ENTRETIEN – Séisme politique outre-Rhin : aux élections régionales du 1er septembre, le parti Alternative pour l’Allemagne (AfD) s’est imposé comme la première force politique en Thuringe, rivalisant de près avec la CDU (Union chrétienne-démocrate) en Saxe. Un coup dur pour le SPD du chancelier Olaf Scholz, à un an des législatives. Professeur honoraire à l’Université Sorbonne Nouvelle (Paris 3) et spécialiste de l’Allemagne après 1945, Henri Ménudier a également enseigné à Science Po Paris, à l’ENA et dans plusieurs universités allemandes. Dans cet entretien, le politologue analyse les raisons derrière la montée en puissance de ce parti anti-immigration fondé par des anciens de la CDU.
Epoch Times : Lors des régionales en Thuringe et en Saxe, l’AfD a dépassé la barre des 30 % des voix. Une première pour la république fédérale. Quels enseignements tirez-vous de cette victoire électorale de l’AfD, et quels sont, selon vous, les facteurs à l’origine de son ascension politique ?
Henri Ménudier : Le succès de l’AfD est incontestablement remarquable. C’est la première fois que l’Allemagne est confrontée à un phénomène d’une telle ampleur. Bien que des partis populistes similaires aient existé en Allemagne de l’Ouest, leur influence se limitait généralement à certaines régions, avec un ancrage faible et des résultats modestes, avant de disparaître lors des élections suivantes. L’AfD, fondée en 2013, connait une trajectoire nettement différente.
À ses débuts, ce parti se focalisait principalement sur des thématiques eurosceptiques et semblait destiné à une disparition rapide. Cependant, l’arrivée massive de réfugiés en 2015 sous le gouvernement Merkel a bouleversé la donne, en faisant de l’immigration un sujet central du débat public. Cette crise a permis à l’AfD de se repositionner et de connaître une forte progression. Aujourd’hui, elle dépasse les 30 % dans plusieurs Länder, ce qui marque une évolution spectaculaire par rapport à son faible score aux élections fédérales de 2016. Aux européennes, l’AfD a même atteint 16%, confirmant alors son installation durable dans le paysage politique allemand.
En Allemagne de l’Est, l’une des raisons principales de ce succès réside dans le sentiment que la réunification de 1990 s’est faite selon les termes ouest-allemands, sans tenir compte de l’identité propre à l’ex-RDA.
Les conséquences économiques et sociales de l’unification allemande ont provoqué une rupture profonde dans le mode de vie de nombreux Allemands de l’Est. Malgré les efforts financiers colossaux de l’Allemagne de l’Ouest, l’écart économique entre les deux régions persiste et ne sera probablement jamais complètement comblé.
En outre, l’Allemagne de l’Est fait face à une grave crise démographique, marquée par un exode des jeunes vers l’Ouest et un déclin significatif de la population. Ce contexte exacerbe la sensibilité aux questions migratoires, des personnes issues de l’immigration bénéficiant d’avantages sociaux sans toujours apporter de bénéfices évidents à l’économie locale.
Enfin, les divergences internes au sein du gouvernement fédéral dirigé par M. Scholz, ainsi que l’impopularité croissante de ce dernier, ont amplifié le rejet des partis traditionnels au niveau régional.
Dans quelle mesure la question de l’aide à l’Ukraine influence-t-elle le vote des Allemands de l’Est en faveur de l’AfD à droite ou de l’Alliance Sarah Wagenknecht à gauche ?
L’irruption de la question du soutien à l’Ukraine dans les élections régionales est quelque peu surprenante, car, en théorie, la guerre entre la Russie et l’Ukraine relève de la politique extérieure et de la sécurité, domaines qui sont de la compétence du gouvernement fédéral, et non des gouvernements des Länder. Néanmoins, ce sujet a occupé une place importante dans la campagne électorale. Pourquoi cela ?
Le régime communiste de la RDA n’a pas laissé uniquement des souvenirs négatifs. Une partie de la population en Allemagne de l’Est demeure attachée à la culture russe et considère les États-Unis comme la puissance dominante du monde occidental, dont l’influence devrait être équilibrée par celle de la Russie. En outre, elle est animée par un fort sentiment pacifiste, qui se traduit par une hostilité marquée contre la livraison d’armes à l’Ukraine.
Les thèmes de la russophobie et de l’arrêt de ces livraisons d’armes ont ainsi été largement mis en avant par l’AfD, mais aussi par Sarah Wagenknecht, ancienne membre du parti communiste Die Linke qui a fondé l’Alliance de gauche en janvier 2024. Il faut noter que dès sa première participation aux élections régionales, ce nouveau parti, également anti-immigration comme l’AfD, a recueilli 11,8 % des voix en Saxe et 15,8 % en Thuringe, principalement au détriment de Die Linke, dont les résultats électoraux se sont effondrés.
Comment analysez-vous la relative bonne performance des chrétiens-démocrates (CDU) d’une part, et la déroute du SPD dirigé par le chancelier, ainsi que de ses alliés, les Verts et le Parti des libéraux-démocrates, d’autre part ?
Les bons résultats de la CDU s’expliquent avant tout par sa solide implantation en Allemagne de l’Est, contrairement à d’autres partis d’origine occidentale tels que le SPD, les Verts ou les Libéraux. Il est important de noter que la CDU était déjà présente en RDA entre 1949 et 1990. Depuis la réunification, certains Allemands de l’Est ont en outre joué un rôle politique majeur au niveau national, à l’image d’Angela Merkel, ancienne chancelière. En Saxe, tous les ministres-présidents, c’est-à-dire les chefs de gouvernement régionaux, ont également appartenu à la CDU, une situation également observée en Thuringe jusqu’en 2014.
Selon un sondage de l’institut Infratest Dimap, 40 % des habitants de l’ex-RDA se définissent explicitement comme des « Allemands de l’Est », tandis que seulement la moitié se considèrent comme des « Allemands ». Quelle en est l’explication ?
La RDA, malgré son régime communiste, n’a pas été perçue comme un échec absolu par une partie de la population sceptique face au modèle démocratique ouest-allemand, auquel elle reproche de ne pas garantir une véritable liberté d’expression dans le débat public, notamment en raison d’une presse hostile à ses revendications.
Aussi, les Allemands de l’Est aiment mettre en avant leur singularité orientale, enracinée à la fois dans la géographie et l’histoire. Bodo Ramelow, actuel chef du gouvernement de Thuringe, avait d’ailleurs mené campagne avec le slogan « l’Est vote rouge ».
Cette année, l’AfD a mis l’accent sur son identité est-allemande avec le slogan « l’Est le fait », suggérant que l’Est voterait en sa faveur, indépendamment des réactions indignées à l’Ouest. Le parti populiste a même adopté un ton ludique avec des affiches portant le message « Le soleil se lève à l’Est », et des visuels ouvertement hostiles aux étrangers, avec l’inscription « Été, soleil, remigration ».
L’AfD rencontre un succès croissant chez les jeunes de moins de 30 ans. Quels facteurs peuvent selon vous expliquer cette fracture générationnelle par rapport aux électeurs plus âgés ?
Plus de 35 % des jeunes de 18 à 24 ans ont voté en faveur de l’AfD aux dernières élections régionales en Saxe et en Thuringe. Les sondages montrent désormais qu’elle est le parti le plus populaire chez les jeunes, suscitant l’inquiétude des formations politiques traditionnels, comme de la presse, car cette dynamique n’est pas cantonnée à ces deux Länder. Elle est propre à l’ensemble de l’Allemagne : 16 % des jeunes ont voté pour l’AfD lors des élections européennes.
En 2024, l’immigration s’est imposée comme la principale préoccupation sociétale, supplantant le changement climatique, ce qui se reflète dans les choix électoraux des jeunes.
Une explication clé à cela est l’usage massif des réseaux sociaux. Les jeunes Allemands passent en moyenne environ 4 heures par jour sur ces plateformes, en particulier sur TikTok, qui exerce une grande influence. Les déclarations populistes de l’AfD, avec leur langage simple et direct, trouvent un large écho auprès de cette génération. Pour beaucoup de jeunes, les distinctions traditionnelles entre droite et gauche ont peu d’importance.
De plus, certains jeunes estiment que l’AfD est injustement traitée par les médias, ce qui les amène à soutenir ce qu’ils perçoivent comme une victime. Un autre facteur à considérer, en plus des réseaux sociaux, est l’influence parentale. Autrefois, les jeunes avaient tendance à se définir en opposition à leurs parents, mais cela semble moins fréquent aujourd’hui. Les préoccupations des parents, face à un avenir incertain dans un monde de plus en plus fragmenté, se répercutent sur leurs enfants. Jugeant les partis traditionnels au pouvoir à Berlin incapables de pouvoir répondre à leurs inquiétudes et à leurs attentes, ils cherchent des solutions du côté de l’AfD.
Pour le gouvernement de Scholz, cette dynamique ne présage rien de bon pour sa réélection lors des élections fédérales prévues pour le 28 septembre 2025.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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