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Jean-Eric Schoettl : « Que s’est-il passé pour nous faire sonner le tocsin, alors qu’apparaît un espoir de paix ? »

mars 11, 2025 17:44, Last Updated: mars 12, 2025 9:30
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ENTRETIEN – L’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, Jean-Eric Schoettl, répond aux questions d’Epoch Times sur la manière dont l’administration Trump entend mettre fin à la guerre en Ukraine, les intentions de Vladimir Poutine et le partage de la dissuasion nucléaire française. Il revient également sur le réarmement de l’Europe.

(Crédit photo : Jean-Eric Schoettl)

Epoch Times : Jean-Eric Schoettl, comment analysez-vous la politique ukrainienne de Donald Trump ? La semaine dernière, il estimait qu’il était « plus facile » de traiter avec la Russie qu’avec l’Ukraine.

Jean-Eric Schoettl : Les intentions de Trump me paraissent assez claires : arrêter la guerre sans lésiner sur le prix, surtout si la facture est payée par d’autres ; fonder la paix sur le business.

Le plan de paix mis en avant par Washington, si dérangeant que soit le contraste qu’il offre avec l’héroïsme ukrainien, vise à arrêter le massacre. Pourquoi Trump a-t-il tempêté contre Zelensky le 28 février ? Pourquoi lui a-t-il tordu le bras – en suspendant les livraisons d’armes – jusqu’à lui arracher un consentement public trois jours plus tard ? Est-ce parce que la situation de l’Ukraine lui est indifférente ? Non. C’est au contraire parce que l’obtention de la paix en Ukraine est, pour lui, un enjeu crucial.

Un enjeu sur lequel il s’est engagé au cours de sa campagne électorale et sur lequel il joue son prestige, à l’intérieur comme à l’extérieur des États-Unis. C’est en raison de cet état d’esprit que la posture churchillienne dans laquelle s’est drapé leur interlocuteur ukrainien le 28 février – attitude à laquelle ni Trump, ni Vance ne s’attendaient – a provoqué chez eux frustration et irritation. Ils ont donné libre cours à celle-ci dans leur style brutal, qui n’a évidemment rien à voir avec les convenances diplomatiques de la vieille Europe.

Trump et Vance sont sincèrement persuadés que leur plan peut apporter la paix, et même une paix durable. Ne comporte-t-il pas, pour chacun des belligérants, des garanties dont le président et le vice-président des États-Unis pensent qu’elles lui sont essentielles ? Quelles garanties ?

À la Russie, que l’Ukraine n’entrera pas dans l’OTAN (la menace de cette adhésion a en effet pesé lourdement dans la décision d’envahir l’Ukraine) et que les provinces prorusses (Donbass et Crimée) lui resteront acquises ; à l’Ukraine, que l’exploitation de ses terres rares par des entreprises américaines, conçue comme un « business gagnant gagnant », lui procurera les ressources nécessaires à sa reconstruction et fera résider sur son sol un nombreux personnel américain dont la présence devrait dissuader la Russie d’une nouvelle offensive.

Garanties illusoires ? L’imprévisibilité poutinienne les rend bien sûr aléatoires. Mais elles comportent des chances de succès supérieures à celles d’une fuite en avant conduisant à la victoire finale de la Russie.

Aujourd’hui, l’Europe ne peut plus compter sur les États-Unis pour assurer sa défense ?

Sur le plan strictement technique, une défense européenne indépendante des États-Unis, qu’elle soit commune ou coordonnée, imposerait de remplacer non seulement une grande partie des armements des pays-membres de l’Union, aujourd’hui fabriquée outre-Atlantique, mais encore toute l’ossature européenne de l’OTAN, qui est aujourd’hui américaine (commandement, aviation, logistique, télécommunications, renseignement…). En bonne logique autonomique, il faudra instaurer une stricte préférence européenne pour l’acquisition des matériels. Les États membres sont loin d’être tous d’accord. La transition sera ardue et prendra des années…

La Russie a intensifié ses frappes ces derniers jours sur le territoire ukrainien. Vladimir Poutine a-t-il réellement l’intention d’arrêter la guerre et de participer à des négociations de paix ?

La question qui domine en effet toutes les autres est celle des intentions de Poutine. Veut-il négocier et sur quelles bases ? Ce qui renvoie à une question encore plus fondamentale : quels étaient (et que sont devenus) ses buts de guerre ? Se contentera-il de la Crimée, du Donbass et de la neutralité de l’Ukraine ? Et quelle est son autonomie par rapport à ses ultras ?

Autre question angoissante : que signifient les récentes frappes russes en Ukraine ? Que la Russie veut la victoire totale ou qu’elle cherche à améliorer en sa faveur le rapport de force dans la perspective de la négociation ? Nous n’en savons rien.

Quant aux Ukrainiens, la question est celle du combat que se livrent, en eux-mêmes, le désir de revivre, quitte à assumer réalistement une demie défaite, et la passion patriotique. C’est toujours pareil : pour négocier il faut être deux et que chacun y trouve son compte.

« Qui peut donc croire dans ce contexte que la Russie d’aujourd’hui s’arrêtera à l’Ukraine ? La Russie est devenue pour les années à venir une menace pour la France et pour l’Europe », déclarait le 5 mars, lors d’une allocution, le président de la République. Comment évaluez-vous aujourd’hui la menace russe ?

Le plan de paix américain inciterait-il la Russie, forte d’une demi-victoire, à attaquer ailleurs, comme il nous est asséné sur l’air de l’évidence ? Plutôt moins qu’un soutien inconditionnel de l’Europe à l’Ukraine débouchant in fine sur une victoire russe totale. Pense-t-on d’ailleurs que, si le plan de paix américain prospère, une Russie déjà harassée par une guerre incomplètement gagnée se lancera à l’assaut de pays beaucoup moins étroitement liés à son identité que l’Ukraine ? Et aussi combatifs et bien armés que la Pologne, les pays baltes, la Finlande ou la Suède ? Chat échaudé…

La Russie nous menace-t-elle « directement » comme le disent nos dirigeants ? Notons en passant le côté paradoxal de ce coup de tocsin : c’est trois ans après l’invasion de l’Ukraine et alors qu’une paix se profile que nos dirigeants, Emmanuel Macron en tête, choisissent d’appeler à la mobilisation. L’esclandre du Bureau ovale expliquerait-il à lui seul cette subite dramatisation ? Si la Russie nous menace, ce n’est pas à court terme. Pour que les chars russes franchissent la ligne bleue des Vosges, il faudrait qu’ils aient traversé la Pologne. Or celle-ci serait un trop gros morceau à avaler pour une Russie qui n’a conquis en trois ans que le cinquième du territoire ukrainien et en sort épuisée. Sans compter que le fameux article 5 du traité de l’Atlantique Nord oblige encore ses signataires, dont les États-Unis, à se porter à la rescousse de ses membres agressés. De quoi faire réfléchir la Russie.

À long terme, la Russie nous restera-t-elle hostile, comme le présupposent nos dirigeants ? Cela ne va heureusement pas de soi. Une paix en Ukraine, même insatisfaisante, peut faire retomber les tensions et saper les bases belliqueuses du pouvoir poutinien. Celui-ci n’est pas plus éternel que le fut le régime communiste. Pour l’Europe, les périls géopolitiques des décennies à venir n’émanent-ils pas du Sud plutôt que de l’Est ? À long terme, n’y a-t-il pas plus à craindre de l’islamisme que de l’impérialisme russe ? Pour rester utile, notre effort de réarmement devrait donc être pensé comme réorientable dans cette direction, la plus vraisemblable sur le plan civilisationnel.

L’hypothèse d’une Russie durablement hostile ne peut cependant être écartée. Le réarmement européen servirait alors le dessein de nos actuels dirigeants en reproduisant l’équilibre de la terreur de la guerre froide. Mais il pourrait aussi nourrir la paranoïa russe au point de la pousser à la guerre avant de voir disparaître sa supériorité militaire. Le tocsin sonné en mars 2025 aurait alors été auto-réalisateur.

Le chef de l’État a également déclaré « ouvrir le débat stratégique sur la protection par notre dissuasion [nucléaire] de nos alliés du continent européen ». Quel regard portez-vous sur le possible partage de notre dissuasion ?

Que signifie « partager le parapluie nucléaire français » ? Nous protéger par des ogives implantées à l’étranger ou (et ?) protéger les pays dans lesquels ces ogives sont installées ? Si un pays paie pour les ogives que nous installons chez lui, qu’attendra-t-il de nous en contrepartie ? Réciproquement, allons-nous abriter l’Allemagne sous notre parapluie nucléaire, sans exiger des dirigeants allemands qu’ils ne contrecarrent plus notre nucléaire civil dans le cadre de l’Union ?

Mais de telles clauses contractuelles sont-elles compatibles avec le caractère souverain de la décision d’emploi de l’arme nucléaire, dont le maintien est réaffirmé par Emmanuel Macron ? Plus fondamentalement, le Chef d’un État qui, comme la France (à la différence des États-Unis), a aboli l’exécution capitale, même pour les criminels les plus odieux, vitrifiera-t-il la population moscovite parce que les chars russes entrent en Lettonie ? Nos ennemis, qui nous connaissent, savent que non. Outre que la souveraineté ne se partage pas, quelle serait la crédibilité d’une couverture nucléaire ainsi « partagée » ?

« L’Europe devrait contribuer au plan de paix américain plutôt que de le contrarier par susceptibilité », avez-vous récemment écrit dans Le Figaro. A-t-elle intérêt à suivre les États-Unis ? N’y a-t-il pas un risque d’effacement derrière Washington ?

L’Europe devrait se demander comment elle peut aider à donner ses chances à la paix, fût-elle imparfaite, plutôt que de jeter de l’huile sur le feu par des postures martiales, à la fois dangereuses et peu crédibles.

Ces postures sont étranges car on ne découvre aujourd’hui ni l’agressivité russe, ni la volonté de désengagement américain (déjà claire sous les présidences précédentes, claironnée par Trump lors de sa campagne électorale de 2024 et approuvée par une majorité importante d’Américains). Que s’est-il passé de si nouveau pour nous faire sonner le tocsin, alors même qu’apparaît un espoir de paix ? On n’ose penser que l’esclandre dans le Bureau ovale, le 28 février, soit le déclencheur du branle-bas de combat qui saisit les capitales européennes et les organes de l’Union.

Si révélateur qu’il soit de la brutalité trumpienne, cet échange musclé, qui n’aurait pas dû être public, n’est qu’un épiphénomène. L’émotion est légitime, mais ne devrait nous conduire ni à rompre une alliance séculaire avec les États-Unis, ni à faire de la Russie tout à la fois une menace directe et un ennemi atavique. Ni Poutine, ni Trump n’étant éternels, les années qui viennent rebattront les cartes et nous aurons à affronter d’autres ennemis, déjà déclarés, comme le djihadisme.

Notre position quant aux perspectives de paix et au soutien militaire à l’Ukraine est, au mieux, équivoque : s’agit-il de mettre celle-ci en bonne position dans les négociations en vue d’un cessez le feu (ce qui serait légitime) ou de continuer la guerre (ce qui serait œuvrer contre la paix et provoquer in fine une victoire russe) ? La réponse varie selon les prises de parole successives d’Emmanuel Macron, mais la tonalité générale reste théâtralement martiale.

Précipitation et gesticulation marquent le branle-bas diplomatique en cours, mené par la France. « Diplomatie spectacle », dénonce Charles Million, que le Chef de l’État pratiquerait en vue de se remettre en selle. Souhaitant éviter la « polarisation très dangereuse » de ce débat, David Lisnard fustige, pour sa part, une « espèce d’hystérisation dramatique alimentée par le président de la République, qui voudrait faire croire qu’il y a un risque existentiel sur la France par la Russie », alors qu’il n’y a pas de « risque existentiel ».

Le réarmement de la France et de l’Europe est nécessaire à long terme compte tenu de la montée des périls et du désengagement américain. Mais il faut bien mesurer ses difficultés. Il pose tout d’abord des problèmes de financement et de capacité de production redoutables pour des nations endettées et désindustrialisées comme la France.

Les investissements militaires auront beau être préfinancés par des emprunts européens, ils auront beau être déduits des dépenses plafonnées à 3 % du PIB par le pacte européen de stabilité budgétaire, ils devront être tôt ou tard couverts par les États. S’y ajouteront les frais de fonctionnement d’un appareil militaire accru. Quels impôts faudra-t-il lever à cet effet ? Quelles dépenses, notamment sociales, faudra-t-il réduire pour absorber ce surcoût sans accabler le contribuable ? Et si l’argent est là, l’industrie suivra-t-elle ?

Un effort important est difficilement compatible avec les défaillances de notre économie, l’insuffisance de notre taux d’activité, les carences de notre État, le déséquilibre de nos finances, la crise de nos services publics, nos divisions politico-sociales et la perte de confiance dont pâtissent désormais nos dirigeants. Des pouvoirs publics qui ont eu tant de peine à augmenter de deux ans l’âge de la retraite – et en ont encore tant à éviter l’abrogation de cette modeste réforme – sont-ils en mesure d’imposer à la population le coup de collier qu’implique le doublement des dépenses militaires ? L’équation budgétaire est quasi insoluble : c’est le choix entre l’explosion de la dette (conduisant à une crise financière grave) ou une réduction drastique des dépenses sociales mettant la France dans la rue. Appartient au monde de l’infaisable le vœu de François Bayrou de prioriser l’investissement militaire sans augmenter la pression fiscale, ni rien abandonner de notre modèle social.

Le réarmement exigerait de régler toute une série de problèmes préalables aussi colossaux que ceux posés par le réarmement lui-même. Il en est de même de l‘Union européenne : en raison de ses normes incapacitantes (CSRD, devoir de vigilance, Green deal…) comme du poids des charges sociales et fiscales pesant sur ses entreprises (spécialement en France), l’Europe offre un cadre moins favorable aux affaires que l’Amérique, ce qui a des conséquences négatives sur sa croissance potentielle (de 1 à 1,5 % contre 2,5 % pour l’Amérique) et donc sur sa capacité à financer un programme de réarmement ambitieux. D’où aussi notre décrochage technologique : l’Europe s’enorgueillit de son Règlement général sur la protection des données (RGPD) et de son Digital market Act (DMA), cathédrales réglementaires, mais où sont ses GAFAM ?

Le réarmement implique également un plan à long terme de recrutement et de formation des personnels. La ressource humaine sera-t-elle au rendez-vous ? Voilà qui suppose intacts l’esprit de défense et le sens patriotique du sacrifice. C’est loin d’être évident dans des sociétés devenues aussi individualistes, matérialistes et fracturées que les nôtres. Comme m’indiquent les sondages, les Français ne veulent pas voir leur pays entrer en guerre pour des causes qui leur paraissent distantes. Ils veulent moins encore risquer la vie de leurs enfants sur des fronts lointains. On peut s’en désoler mais c’est ainsi. L’invocation du mot « patrie » par Emmanuel Macron (inédit dans sa bouche) n’y changera rien.

Le réarmement de l’Europe devrait en outre induire, dans tous nos pays, un affermissement général des politiques régaliennes, car comment se réarmer contre les périls extérieurs si, comme aujourd’hui, une conception abusive de l’État de droit désarme les États face aux désordres internes ? Comment par exemple la France peut-elle prétendre intimider la Russie si elle se laisse intimider par le président Tebboune et les réactions supposées de la diaspora algérienne ?

Le réarmement européen soulève enfin des questions doctrinales ardues, non résolues à ce jour, en dépit des déclarations incantatoires des uns et des autres.

Ainsi : ce réarmement doit-il être national ou fédéral ? Une défense européenne autonome et intégrée impliquerait une révision des traités car, en matière de défense, les compétences nationales ne sont aujourd’hui ni transférées, ni partagées. Elle obligerait à unifier des modèles de commandement, des traditions militaires et des règles d’intervention dont l’hétérogénéité reflète aujourd’hui la diversité de nos cultures et de nos langues. Va-t-on charger de cette unification un organe technocratique de l’Union ? C’est ne pas voir que la défense est, par essence, une affaire nationale.

Une défense intégrée soulève surtout un problème majeur de psychologie collective : mourir pour l’Europe, qui n’est pas un peuple, serait encore plus difficile que mourir pour une nation qui, après un demi-siècle de mondialisation, ne l’est plus tout-à-fait.

Dans l’immédiat, la sagesse est, pour l’Europe, de contribuer au plan de paix, plutôt que d’en contrarier la mise au point par susceptibilité ou d’en prendre le contrepied au nom des grands principes. Au moment où l’Ukraine se rallie, faute de meilleure option viable, au plan de paix américain, allons-nous, nous qui sommes à distance confortable du front, nous montrer plus combatifs que les Ukrainiens ?

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