sont souvent les préjugés de toute une époque), mais on l’admirera aussi pour ses fulgurances prémonitoires.
Article écrit par Matthieu Creson, avec l’aimable autorisation de l’IREF.
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