Après 20 ans de carrière dans la formation professionnelle continue pour des branches professionnelles, la direction opérationnelle du syndicat des métiers d’art et la direction d’un réseau d’écoles passerelles pour enfants Dys, Sophie Audugé a pris la direction générale de l’association SOS Éducation en mars 2019. Spécialiste passionnée du développement de l’enfant et de l’adolescent, des systèmes éducatifs et des politiques publiques en matière d’instruction et de protection de l’enfant, elle nous livre ici son point de vue sur le dispositif d’orientation supérieure Parcoursup.
Epoch Times : Pouvez-vous nous décrire le contexte dans lequel s’est mis en place Parcoursup ?
Sophie Audugé : Il faut distinguer ici trois éléments de contexte.
Le premier concerne l’intention « officielle » avancée pour justifier l’affectation des futurs bacheliers par un algorithme : il s’agissait de rompre avec les inégalités dues au lycée d’origine des élèves, d’imposer la discrimination positive pour casser le cycle de reproduction, mêmes profils d’élèves (venant des mêmes lycées et des mêmes catégories sociales) dans les mêmes classes préparatoires, se destinant aux mêmes établissements d’excellence, par opposition aux parcours en facultés, pour occuper les mêmes places dans la société. Pour ce faire, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, aidé de Cédric Villani nous ont « vendu » une réforme du baccalauréat sans maths dans le tronc commun, avec 40 % de la note finale en contrôle continu pour l’obtention du fameux sésame, et un nouveau système d’affectation soi-disant plus intelligent qui « ne se limiterait pas aux notes ». Parcoursup est né. Cet algorithme, sorti des meilleurs esprits, prendrait en charge le profil complet de l’élève. L’élève serait invité à fournir une liste d’informations sur son profil, ses aspirations, ses activités extrascolaires, ses engagements associatifs, ses pratiques sportives et culturelles, puis à détailler son projet professionnel (notamment dans sa lettre de motivation). Les professeurs et le chef d’établissement auraient également leur mot à dire sur tout le bien qu’ils pensent de chaque élève, en remplissant la désormais fameuse « fiche Avenir », au-delà des seuls bulletins scolaires. Ainsi les établissements du supérieur pourraient choisir non plus l’élève « scoré » par ses notes, mais l’individu, la singularité. Identifier la pépite qui se cache derrière des bulletins de notes froids et insipides, qui ne disent rien sur le jeune, en somme. Approche assez paradoxale venant d’un ministre de l’Éducation nationale, qui comme beaucoup d’autres avant lui, est un pur produit de ce système très élitiste, ayant fait toute sa scolarité dans le lycée consacré premier de France dans tous les classements, lycée privé, évidemment.
Du côté des propositions de formations, l’enjeu était l’information. Permettre aux futurs bacheliers d’accéder facilement à toute la diversité de l’offre éducative disponible dans le supérieur. Avec plus de 20.000 dispositifs accessibles, Parcoursup devait relever le défi de rendre lisible une offre pléthorique et en perpétuelle évolution. On voit mal comment des enfants issus des familles les plus éloignées de l’école pourraient s’y retrouver. Mais cela, c’était l’idée de départ… La réalité est ailleurs. Car, oui, le marché du supérieur est en plein boom !
Le second élément de contexte concerne la massification progressive depuis les années 1990 des bacheliers qui s’engouffrent dans les rangs de l’enseignement supérieur. En l’espace de 30 ans, le collège unique concentre près de 100 % d’une classe d’âge, dont la moitié ne maîtrise pas les fondamentaux du « lire, écrire, compter, raisonner », mais qui est poussée jusqu’au baccalauréat d’une année sur l’autre. Se souciant peu de ce qu’ils apprennent et avec un taux de réussite au bac supérieur ou égal à 90 %, le système éducatif se perçoit comme un tunnel dans lequel on engrange des enfants et dont on fait sortir des jeunes en quête d’un avenir professionnel radieux. Ils croient en la promesse de l’école républicaine : « Si tu as le bac, c’est que tu as les moyens de poursuivre dans le supérieur ». La réalité va être dure à avaler. Bien sûr, la conséquence est l’explosion de la demande de ces jeunes qui revendiquent, et c’est bien normal, la place qu’on leur a promise en post bac. Résultat : l’enseignement supérieur croule littéralement sous le nombre d’étudiants, dont la baisse et l’hétérogénéité des niveaux rendent presque impossible, pour une majorité d’universités publiques, de maintenir leur excellence académique. Sauf pour quelques programmes ayant anticipé et mis en place une entrée sélective depuis une dizaine d’années. Le délabrement du système éducatif fait les choux gras des structures privées d’enseignement supérieur. Pour ces établissements, l’enjeu n’est plus l’égalité des chances, mais les meilleures places dans les classements nationaux et internationaux. La sélection n’est pas une option mais un principe élémentaire. Alors bien sûr, avec ces premiers éléments de contexte on est loin de l’idéal d’égalité des chances promu officiellement par les politiques…
Enfin, le troisième élément de contexte lie en réalité les deux précédents, je l’ai évoqué à l’instant. Il s’agit de la gigantesque dévaluation du baccalauréat, qui est le funeste aboutissement de décisions de politiques éducatives électoralistes, naïves, et disons-le sans détour, idiotes et cyniques. Elles sont directement responsables de tous les écueils qui accablent notre système éducatif : baisse dramatique du niveau en français, orthographe, expression écrite et orale ; mais aussi en sciences et en mathématiques tout particulièrement. Ajoutons à cela un système de notation dicté par la psychologie positive, le sacre d’une bienveillance abêtissante et un intérêt politique à cacher le désastre. Un laxisme généralisé et institutionnalisé, de telle sorte que les enseignants sont empêchés de mettre la note qui correspond au niveau réel de l’élève. Des réformes successives sans concertation, des contenus enseignés par des professeurs avant même l’existence d’un CAPES (certificat d’aptitude au professorat du second degré) ou d’une agrégation, des programmes hors sol, mis sur pied à la va-vite, etc. Tout cela mène à un examen que tout le monde réussit, mais qui n’a plus suffisamment de valeur pour être fiable, au regard des critères d’admissibilité dans les formations supérieures.
Quelles sont les difficultés que rencontrent les établissements d’enseignement supérieur ?
Ces trois éléments conjugués font que le système, qui devait faciliter l’orientation du jeune et la sélection pour les établissements du supérieur en apportant de la transparence et de l’équité de traitement, aboutit pour une part importante de jeunes à exactement le contraire. La discrimination positive a pour conséquence de favoriser l’accès à des bacheliers issus de milieux défavorisés socialement n’ayant pas le niveau attendu, mais dont les établissements ont ajusté leur notation à la hausse pour accroître les chances de leurs élèves. Cette préférence au statut social de l’élève se fait au détriment des élèves des classes moyennes qui ne sont pas dans les établissements d’élite, qui conservent leur bon placement dans les formations supérieures, et qui n’ont pas non plus le « passe-droit » de leurs camarades de zones d’éducation prioritaire et d’ISC faible. En réalité, au-delà de l’algorithme Parcoursup qui fixe des contraintes de % d’étudiants boursiers, de zone géographique, etc… les établissements du supérieur ont développé leur propre algorithme dont les critères ne sont pas officiels. Ce système de sélection « maison », personne ne le connaît véritablement, que ce soit l’Éducation nationale, les parents ou les élèves. Certaines formations jouent franc-jeu et annoncent les critères importants pour eux, afin de ne pas donner de faux espoirs aux jeunes, mais ce n’est clairement pas la majorité. On pense par exemple à deux formations en médecine, identiques en termes de diplôme, de deux académies différentes, où l’une s’attache à la note de mathématiques, et l’autre à celle de physique. On est loin de l’objectif annoncé au moment de la réforme, de s’intéresser à l’élève au-delà des notes !
Mais surtout, ce qui compte vraiment, ce que l’établissement du supérieur va retenir, n’est pas tant les notes de l’élève, que son classement dans la classe sur quelques matières données. Ainsi, certaines formations élitistes vont faire remonter les 3 premiers de classe en mathématiques, privilégier ceux venant de lycées dont le taux de mentions « très bien » l’année précédente est supérieur à un certain taux. Elles vont pouvoir faire remonter aussi les dossiers des néo bacheliers, désavantageant les jeunes qui ont fait une année de césure ou qui ont choisi de se réorienter. Certaines classes préparatoires vont jusqu’à privilégier les élèves ayant une ou plusieurs années d’avance. Ce type de fonctionnement est assez pervers, car il a pour effet de mettre en avant la position dans le classement d’élèves appartenant à des classes de niveaux hétérogènes, de telle sorte qu’un élève classé 5e dans une classe d’élite d’un excellent lycée public, se verra prendre la place par un élève classé second, dans le même établissement ou dans un autre, mais dans une classe concentrant moins d’élèves de haut niveau dans la matière étudiée. D’excellents élèves méritants se voient ainsi refusés en classes préparatoires, alors qu’un camarade de niveau plus faible, mais mieux positionné dans son groupe classe, aura une place. Finalement, cette obsession de transparence a généré un système encore plus opaque.
Concernant la lettre de motivation, c’est un secret de polichinelle, mais dans la majeure partie des situations, elles ne sont pas lues. Faute de temps, de moyens humains, ou tout simplement parce que l’établissement d’enseignement supérieur a tant de demandes, que la sélection par son algorithme interne va générer suffisamment d’excellents élèves sélectionnés par les notes, que l’analyse fine de chaque dossier n’a pas de sens pour eux. Ils la regarderont sur certains dossiers litigieux, mais pour les formations très demandées, il faut être honnête, c’est très rare. Heureusement certaines formations, moins demandées ou vigilantes à identifier la motivation véritable du jeune, et le sens de la formation dans son projet professionnel, font l’effort d’étudier la lettre de motivation (certains bachelors spécialisés, des écoles post-bac de commerce ou d’ingénieurs, des écoles d’art, de sciences humaines, …).
Cela engendre-t-il une hiérarchisation des formations ?
Oui et on peut ainsi distinguer trois catégories d’établissements, en fonction du niveau de notoriété de leurs formations et du volume des demandes :
- les plus prestigieux n’ont pas de difficultés et « font leur marché » pour capter les meilleurs élèves, les plus capables de s’adapter à leurs principes académiques. Ils ont juste à concilier cette sélection d’excellence avec une obligation d’un pourcentage de recrutement par critère social.
- d’autres établissements forment une sorte de ventre mou, beaucoup de demandes mais dans des proportions honorables. Ils ont leur propre système de sélection, et une partie d’entre eux va coupler avec une analyse des profils des élèves. Ce sont ceux qui dévoient le moins le système.
- enfin, il existe des établissements, qui, pour le dire crûment, récupèrent ceux qui n’ont pas été pris ailleurs. Pour eux, le plus difficile est la remise à niveau, car les lacunes dans les apprentissages fondamentaux sont si élevées et tellement hétérogènes, qu’il est indispensable de remettre le jeune sur les rails de l’apprentissage, avant d’engager un enseignement à visée professionnalisante.
Quoi qu’il en soit, rappelons et insistons sur le fait que les élèves et leurs familles doivent réfléchir à leur orientation assez tôt dès la seconde, et se rendre sur les salons de l’étudiant pour connaître les différentes formations, puis lors de leurs années de première et de terminale, faire les portes ouvertes des établissements qui les intéressent.
Quelles sont les difficultés principales pour les usagers ?
Parcoursup n’a fait qu’ajouter de la confusion là où on était en droit d’attendre plus de facilité et de transparence. Parents, élèves et établissements d’enseignement supérieur font face à de nombreux problèmes :
– se repérer dans l’offre de formation. Parcoursup n’a pas rendu plus clair et plus limpide le système de l’enseignement supérieur qui est devenu un mastodonte du fait de la massification de bacheliers à intégrer.
– comment constituer un dossier solide, quand le mode de sélection est si opaque ? Les notes et le classement ne garantissent rien. La lettre de motivation est souvent inutile. La discrimination positive se fait au détriment des enfants de la classe moyenne. Par exemple, pour les classes préparatoires, les places en internat sont réservées en priorité aux élèves boursiers. Conséquence, si l’élève non boursier ne double pas chacune de ses demandes, une demande avec internat et l’autre sans internat, il est très probable qu’il n’ait aucune proposition en internat, comme en externat. En effet, les deux demandes sont étudiées isolément. Puisque ses chances sont presque nulles avec internat, il doit tenter sa chance avec les candidats à l’externat.
– Du côté des établissements du supérieur, ils cherchent à contourner ce marasme et s’orientent vers des solutions alternatives, pour disposer d’une évaluation la plus objective possible du niveau véritable de leurs futurs étudiants. C’est pour cela que l’on voit se développer de plus en plus de tests et de certifications de niveau par des organismes privés. Bien connus pour les langues étrangères (Cambridge, Toeic…) on voit se développer ces certifications en français (projet Voltaire), en mathématiques (TeSciA), et il est fort à présager que cela va s’accentuer, pour pallier l’inconséquence du niveau du baccalauréat.
– D’un point de vue général on constate que les jeunes sont mis sous pression dès la mi-collège à partir de la 4e. Une pression insensée pour conserver l’option math, puis ensuite tout le lycée avec l’obsession des notes, des commentaires favorables et des choix stratégiques pour leur vie future. La pression qui pèse sur les jeunes en premier lieu, rappelons que cela commence alors qu’ils ont à peine 14 ans ! Mais aussi la pression des parents, et celle qui pèse sur les professeurs est absolument contre-productive. Il faudrait remettre de la raison dans tout cela et laisser les élèves apprendre dans des conditions sereines. Tout le monde y gagnerait.
Quel bilan faites-vous du dispositif Parcoursup ?
Premièrement, il ne permet pas aux élèves de trouver la formation dans laquelle ils peuvent s’épanouir.
Deuxièmement, il ne permet pas aux établissements supérieurs de choisir leurs élèves mieux que dans le système antérieur.
Troisièmement, il augmente les inégalités entre les élèves, réduit l’accès de certains à des formations exigeantes, et fait usage de critères de sélection plus que discutables.
Pour finir, il fait passer un enjeu politique et idéologique (discrimination positive, orientations économiques, intérêts contradictoires) qui l’empêche d’atteindre l’objectif éducatif qu’il s’était fixé.
C’est donc manifestement un échec pour tous : élèves, parents, professeurs, établissements supérieurs. Une machine à gaz, dont tout le monde souhaite s’extirper, et qui oriente notre système éducatif vers une organisation ultra-sélective, par l’argent, et par conséquent totalement opposée au prétendu objectif d’égalité qu’il s’était fixé. Pour cela, il faudrait rétablir les prérogatives propres à l’éducation, indépendamment du politique, par la sacralisation de l’école, qui redonne sens aux savoirs fondamentaux, valeur au baccalauréat, et légitimité à la sélection des formations supérieures.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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